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Économie urbaine
> Europe, Ville et Nature. Entretien (http://lipietz.net/?article364)
votre référence : [2000h] Europe, Ville et Nature. Entretien, Urbanisme n°314 Sept.-Oct. 2000. (art. 364).| 1er septembre 2000 Urbanisme Europe, Ville et Nature. Entretien Entretien avec Alain Lipietz
Mais, alors que les villes moyen-orientales étaient surtout celles des rois, des seigneurs et des prêtres, les villes européennes furent de plus conçues comme des lieux de concentration de marchands. Et c’est là leur grande invention. Ainsi peut-on admirer les merveilles que sont, en Italie et en Flandres, des villes telles que Florence, Gênes, Anvers, Amsterdam. Elles rassemblaient à la fois de grandes démonstrations de puissance royale et religieuse, et des bâtiments publics bourgeois, des marchés et lieux d’activités diverses, dont une importante production artistique. Et la rue - pas seulement la place -, avec ses boutiques, est demeurée jusqu’à nos jours un lieu de discussions, d’échanges de toute sorte, ce qui est une grande spécificité européenne - même si les supermarchés ont entamé cette tradition ! Il faut aussi noter qu’une des grandes différences entre les villes d’Europe et certaines cités commerçantes d’Asie est leur mode de construction : l’Europe a connu la civilisation de la pierre, ce qui a permis aux villes médiévales ou renaissantes de parvenir jusqu’à nous - ce qui n’est pas le cas des cités d’Asie. Qu’est-ce qui caractérise la ville européenne contemporaine ? A.L. : Son allergie à sa banlieue. Historiquement, le centre était le lieu où l’on se retrouvait pour les activités religieuses, pour entendre les appels royaux, pour s’approvisionner, mais aussi pour faire la révolution, là ou se passaient vraiment les choses. Et cette idée s’est reconduite jusqu’à nos jours : la banlieue est toujours le lieu des bannis, des prolétaires ou des paysans qui arrivent en ville. Ce qui s’oppose au modèle américain ou tiers-mondiste, où la centralité se voit abandonnée aux plus pauvres et où les nantis s’installent en périphérie pour y trouver le plaisir de plus vastes espaces. Ce phénomène est peu répandu en Europe, où certains aspirent certes à posséder une maison avec un jardin pour élever leurs enfants, mais souhaitent réintégrer plus tard le c�ur de la ville, qui a conservé tout son prestige. Ce qui a à voir avec sa muséification ? A.L. : Oui, car sa muséification va de pair avec sa gentryfication, en même temps que la perte de convivialité de ses quartiers centraux, dont les habitants sont majoritairement " globalisés " : ils courent les marchés et les débats internationaux et ne résident qu’irrégulièrement dans leur logement. Ce qui donne des quartiers déserts, telle l’île Saint-Louis à Paris, où il ne reste plus guère d’urbanité. L’urbain se situe-t-il dans le champ de compétences d’un député européen, et quelle peut être son action sur la ville ? A.L. : Théoriquement, non, pratiquement, si. D’abord, le député européen représente une certaine vision de l’Europe ; ensuite, il est attaché à un lieu. Pour ma part, dans le cadre des accords passés sur la spécialisation au sein des écologistes, je m’occupe de la Corse, notamment de la loi Littoral. Il est évident que celle-ci est l’incorporation dans la législation française du caractère urbain méditerranéen. Elle vise à empêcher les villes de s’étendre en ruban en mangeant le front de mer, à maintenir leur forte centralité, légèrement en retrait du littoral, selon la tradition du lieu. C’est ce modèle d’urbanité que je défends, un modèle écologique où existe une coupure entre la ville et la nature, que nous essayons de conserver dans ses fonctions les plus rurales possibles. La défense de la loi Littoral est en quelque sorte mon engagement en faveur d’un modèle urbain. Il existe, un autre aspect beaucoup plus complexe de la question urbaine. Dans des contrées comme la Hollande, l’Allemagne du Sud ou l’Italie du Nord, le modèle du citadin-citoyen n’est plus le petit producteur indépendant mais le salarié, avec un revenu stable. Aussi un modèle qui défend une urbanité à l’européenne est-il fondé sur la centralité organisée, sur le caractère ordonné des rapports sociaux et sur une armature urbaine constituée de villes plutôt moyennes, articulées entre elles par des routes, mais bien séparées par des espaces verts naturels. Alors qu’en Angleterre ou en France, où la situation des salariés s’est fortement dégradée avec une prolifération de chômeurs et de précaires, on constate une "banlieurisation" - typique de l’Amérique ou des pays du tiers-monde - et l’apparition de mégalopoles. C’est là le phénomène de la ville stochastique, c’est-à-dire un immense marché du travail aléatoire qui tend à dévorer les villes et campagnes alentour. Ce modèle de mégalopole, d’agglomération de 10 millions d’habitants et plus, est cependant rarissime en Europe : les deux seuls exemples sont Londres et Paris. Et ce n’est pas un hasard si elles se trouvent dans les pays les plus "flexibles". Il ne faut pas non plus exagérer. La France connaît d’autres pôles de croissance que Paris, car la capitale a tellement grossi qu’elle devient ingérable. La métropole toulousaine, par exemple, est actuellement celle qui croît le plus vite, où les activités innovatrices et culturelles se développent, mais elle dévore également son hinterland : la France du Sud-Ouest. Alors qu’à l’opposé, l’expansion de la Bretagne se mesure dans des pôles relativement séparés - Rennes, Saint-Nazaire et Nantes -, c’est pourquoi elle présente moins l’aspect de désorganisation et d’ultralibéralisme caractérisant l’ensemble de la France. L’ensemble des réseaux - de communication, de transport, de distribution, etc. - ? s’européanise-t-il et si oui, cela a-t-il pour conséquence l’uniformisation des villes ? A.L. : Je ne le pense pas. On vient de constater que les modèles urbains sont assez différents selon le modèle social du pays. Or ce modèle social peut se caractériser par une grande flexibilité ou, au contraire, par une sorte de maintien de l’ordre social démocrate teinté d’écologie, dont Francfort est la représentation la plus avancée, avec Amsterdam. Les deux formes coexistent à l’intérieur de l’Europe. Évidemment, en tant que député européen, je me bats pour que triomphe le modèle Francfort-Amsterdam, contre celui de Paris-Londres. Se battre pour un type de société, de rapports sociaux, c’est se battre pour un type de ville, et comme il n’y a pas de convergence sociale en Europe, il n’y a pas davantage de convergence du modèle urbain. On peut donc encore cultiver des différences urbaines, qu’elles soient morphologiques, esthétiques ou de mode de vie� A. L. : Il me semble que l’urbain est le lieu par excellence où l’on peut cultiver ces différences, quand il s’agit d’un urbain non banalisé, non " banlieurisé ". N’importe quel quartier dans une mégalopole peut récupérer des fonctions de centralité à partir du moment où s’y forme un tissu social. Ce peut être un phénomène local, idiosyncrasique, bizarre, qui, par exemple, va faire mode, va susciter de nouveaux modèles. Je crois que dès l’instant où il y a urbanité, il y a diversité, à la fois au sein de la ville et entre villes. Chaque n�ud d’initiatives qui se constitue va diverger de celui des lieux voisins, même si les racines sont communes ou proches, qu’il s’agisse d’art, de forme architecturale, etc. Ce qui fait que toutes les villes d’Europe, en particulier les villes marchandes comme Sienne, Florence et Amsterdam par exemple, ont un petit air de famille, mais un style qui leur est propre. L’urbanité est donc un grand moteur diversité de styles, alors que la " banlieurisation " est un vecteur de dissolution et d’uniformisation. Ne risque-t-on, avec la création de ces microcommunautés, de tendre vers des regroupements élitistes, comme dans le cas des gated communities aux États-Unis ? A.L. : C’est plus ambivalent. Quelqu’un a dit : " L’universel, c’est le local sans les murs ", idée qui, d’ailleurs, s’est développée à partir de Hegel. C’est justement en approfondissant ce comportement spécifiquement humain qu’est le lien social résultant de la libre initiative, que l’on fait de la ville. Les réalisations issues de ce lien social ont forcément un caractère communautaire - ce qui est le contraire de l’immunitaire. Évidemment, tout a son revers. On est solidaire de son prochain, mais qui est son prochain ? S’il ne peut être qu’un membre de la communauté - cela s’appelle l’esprit de clocher. Si au contraire, il y a ouverture sur l’extérieur, le mouvement par lequel l’individu sort de son anomie et de sa passivité contribue à construire quelque chose qui peut s’étendre à toute la planète. Les deux comportements existent : soit la communauté n’est qu’un repli, soit elle est la propédeutique d’une mondialisation réussie, maîtrisée. C’est en ce sens que les villes marchandes, celles de la Ligue hanséatique, du nord de l’Italie ou des Flandres, apparaissent merveilleuses, car aussi spécifiques qu’ouvertes et tolérantes. Propos recueillis par Annie Zimmermann, le 11 juillet 2000. |
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