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par Alain Lipietz | 23 septembre 2004

Building the future on Knowledge
Regional sustainability : towards a socio-economic geography
Développement soutenable des régions, vers une géographie socio-économique

Mesdames et Messieurs,

Je tiens d’abord à remercier les organisateurs de cette conférence de l’occasion qui m’est donnée d’aborder à nouveau les questions de développement régional.

J’y ai beaucoup travaillé, quand j’étais chercheur. Avec tout un courant de géographes, de spécialistes de développement, de fonctionnaires régionaux, nous avions développé, il y a quelques années,ce que nous avions appelé une « géographie socio-économique ». Nous tentions de rendre compte de ce paradoxe : dans l’Union européenne, ou même à l’intérieur de certains pays particuliers de l’Union européenne, on voyait des régions se développer, atteindre le plein-emploi - le vrai plein-emploi, avec 2% de chômage et un très haut niveau d’activité féminin - alors que les régions voisines, obéissant aux mêmes lois nationales, soumises au même budget national, obéissant aux mêmes directives européennes, pouvaient connaître un taux de chômage beaucoup plus important. Donc, même dans une économie extrêmement intégrée au niveau national , voire au niveau du continent, l’autonomie de la région persistait : il y avait des régions qui gagnaient, il y avait des régions qui ne réussissaient pas, des régions qui perdaient.

A l’époque, nous avions publié un recueil d’articles :« Les régions qui gagnent », titre un peu publicitaire. Une dizaine d’années plus tard, le même courant de chercheurs avait (toujours sous ma direction et celle du géographe Georges Benko) publié un nouveau livre intitulé « La richesse des régions », dans lequel nous essayions d’expliquer, de façon beaucoup plus approfondie, pourquoi des régions réussissaient alors que d’autres ne réussissaient pas.

On s’était aperçu entre temps que ce phénomène, détecté d’abord à l’intérieur de l’Union Européenne, était extrêmement général. On le rencontrait dans le tiers monde, on le rencontrait dans d’anciennes régions rurales, dans d’anciennes régions industrielles.. Et les succès des ces régions présentaient toujours des points communs, notamment la capacité des différents acteurs à co-opérer.

Tant dans les exposés que nous venons d’entendre, que dans la présentation qui va vous être faite, il convient de relever les « Blueprints », les recettes, les bonnes pratiques qui permettent de devenir une « région qui gagne ». Je me concentrerai sur une réflexion un peu en amont, sur les mécanismes qui permettent à une région de gagner et sur l’état d’esprit qui permet de mettre en œuvre ces mécanismes. Comme l’a dit fort bien mon prédécesseur M. Georgi, citant Goethe, « il ne suffit pas de savoir, il faut savoir faire ». L’essentiel est bien là, et j’ajouterai que pour savoir faire, il faut avoir envie de faire, et il faut avoir l’état d’esprit qui permet de faire ! C’est le principal du message que je voudrais vous transmettre.

Tout d’abord, que signifie « gagner » ? Gagner a, aujourd’hui, un sens extrêmement précis, non seulement pour les Européens mais pour les Terriens. L’Europe a repris la définition de l’O.N.U. quant à l’ambition qu’il faut se fixer, nous autres Terriens : ce qu’on appelle le « développement soutenable ». Rappelons la définition onusienne du développement soutenable (laquelle a d’ailleurs été inventée en Norvège, et a été adoptée en 1992, au sommet de la planète à Rio). « Un modèle de développement soutenable est un modèle de développement qui satisfait les besoins de la génération présente, en commençant par ceux des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs ». Voyez bien les deux dimensions de la soutenabilité. Il y a la dimension présente, synchronique : aujourd’hui, tout le monde, à commencer par les plus démunis, doit pouvoir profiter des bienfaits de la vie en société. Et il y a la dimension temporelle, le rapport entre le présent et le futur, la dimension diachronique, c’est-à-dire qu’il ne faut pas que notre façon de satisfaire les besoins de notre génération compromette la capacité des générations futures à satisfaire les leurs. Le chaînon qui pourrait devenir manquant entre les générations étant évidemment l’environnement, le stock de richesses naturelles et de cadres bâtis que nous léguons aux générations futures.

Le développement soutenable, voilà l’objectif. Cet objectif est déjà dans l’art.2 du traité de l’Union Européenne et il sera mieux précisé dans la Constitution (si elle est adoptée) dans l’art.3. D’ores et déjà, de grandes conférences des chefs d’état et de gouvernement, à Lisbonne et à Göteborg, ont intégré l’objectif de développement soutenable dans la définition des objectifs de l’Union. Et, entrant dans le détail, ils ont affirmé qu’en se basant sur la connaissance, on pourrait faire de l’Europe la zone la plus compétitive du monde.

Peut-être arrivons-nous aujourd’hui à un« divide » , une bifurcation, dans l’histoire humaine , un moment où l’Europe est entrain de choisir une des deux branches possibles. Un livre célèbre, de MM. Piore et Sabel, contemporain de La richesse des régions et de Les régions qui gagnent s’intitule The second industrial divide (La deuxième grande bifurcation), et analyse comment on a fait face à la crise qui s’est développée dans le monde développé au tournant des années 70-80. En gros, il y a eu deux grandes tendances. Soit la recherche de compétitivité par une beaucoup plus grande flexibilité de la main d’œuvre, par un abaissement des coûts du travail, par une diminution du niveau de protection de l’Etat-providence. Soit au contraire une recherche de compétitivité par l’ augmentation de la productivité des travailleurs, et même de la productivité territoriale, avec au contraire, ainsi que les économistes l’ont montré,un plus grand investissement dans le capital humain, plus de dépenses en matière de services publics, d’éducation, de recherche, et une plus grande stabilité de la main d’œuvre, lui permettant d’accéder à la formation tout au long de la vie.

Cette stabilité ne signifie pas stabilité entreprise par entreprise, ni même stabilité industrie par industrie, mais , pour cette main d’œuvre, avoir les moyens et le temps de se former en permanence, et pouvoir ainsi passer une vie régulière en alternance travail – formation, sans que ne soit jamais remis en question le droit à un revenu.

Il est assez évident (et on peut le montrer empiriquement et le justifier théoriquement) que seule la seconde branche permet (mais permet seulement) un développement soutenable.

La recherche de compétitivité par le choix de la deuxième branche, c’est un objectif qui n’est pas adopté partout. Cet objectif, cette stratégie, n’est adopté que dans certaines branches et dans certaines régions d’Europe. Ce qui nous a frappés, c’est que ces régions d’Europe étaient celles qui « gagnaient ». Les régions où on arrivait à un bon accord capital – travail étaient en même temps les régions où on arrivait à un bon accord entre grandes entreprises et sous-traitants.Et en regardant plus loin, dans ces régions, on arrivait aussi à un bon accord entre administration locale et communauté socio-économique et on arrivait également à un bon accord entre la communauté socio-économique et le monde de l’enseignement et de la formation.

Typiquement en Europe, ce sont les régions de l’arc alpin, c’est-à-dire le nord de l’Italie, le sud de l’Allemagne, la Scandinavie, par opposition aux régions qui avaient choisi l’autre branche de l’« industrial divide  », celles qui avait choisi la flexibilité, l’abaissement du coût du travail avec sa contrepartie, le manque de « loyauté » entre entreprise et personnel. Loyauté signifiant, au sens de Hirschman, le fait de passer un accord à long terme : « je te garantis un revenu de long terme et toi tu accumules du savoir-faire pour pouvoir mieux travailler au service de l’économie, de la firme, de la branche, ou de la région, ou de l’Europe ».

Le choix de Lisbonne signifie que collectivement l’Union Européenne choisirait cette seconde branche de l’alternative, c’est-à-dire une compétitivité fondée non pas sur les bas salaires, la flexibilité extrême du travail, les comportements opportunistes vis-à-vis des sous-traitants etc. mais au contraire le savoir, l’accumulation de capital humain, etc..

C’est un choix difficile, c’est un choix exigeant, c’est un choix qui a du mal à se mettre en œuvre et je voudrais, pour introduire la suite de nos travaux, préciser en quoi les régions sont concernées. Les régions sont concernées, on le sait empiriquement parce qu’il y a des régions qui gagnent, des régions qui y arrivent et d’autres régions qui n’y arrivent pas, pour le moment. Nous espérons qu’un jour, toutes les régions y arriveront. Mais le fait est qu’à l’intérieur de pays assez centralisés (je ne parle même pas de pays très fédéralisés comme la République Fédérale), mais dans un pays très centralisé comme la France, il y a de fortes divergences interrégionales sur la capacité de mettre en œuvre une telle stratégie. Pourquoi ?

On parle de globalisation : le capital, le savoir, tout cela circulerait en un instant à travers le monde… Ce n’est pas vrai du tout.

L’enracinement, « embeddedness » comme disent les géographes socio-économiques, le fait que le savoir-faire, le capital humain, les dispositifs matériels en termes de recherche et développement sont fixes. Ils sont fixes, peut-être pas pour toujours, mais ils sont fixes pendant au moins cinq ou dix ans, et tout cela joue énormément dans la différence interrégionale. On ne transpose pas instantanément d’une région à l’autre, ce n’est pas vrai. On ne crée pas d’un instant à l’autre un savoir scientifique dans une région, ce n’est pas vrai. Ca se construit, ça se construit longuement, ça se construit patiemment, et, ça ne concerne pas que le secteur exportateur.

Ce point est extrêmement important. Essayez de calculer quelle est la part du travail humain consommé par vous-même dans votre vie qui a été produit dans un rayon de 20km autour de votre domicile. Vous diriez : « à l’époque de la globalisation, presque rien ! » Eh, bien si. 80% du travail que vous consommez a été produit dans un rayon de 20km autour de chez vous. Ce chiffre est vrai pour la France, il est vrai pour les Etats-Unis. En y réfléchissant, vous vous dites : « Oui bien sûr tout le travail domestique a été produit chez moi, tout le bâtiment et les travaux publics ont été produits localement, tous les services aux personnes ne peuvent être produits que localement etc. » Le problème, c’est que les 20% que vous achetez en dehors de votre région doivent être compensés par 20% que vous exportez depuis votre région vers le reste du monde, ou alors par des transferts budgétaires venant d’un Etat central ou du budget européen, vers les régions pauvres. Mais idéalement, on doit arriver à ce que la plupart des régions arrivent à acheter les 20% qui leur manquent avec 20% qu’elles exportent. C’est un peu ça l’idée de « réussir ». Et de réussir sans gâcher, je vous l’ai dit, la capacité des générations suivantes, dans les mêmes régions, à continuer.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la difficulté à spécialiser les 20% dans une économie compétitive fondée sur la connaissance est intimement liée à la bonne qualité des 80% du travail qui se fait au service du « local ». Quand on regarde ces régions qui gagnent par l’exportation, en Italie du nord, ce sont les mêmes, par rapport à l’ensemble de l’Italie, qui concentrent le plus d’activité au service de la communauté locale, où les « coopératives sociales » - c’est à dire les petites entreprises qui rendent des services à la collectivité - sont les plus développées. Autrement dit, plus vous accumulez de savoir-faire dans la façon de travailler les uns pour les autres à l’échelle locale, plus vous accumulez en même temps de savoir-faire pour exporter votre activité (en quelque sorte spécialisée) vers le reste du monde.

Je conclurai sur ce point. Dans cette logique, les entreprises, et au sein des entreprises les grandes entreprises, co-opèrent avec les petites entreprises qui leur servent de fournisseurs ou de sous-traitants ; et au sein des entreprises, il y a un rapport de long terme entre capital et travail, c’est-à-dire que le travail accumule du capital humain et la productivité augmente au service des entreprises. Mais les entreprises reconnaissent aux travailleurs la possiblité d’accumuler du savoir-faire et du capital humain ; il y a un bon rapport entre le monde de l’université et le monde de l’économie, le tout étant coordonné par la vie politique, la société politique locale. C’est ça qu’il s’agit de construire en somme !

Vous aurez au long de cette conférence, de nombreux exemples des « meilleures pratiques ». Ces meilleures pratiques sont extrêmement utiles, pour nourrir votre activité concrète dans votre région.

Mais je crois qu’il est essentiel de comprendre que la liste des bonnes pratiques ne sert à rien si elles sont considérées comme de simples recettes. Ce qui est nécessaire, au sein de chaque région, c’est un travail culturel, qui sera parfois une révolution culturelle, ou parfois simplement la prolongation de traditions qui pour certaines remontent au Moyen-âge. C’est une révolution qui amènera les journalistes, les enseignants, les syndicalistes, les patrons visibles de l’opinion publique, et les femmes et les hommes politiques, à mener ensemble ce combat pour que, si intense que soit la lutte sur la répartition des fruits du progrès, tout le monde coopère. Il est possible de devenir compétitif et de servir toute la communauté dans une économie fondée sur la connaissance, à condition que les stakeholders, les partenaires, mettent en commun au moins certaines choses, espoirs, connaissances, projets, en se disant que, attention, la génération future est aussi stakeholder, c’est-à-dire qu’il ne faut pas tout sacrifier à des avantages immédiats .




Sur le Web : La conférence dans l’agenda

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