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par Alain Lipietz | 25 novembre 2010

Après les « regrets » de la Sncf, les prochains pas.
Paru dans Lemonde.fr

Après les « regrets » de la Sncf, les prochains pas.

Avec quelque amertume, les Français ont appris les « regrets » exprimés aux Etats-Unis par le président G. Pépy pour le mal subi par les Juifs du fait de la Sncf pendant l’occupation. Ainsi, une institution qui aura récusé (avec succès) le tribunal administratif, chargé de juger l’administration et les services publics en France, choisit un pays étranger pour enfin exprimer le début d’une autocritique…

La SNCF se faisait payer (y compris par la France libre, et au tarif de 3è classe !) pour le transport des Juifs vers la mort dans des conditions dantesques, elle facturait à l’agence de voyage de la Reichsbahn le tronçon Chalon-Auschwitz, et elle « présente ses regrets » pour décrocher de nouveaux contrats : tout reste dans l’ordre des choses. Mais faut-il en rester là ? Non, bien sûr, car ces regrets appellent de nouveaux développements.

Juridique d’abord. M. Pépy déclare que la SNCF était le « bras de l’Etat », ce que confirmait Pétain (« la Sncf fait pour nous un excellent travail »). La Sncf avait pourtant plaidé le contraire quand le tribunal administratif de Toulouse l’avait condamné pour son zèle excessif dans la perpétration de la Shoah . Elle avait obtenu en appel la reconnaissance qu’elle n’était qu’une entreprise privée « sans prérogative de puissance publique », ne relevant donc pas de la justice administrative. Et comme on ne peut plaider au civil l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité (sauf condamnation pénale préalable, or le chef de gare de Toulouse fut fusillé par les FFI pour ses crimes !), il n’est plus possible de juger la Sncf en France. Aux Etats-Unis en revanche, la SNCF se prétend « bras de l’Etat français », et de ce fait couverte par « l’immunité souveraine »…

La réalité historique,telle qu’elle a été rétablie par la découverte de la « facture Schaechter », par le rapport Bachelier et par le procès Georges Lipietz, est que la Sncf, alors Société d’Economie Mixte, avait passé une « convention de l’espèce » pour le transfert des « internés, expulsés, etc… », selon laquelle elle recevait une rémunération (avec intérêts moratoires !) pour l’enfermement et le transport de Juifs. Elle participait activement aux réunions techniques d’organisation des « convois de la honte » (R . Delpart) avec la Police française de René Bousquet. Malgré le télégramme Bousquet prescrivant d’« assurer eau potable et seau hygiénique dans wagons à bestiaux », la SNCF, non seulement assoiffait ses prisonniers jusqu’à la folie et la mort, mais protestait contre les organisations humanitaires qui prétendaient distribuer de l’eau sur le trajet. Elle récupérait les tinettes et brocs (quand il y en avait) à la frontière allemande afin qu’ils ne se perdent pas en Allemagne. En un mot, elle faisait payer extrêmement cher sa contribution à la destruction des Juifs de France, dont elle fixait, avec ou sans l’accord de l’Etat Vichyste, les modalités les plus cruelles.

C’est en fonction de ces travaux d’historiens, professionnels ou amateurs, que le tribunal administratif de Toulouse avait condamné la Sncf en 2006. De nouveaux travaux n’ont cessé depuis d’éclairer cette étrange forme de « réquisition » dont elle se targue aujourd’hui . Ainsi, Laurent Joly a révélé que le PDG d’alors (Pierre-Eugène Fournier) était aussi le premier président du SCAP, embryon du Commissariat général aux questions juives. Le livre de U. Herbert sur Werner Best (le « nazi de l’ombre », véritable théoricien de la solution finale et de la collaboration) a montré comment celui-ci avait organisé une « administration de surveillance » déléguant un maximum de responsabilités aux Français avec juste un lointain contrôle. Ce que le même Fournier avait d’ailleurs revendiqué, écrivant en 1943 à son ministre de tutelle, Bichelonne : « Veuillez me confirmer que je suis bien sous votre autorité et non sous celle du [chef allemand des transports]. »

Ainsi, les procès intentés par des rescapés ont permis, comme toujours, de faire avancer la vérité historique. Et ce que n’a pu obtenir la justice, la menace de boycott l’a obtenue, comme ce fut le cas vis-à-vis des banques suisses qui recelaient des biens spoliés. Mais tant que la « convention de l’espèce » n’aura pas été exhumée des archives, il sera difficile de mesurer quelle était exactement l’autonomie de la SNCF vis-à-vis de Vichy, et dans quelle mesure elle l’outrepassait.

Le travail historique ne saurait suffire. Justice doit encore être rendue aux derniers rescapés. L’Etat français a assumé sa part de responsabilité civile dans le cas du procès G. Lipietz. La Sncf, qui se reconnaît maintenant « bras de l’Etat » et se réclame du discours de J. Chirac sur la « dette imprescriptible », doit assumer sa part de réparation vis-à-vis des victimes.

Et ce n’est pas tout. Remarquant, dans les colonnes du Monde, une lettre de Georges Lipietz sur les gendarmes assurant la garde des déportés à Drancy, la Gendarmerie Nationale l’avait auditionné dans le cadre d’un comité de déontologie « visant à éclairer ce que serait l’attitude de la Gendarmerie en cas de retour de l’extrême droite au pouvoir ». La Sncf n’a pas fait jusqu’à présent ce travail. Aucun monument à Léon Bronchart, seul cheminot proclamé « Juste parmi les Nations » pour avoir refusé de conduire un train de déportés. Au contraire, la Direction de la SNCF se targue, depuis la Libération, de la résistance des cheminots de base (qu’elle réprimait) pour couvrir la collaboration (parfois l’ultra-collaboration) des dirigeants d’alors. Il est temps d’éclaircir en commun jusqu’où doit aller le devoir de résistance.

Car l’histoire et la justice n’ont qu’un but : « Plus jamais ça ! ». La direction de la SNCF, par delà la recherche d’économies de bouts de chandelle et de juteux contrats, n’a qu’un but : délégitimer à l’avance la désobéissance de cheminots à des ordres criminels. Son Secrétaire général P. Mingasson a fixé l’enjeu dans une émission radiophonique en septembre 2006. Interrogé sur les raisons pour lesquelles la Sncf refusait l’arrêt des trains pour distribuer de l’eau, il répondit « L’arrêt d’un train retentit sur tout le réseau, et, aujourd’hui comme à l’époque, le métier de la SNCF est de faire rouler les trains ».

Tel est l’enjeu fondamental de ces escarmouches juridiques et commerciales. Deux âmes se disputent la Sncf : l’esprit de service aux usagers (contre, s’il le faut, les choix du gouvernement) et l’esprit de lucre d’une compagnie commerciale minimisant les coûts. A l’heure où se développe l’opposition de navigants aériens aux expulsions « musclées » de sans-papiers, la question « La prochaine fois, la SNCF donnera-t-elle de l’eau ? » n’est pas qu’une question de bac de philo…

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Ce texte est paru, avec un forum de commentaires, dans Lemonde.fr




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