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par Alain Lipietz , Weronika Zarachowicz | 5 octobre 2012

Télérama du 6 au 12 octobre.
Alain Lipietz : entretien avec Weronika Zarachowicz
W. Z. Pourquoi la France rate-t-elle la révolution écologique ? Parce qu’il lui faudrait entrer dans une nouvelle économie, et qu’il s’agit, fondamentalement, d’une mutation culturelle. Or la France a construit après-guerre son modèle gaulliste, ultra-centralisé, planifié, et il lui colle à la peau comme un vieux scotch. Cette critique du modèle vient d’un de nos économistes les plus reconnus, l’écologiste Alain Lipietz, d’autant mieux fondé à le critiquer qu’il le connait de l’intérieur, que c’est son histoire. Rencontre avec cet esprit brillant et humaniste à l’éternelle moustache et aux yeux azur, véritable puits de culture économique, politique, philosophique et qui connut mille vies, polytechnicien, ex-militant maoïste, organisateur des marches sur le Larzac, eurodéputé Vert, auteur prolifique de romans policiers comme d’essais économiques alertes dont le dernier en date, le stimulant Green Deal (La Découverte, 2012).

Alain Lipietz : entretien avec Weronika Zarachowicz

W.Z. Avez-vous été surpris par les résultats du rapport Seralini sur l’effet des OGM ?

A. L. Non. Mais il ne faut pas s’enfermer dans les polémiques experts/contre-experts, tant les multinationales sont capables de faire asséner un démenti par un « expert » complaisant, comme on l’a vu sur le nucléaire, l’effet de serre ou l’amiante. Le vrai problème, c’est que les consommateurs ne veulent plus servir de cobayes et que les paysans ne veulent plus être asservis aux firmes agro-industrielles. Mais les gouvernements n’osent plus affronter celles-ci, tant elles sont puissantes, encore plus qu’Areva ! Pourtant cette agriculture productiviste est au cœur de la crise actuelle.

Pourquoi ?

Nos dirigeants, y compris chez les Verts, n’envisagent que la crise financière, et au mieux la crise « énergie-climat ». Ils refusent de voir la crise alimentaire. Il s’agit pourtant de l’autre grande crise écologique de ce début de siècle, qui résulte à la fois de l’artificialisation de l’agriculture (depuis les engrais jusqu’aux OGM) engagée dans les années 1950, et du libéralisme de la Banque Mondiale, qui a poussé tous les pays à se spécialiser dans les cultures d’exportation au détriment des cultures vivrières. D’où la famine au sud et la malbouffe au nord, celle-ci débouchant à son tour sur une gigantesque crise sanitaire (obésité, diabète, cancers…). En plus, elle renforce la crise énergétique : 50% des gaz à effet de serre sont produits par le système alimentaire, qui s’étend bien au delà de la seule agriculture !


Les crises énergétique et alimentaire seraient devenues interdépendantes ?

Elles se nourrissent l’une l’autre. La crise climatique née de l’effet de serre provoque des sécheresses et des incendies qui détruisent périodiquement les greniers à grains de la planète. Et les agro-carburants, réponse productiviste à la crise de l’énergie, rongent la surface disponible. En 2007-2008, l’incendie de l’Australie, joint à la hausse du pétrole, fut le détonateur de la crise mondiale. Puis, il y a deux ans, la Russie et l’Ukraine ont flambé. Cet été, l’Europe de l’Est et les États-Unis connaissent la pire sécheresse jamais enregistrée. C’est désormais une tendance lourde.


Pourquoi entend-on si peu les Verts sur ces questions ?

Les Verts n’échappent pas à ce problème général de la politique française : ils sont déconnectés des préoccupations des Français, et de l’intérêt général. C’est, en partie, le résultat de la marchandisation de la politique, qui suit le mouvement général de la société. L’individualisation est telle que la politique est devenue un simple marché, où l’on se présente sur un créneau, comme Cécile Duflot qui s’est spécialisée sur le logement. Et se tait sur le reste.

Vous êtes découragé ?

Heureusement, au niveau local, des collectivités PS-vertes s’activent : ils généralisent le bio dans les cantines, développent les jardins familiaux, favorisent les circuits courts, passent des contrats de conversion au bio avec les paysans. Idem pour les économies d’énergie : un savoir-faire local de la transition énergétique et alimentaire se met en place, ce qui donne de l’espoir !

Cécile Duflot dit avoir “une muselière”...

Quand je compare ses relations avec Jean-Marc Ayrault à celles de Lionel Jospin avec Dominique Voynet, c’est le jour et la nuit. En entrant au gouvernement en 1997, nous avions la foi, malgré des résultats médiocres aux législatives ! Nos quelques députés rugissaient à la tribune et surtout, nous avions négocié un programme détaillé, sur les 35 heures, la parité, le Pacs, la fermeture de Superphenix et du grand canal Rhin Rhône... Dès qu’on voyait le PS fléchir, c’étaient des hurlements et des menaces de démission, et on a rempli la plupart de nos engagements ! Aujourd’hui, non seulement on a bradé notre programme au profit des postes, mais on se tait quand François Hollande remet en cause cet accord, lors de la Conférence environnementale.

Cécile Duflot s’est dite “très satisfaite” de la Conférence, notamment sur le refus confirmé par François Hollande de se lancer dans le gaz de schiste. Et Pascal Canfin se sent “très à l’aise” au gouvernement.

Sur l’aspect alimentaire international, j’attends beaucoup de Pascal Canfin, qui fut un parlementaire européen actif. Mais le ministre écologiste du Développement est inaudible. Quant à Hollande, il a certes freiné les tendances les plus productivistes au PS, à commencer par Arnaud Montebourg. Mais les écolos sortent perdants sur la question centrale du nucléaire : on était d’accord avec le PS sur 6 réacteurs nucléaires arrêtées, maintenant ce n’est plus qu’une centrale, Fessenheim.

Le programme sur l’isolation des bâtiments, c’est une belle avancée, non ?

Les socialistes ont enfin compris que l’isolation des logements représente un énorme gisement d’emplois, d’économies d’énergie, de CO2 et de devises : bref, la tartine est beurrée de tous les côtés et peut faire gagner des voix, celles des artisans ! Très significativement, ces avancées reprennent les décisions législatives du Grenelle de Sarkozy. En 2007, beaucoup de choses intéressantes étaient sorties des discussions, mais la plupart avaient été retoquées, à l’Assemblée, par la droite. Sauf sur le bâtiment. Pourquoi ? Parce que le « lobby de l’isolation des bâtiments » existait déjà, et n’attendait que çà. Le chainon manquant, c’est la formation professionnelle, ce qui passe par une revalorisation des métiers et de leur image.

Comment expliquez-vous que l’actuel gouvernement manque de vision sur la transition écologique ?

Alors que l’Union européenne passe son temps à planifier, à fixer des horizons avec des dates et des quantités, et à rendre cette conversion envisageable, la France, elle, ne sait plus faire car elle a détruit des outils précieux comme le Commissariat Général du Plan. On emploie le terme « plan » par hostilité au libéralisme, mais on est incapable de lui donner un vrai contenu. On organise des “Grenelles”, des grand-messes expresses comme la Conférence de l’Environnement. Mais un compromis ne peut se construire aussi vite ! Alors que les syndicats avaient fait un pas énorme vers l’écologie au cours du premier Grenelle, ils se sont cette fois crispés sur leurs positions anciennes.

La faute à la crise ?

Certainement, mais aussi au fait que la Conférence n’a duré que deux jours ! Du coup, la CGT, le MEDEF et même la CFDT ont campé sur des positions extrêmes, caricaturales. Construire un consensus, c’est un boulot à temps plein, avec débats publics, experts qui alimentent le débat, testent des modèles macro-économiques...

Voyez ce qu’on a réussi à faire au niveau européen ! Les écologistes européens n’hésitent pas à demander à Joël Decaillon, ancien secrétaire général adjoint de la Confédération européenne des syndicats (CES), venu de la CGT française, de les représenter au Forum social mondial ! Comme si chez nous, les Verts demandaient la même chose à Bernard Thibaut...

Pourquoi est-ce possible au niveau européen ?

On y passe du temps à bâtir des convergences ! Les syndicats ont compris que la conversion verte rapportera plus d’emplois que le maintien de l’ancien système. Si vous remplacez une agriculture chimique par une agriculture bio, c’est 40% d’emplois en plus. Selon la CES, si vous développez les transports en commun pour diminuer de 30% la production de gaz à effet de serre d’ici 2020, vous détruisez 4,5 millions d’emplois dans l’industrie européenne de l’automobile individuelle, mais vous en créez 8 dans les transports en commun, depuis la construction des autobus ou tramways jusqu’à leur conduite, via l’aménagement de sites propres. Bref, vous réduisez la pollution, vous créez de l’emploi, des rentrées fiscales car vous relancez l’activité, et donc vous avez les moyens de rembourser ces grands chantiers de la conversion verte.

Sauf que les rentrées d’argent ne se font pas tout de suite !

Ce décalage constitue LE problème fondamental de la transition écologique : on investit aujourd’hui pour créer demain un modèle de développement sobre et économe. Donc on emprunte. Autrement dit le Traité budgétaire européen, le « traité de la règle d’or », qui nous interdit d’avoir un déficit est fondamentalement anti-écolo, et nous enlise dans la crise.

D’où son rejet par Europe-Ecologie ?

Et par un nombre croissant d’économistes, même de droite ! On doit, exactement comme l’Allemagne et la France de l’après-guerre, ou comme l’Allemagne de l’Est lors de la réunification, investir pendant 10 ans et rembourser les 10 années suivantes. Nous avons proposé, au Parlement Européen, un outil simple. La Banque Européenne d’Investissement, contrôlée par le Parlement, finance la transition verte. Les emprunts des États auprès de cette banque ne sont pas comptés dans l’endettement des États, car ils servent le futur de l’Europe. Et cette banque se refinance à taux zéro auprès de la Banque centrale. Nous sommes libérés du problème de la dette, la porte est ouverte à la transition écologique, et cela rassure le petit épargnant allemand qui a peur de payer pour « l’incurie méditerranéenne » ou de devoir assumer un accident nucléaire en France alors que lui-même doit financer la sortie du nucléaire en Allemagne...


Vous êtes l’enfant d’une autre planification, la planification gaulliste, ultra-productiviste…

Bien sûr, les « planistes » de l’après-guerre sont mes maîtres, mes collègues, toute ma jeunesse. Nous avons été formés jusqu’en 1968 pour servir la grande technostructure française et ses champions industriels nationaux, grâce à la planification. Nous étions convaincus que pour assurer la prospérité et l’indépendance de la France, il fallait qu’elle soit championne dans le modèle productiviste. Aujourd’hui, on traîne ces vieux colosses, nés dans le giron de l’Etat – l’industrie nucléaire, pétrolière, l’agro-alimentaire artificialisé...- alors que le modèle a changé. On a tout faux ! Il faudrait une nouvelle planification, « un New Deal vert », pour créer et accompagner les « champions » d’une nouvelle façon de vivre et de produire. Mais les énormes bastions du modèle périmé résistent et nous entraînent dans le déclin.

Vous croyez donc au déclin de la France ?

Non ! Mais la France s’entête dans des industries du siècle dernier. C’est la force des modèles : on n’arrive pas à lâcher la culture des années 60. Quand les vieux colosses EDF-Areva se diversifient –un peu …- vers l’éolien, ils le font sur le modèle du nucléaire : des fermes marines ultra-centralisées, reliées par des lignes très hautes-tensions aux consommateurs... C’est absurde, à tous égards. Si Pierre Mendès-France ou Pierre Massé revenaient parmi nous, ils seraient écolos. Mais le responsable actuel du Redressement Productif, Arnaud Montebourg, campe sur ces industries du passé, comme s’il ne voyait pas ce qui se développe partout dans le monde.


Et la France s’agrippe au nucléaire...

A l’inverse des pays limitrophes -l’Allemagne, la Suisse, l’Italie...- et du Japon ! Les pays les plus avancés savent que d’ici quelques années, il faudra abandonner cette industrie trop dangereuse. Le Japon, malgré ses vieux lobbies, annonce sa sortie du nucléaire d’ici 2030 ? La presse française boude cette révolution d’une des trois superpuissances nucléaires mondiales : moins d’un quart de page dans Libération, un article mi-figue mi-raisin dans le Figaro, et deux articles critiques dans le Monde et les Echos !

Et quand l’Allemagne annonce sa sortie et ferme une partie de son parc nucléaire, les Français ricanent : “Vous verrez cet hiver quand ils achèteront notre électricité nucléaire !” Eh bien, le jour du pic de la consommation française, le 8 février, nous avons acheté 9 millions de kwh sur les 10 produits par le solaire allemand ! Cette énergie avait coûté 240 euros le mwh aux électriciens allemands, ils les ont revendus 1700 euros à la France. Qui est responsable du déséquilibre de notre balance commerciale, de notre endettement ? Ceux qui ricanent quand l’Allemagne et le Japon sortent du nucléaire.

Comment accélérer notre changement de culture ?

Quand les citoyens résistent, se mobilisent et innovent, quand l’État fixe les perspectives, on obtient des accords, y compris des lobbies les plus arrogants, qui comprennent qu’ils doivent bouger. Angela Merkel a pu décider une sortie du nucléaire, sans que ce soit perçu comme une capitulation devant les écolos qui venaient de remporter le Bade-Wurtenberg, mais, au contraire, comme une grande offensive. Parce qu’un lobby industriel comme Siemens peut abandonner progressivement une de ses trois pattes, le nucléaire, pour renforcer les deux autres, l’éolien et le ferroviaire, dès lors qu’un nouvel horizon est fixé.

Si c’est si évident, pourquoi les Français ont-ils tant de mal à fixer ces fameux horizons ?

C’est un cocktail : perte de vue du collectif, perte de la culture des négociations collectives sur l’avenir, poids des lobbies d’État, même privatisés. Et parce qu’une partie de la population ne comprend toujours pas ce qu’est la crise écologique. Nous sommes encore sous la coupe du modèle profondément anti-écolo des années 60, et que Rudolph Bahro appelait “les intérêts compensateurs”. Vous êtes malheureux à l’usine, vous bossez comme des bêtes, mais en échange, vous aurez des autos, le bifteck midi et soir et la baignoire dans chaque HLM : c’est le grand compromis auto-boulot-bifteck et non pas métro-boulot-dodo ! Évidemment, renverser cet imaginaire -très machiste !- est douloureux : allez convaincre que les légumes ne sont pas une nourriture de gonzesses, que le vrombissement de la bagnole n’est pas l’indice de la virilité ! On ne transforme pas du jour au lendemain une culture, une organisation du territoire, surtout quand elle est sédimentée. C’est moins une mutation politique que culturelle. Et donc personnelle. Aux écolos de faire rêver d’un modèle sobre, mais convivial et joyeux, et d’en jeter les bases dès maintenant, sur le terrain...

— Propos recueillis par Weronika Zarachowicz

Voir ici la mise en page de Telerama avec l’élégante photographie de Jérome Bonnet :

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