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[1996f] " Virtualité et globalité : promesses et dangers de la révolution informatique ", intervention introductive au Sommet Culturel Franco-Japonais, La révolution informatique et l’avenir des cultures, Tokyo, 2-4 juin 1996. Publié dans Manières de voir - Le Monde Diplomatique, octobre 1996.

(art. 346).


par Alain Lipietz | 2 juin 1996

Virtualité et globalité
Promesses et dangers de la révolution informatique
Manières de voir - Le Monde Diplomatique-octobre 1996
[1996f] " Virtualité et globalité : promesses et dangers de la révolution informatique", intervention introductive au Sommet Culturel Franco-Japonais, La révolution informatique et l’avenir des cultures, Tokyo, 2-4 juin 1996. Publié dans Manières de voir - Le Monde Diplomatique, octobre 1996.

Au risque de choquer les enthousiastes et les alarmistes, je livre d’emblée mon diagnostic. À l’inverse de la révolution néolithique (qui vit la domestication des plantes et des animaux) ou de la révolution des Cités (qui vit l’invention de l’écriture), la révolution informatique n’ouvre pas une nouvelle ère de l’humanité. Elle ouvre des "temps nouveaux", comme la découverte de l’imprimerie lors de la Renaissance occidentale. Elle n’apporte pas un nouveau contenu pour les activités humaines et pour la culture, mais un nouveau médium pour des activités connues...

Or, contrairement à Mac Luhan, je ne crois pas que le médium soit le message. Contrairement à certains marxistes, je ne crois pas que la technique détermine les rapports sociaux. L’imprimerie n’a pas changé la Chine. En Europe, elle a accéléré la Renaissance, mais c’est que de nouvelles couches sociales étaient prêtes à en tirer parti.

Le fond de la révolution informatique, c’est la numérisation de la langue, des opérateurs logiques, des images et des sons, la capacité de les traiter par algorithmes unifiés, plus la capacité de transmettre ces immenses suites numériques à faible coût, instantanément, à travers toute la planète. Ce qui permet de produire et transférer une représentation en chiffres, images et sons d’une situation numériquement décrite. Virtualité et Globalité : telles sont le nouvelles dimensions que la révolution informatique apporte à la culture mondiale.

Commençons par explorer les promesses et les dangers du virtuel, dans deux domaines de ce qu’on peut appeler culture : les sciences et les arts.

Toute l’évolution des sciences en Occident nous a appris à réduire les phénomènes du monde réel à un ensemble de règles ou d’équations. Grâce à la numérisation, il n’est plus besoin ni de résoudre les équations, ni de produire un modèle analogique obéissant aux mêmes règles que le phénomène dont on ne sait résoudre les équations. On construit un modèle virtuel par procédés purement algorithmiques, et on l’explore jusqu’à une profondeur et sur une étendue jadis inconcevables.

Exemples ? Kasparov a pu vaincre une dernière fois sans doute un ordinateur au jeu d’échecs, mais sans pouvoir cacher que la prochaine génération d’ordinateurs sera invincible, de par sa capacité prodigieuse à explorer routinièrement des millions de situations virtuelles. Les mathématiciens S’étaient convaincus de la validité du théorème de Fermat bien avant sa démonstration, parce que les ordinateurs n’avaient pu l’infirmer, aussi loin qu’ils aient poussé l’exploration de la suite des nombres. Dans mon domaine scientifique (l’économie, l’écologie globale), je constate un recul de la réflexion sur les mécanismes fondamentaux, remplacée par la construction de modèles de la terre ou de l’économie mondiale, dont on explore l’évolution virtuelle en faisait jouer les paramètres.

Les risques ? Oublier la leçon de Bachelard : "Il faut comprendre pour mesurer et non pas mesurer pour comprendre." N’ayant plus à "résoudre" ni à "imiter par analogie", on ne cherche plus à comprendre l’essence du phénomène. On croit pouvoir explorer les arborescences du chaos par procédures itératives et on n’a même pas approfondi les règles des phénomènes les plus simples. On croit superflu de tester la fusée Ariane V parce qu’elle a fait des milliers d’heures de vols virtuels. On impose des politiques économiques au nom de "variantes virtuelles" de modèles qui reflètent bien mal les comportements des acteurs. On prend la carte pour le territoire.

Dans les arts, la capacité de créer, même à distance, un monde virtuel d’images, de sons, de situations, va démultiplier les conquêtes de la "révolution analogique" de la première moitié du XXe siècle (les pellicules photographiques, la radio- télévision, les disques analogiques). Tous les arts fondés sur la langue, le son ou l’image, la littérature, les arts graphiques, plastiques ou musicaux, vont connaître de nouvelles possibilités de diffusion et de création, en jouant les uns sur les autres. De même que la révolution analogique avait permis l’invention du cinéma, la révolution informatique va permettre le développement d’arts inconnus, comme les jeux interactifs en multi-média : création de situations virtuelles, de décors pour ces situations, que les "usagers" pourront faire évoluer de manière aléatoire ou réfléchie.

Les risques ? La révolution dite abusivement du multi-média privilégie encore une fois deux sens sur cinq : l’ouïe et la vue. Elle pousse à l’extrême les tendances intellectualistes de la culture occidentale depuis Aristote. On oublie les trois autres sens, le toucher, le goût, l’odorat. Même la compression numérique des signaux dans les disques compacts ou la télévision haute définition élimine ce que l’on croit superflu au rendu de l’image et des sons. Or la vue et l’audition communiquent avec les autres sens. On perd le "grain" de la matière, le halo de la lumière, une certaine vibration des sons. La Renaissance nous a donné la perspective géométrique, on risque de perdre la perspective atmosphérique. Rappelons-nous la culture "hippie" ou "soixante-huitarde" (cette première réaction contre les excès du technologisme) : son goût pour l’osier, la laine, le jute, le grès, le bois, et même la peau de chèvre...

Ce que nous risquons de perdre demain, si nous nous enfermons dans l’univers réduit à deux sens des multimédias, c’est le goût d’une madeleine trempée dans du thé, l’irrégularité d’un pavé sous les pas, place Saint-Marc, l’odeur des églantines de Tansonville. Mais, direz-vous, les églantines de Tansonville, nous ne les connaissons que par un écrit de Marcel Proust : une séquence de lettres. "La rose d’autrefois subsiste par son nom, disait Bemard de Morlaix. Nous tenons des noms nus". À quoi Shakespeare répondait : "La rose, sous un autre nom, embaumerait tout autant." Une culture qui aurait perdu le souvenir du parfum de la rose ne connaîtrait plus la rose, même en hologramme télécommuniqué.

Mais au moins pourrait-on connaître l’aspect de telle rose, à l’autre bout du monde. Nous arrivons au second versant de la révolution télématique : la globalisation.

La révolution des multimédias, le développement du réseau mondial de téléconununication, pemettent la déconcentration massive du savoir et de l’information, instantanément, globalement, et à faible coût. En ce sens, ils ouvrent (mais ouvrent seulement) la possibilité d’une formidable démocratisation de la culture.

Retenons, mais relativisons l’objection : "Les mêmes puissances (d’argent) vont s’approprier ces médias. Le coût des réseaux et des terminaux va encore creuser le fossé entre le Nord et le Sud." C’est vrai, c’est un risque considérable, mais il n’est pas inhérent à la technologie.

Rappelons-nous : les premiers livres imprimés furent des bibles et des missels, expression d’une idéologie dominante. Cela n’a pas empêché, très vite, la diffusion d’idéologies radicalement contestataires, tout comme l’islamisme se diffuse aujourd’hui chez les "déshérités" grâce à des vidéocassettes.

Quant au coût des terminaux, je voudrais citer un des mes amis, exclu, "clochard", mais amateur de livres. Il occupe une baraque abandonnée, car "pour avoir des livres, il faut avoir un chez-soi". Le livre aussi exige un coût d’accès, même quand on l’emprunte en bibliothèque. Gageons que ceux qui, du moins, ont un chez-soi pourront avoir accès, dans une génération, à presque tout le savoir écrit ou enregistré du monde.

En fait, un médium nouveau ne fait que refléter le rapport de forces idéologiques, politiques, économiques prévalant à sa naissance, mais il ouvre la possibilité de révolutions politiques et culturelles. L’imprimerie a ouvert la route au libre examen, au protestantisme, aux révolutions libérales puis sociales, à l’enseignement de masse.

Aujourd’hui l’écologie politique exige de "penser globalement, agir localement". Et les Organisation Non Gouvernementales, dans le processus préparatoire au Sommet de Rio, se sont vraiment servi d’Internet pour créer une "opinion publique globale". Elles ont ainsi pu contrer, au moins partiellement, les compromis qui se négociaient entre les élites de la diplomatie et des affaires, dans les couloirs des conférences préparatoires.

Le risque ? Métissage des cultures ou uniformisation de la culture ? En disciple d’Apollinaire, je souhaite le métissage des cultures, l’évolution et l’enrichissement mutuel des cultures, la naissance de nouvelles cultures par une fécondation réciproque. Et je crains l’unification d’une culture mondiale sous l’hégémonie d’une culture multimédia technologiste réduite à deux sens.

Mais en fait les cultures ne se métissent que quand elles le veulent bien, et alors ce n’est jamais une uniformisation. Un exemple : lors d’une de ces fêtes réunissant des centaines d’ONG venues des cinq continents, j’ai pu voir danser ensemble des paysannes du Niger ou de la Pampa, avec des intellectuelles de Paris, New York ou Tokyo. La culture musicale "atlantique" (celle des deux Amériques, de l’Europe, de l’Afrique) : jazz, rock, reggae ou salsa, est de matrice africaine, et le métissage sous dominante africaine a été permis par la radio, la télévision. Mais les déléguées de l’Asie du Sud restaient à l’écart de cette fête. Toute la culture musicale "orientale" est restée comme un immense isolat.

Aujourd’hui le Raï, musique d’origine arabe, portée par les disques compacts et les cassettes audio, réussit une percée en Europe : est-ce le signe d’une ouverture à des rythmes plus orientaux ? Qu’il s’agisse du Jazz ou du Raï, il aura en tout cas fallu un certain "rapprochement" entre groupes : blancs et noirs, européens et immigrés. Le vrai problème, c’est que la "mise à disposition virtuelle" d’éléments de culture étrangère saute l’étape de "l’approche", de la contextualisation que seul permet le réel (et pour ces musiques, le réel de la danse). Un critique saura reconnaître chez Kawabata, chez Kurosawa, des influences d’Euripide, Hugo ou Tolstoï. De même, le style "japonisant" dans l’Art Nouveau européen ou la bande dessinée traduisent une influence, mais d’abord une appropriation une transposition dans la culture locale.

Les difficultés du cinéma africain, indien, à trouver un public en Europe traduisent une ignorance, voire un ostracisme entre les cultures, que ne peut réduire une technologie de l’image et du son, si perfectionnée soit-elle.

En conclusion, je dirai donc que "faire gagner l’Humanisme dans la Révolution informatique", ce n’est ni promouvoir les réseaux informatiques ni refouler ceux-ci. Pour en tirer parti authentiquement, il importe avant tout de se garder des risques du virtuel en favorisant l’appropriation du réel, dans chaque société : en luttant contre l’exclusion, en favorisant la mobilité dans le réel, l’accès pour tous à toutes les satisfactions de tous les sens et de toutes les idées. Il importe aussi de se garder de la globalisation virtuelle en favorisant l’approche et le mouvement réel inter-culturel, en luttant contre le racisme et la fermeture des frontières.

Mais attention : si la révolution informatique était "débordée" par une révolution bio-génétique, si, en réduisant la vie à un code génétique et celui-ci à une algorithme, l’humanité se croyait autorisée à franchir l’abîme entre la manipulation des représentations virtuelles et la manipulation réelle des corps, alors oui, nous aurions "changé d’ère". S’actualiserait pour nous la prophétie de Sophocle :

"Ainsi maître d’un savoir dont les ressources ont dépassé toute espérance, l’homme peut ensuite prendre la route du Mal comme du Bien."




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