jeudi 12 décembre 2024

















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[1997g] " Les défis de l’après-fordisme ", Entretien avec B. Monthel, Autrement n°174, Octobre 1997.

(art. 323).


par Alain Lipietz | 1er octobre 1997

Autrement n°174
Les défis de l’après-fordisme
[1997g] " Les défis de l’après-fordisme ", Entretien avec B. Monthel, Autrement n°174, Octobre 1997.

Que pense l’économiste, mais aussi le militant que vous êtes des thèses développées aujourd’hui sur la fin du travail ?

Alain Lipietz : Je ne crois pas un instant à la fin quantitative du travail. Les gains de productivité, aujourd’hui, ne sont pas extraordinaires, nettement plus lents, en tout cas, que dans les années soixante. La montée du salariat, aux États-Unis, comme dans le monde entier, est plus importante que jamais. En réalité, on travaille de plus en plus. Jeremy Rifkin, dans son livre La Fin du travail, ne fait aucune démonstration ; il donne des milliers d’exemples, mais il y a des millions d’entreprises ! Il aurait pu faire un livre dix fois plus long, donner dix mille exemples, qu’il n’aurait toujours rien démontré. En permanence, le capitalisme supprime des emplois et en crée d’autres. En revanche, il suffit de lire une seule statistique pour s’apercevoir qu’il y a plus d’emplois, dans le monde, aux États-Unis ou en France, au moment ou il finit d’écrire son livre qu’au moment où il l’a commencé ! Car même en France, sauf exceptionnellement, au cours de certaines des années quatre-vingt, il y a toujours plus d’emploi à la fin de l’année qu’au début. Cela n’empêche pas pour autant le chômage d’augmenter. Mais justement : que ses auteurs le fassent consciemment ou non, le discours sur la fin du travail tend à laisser croire qu’"avec la mondialisation, il n’y a rien à faire, donc qu’il n’y a plus qu’à s’y résigner", et à blanchir du même coup ceux qui ont des responsabilités, et sont incapables de prendre des mesures pour répartir le travail.

Le discours de Dominique Méda me paraît plus intéressant : il ne s’agit pas ici de fin du travail, mais de disparition de la valeur travail. Qu’est-ce que cela signifie ? D’une part, la fin la valeur eschatologique du travail, et elle reprend là, sur un mode modéré et acceptable, les thèses contenues dans l’essai provocateur d’André Gorz, Adieu au prolétariat. Sur ce point, je suis d’accord avec elle. D’autre part, le constat du délitement d’une certaine unité qu’avait apporté le travail salarié, transformé, formalisé, par cent cinquante ans de luttes sociales. Un constat qui peut aboutir ? et aboutit partiellement chez Méda, de manière plus flagrante chez Gorz ? à l’abandon de certaines ambitions du mouvement ouvrier qui me semblent pourtant restées légitimes.

Ces cent cinquante années de luttes sociales ? grosso modo, entre 1830 et 1980 ? avaient fait du travail salarié une institution qui offrait une place à chacun dans la société. Et, finalement, le statut de salarié était devenu la place dominante dans la société. Par "place", j’entends quelque chose qui assure à la fois les moyens de vivre, une reconnaissance sociale, et une certaine estime de soi, une image positive de soi.

Pour mieux faire comprendre cette notion de place, j’en citerai deux autres exemples : rentier et femme au foyer. En 1930, une femme pouvait se dire "femme au foyer", en vivre et être contente de l’être. On ne lui demandait même pas "ce qu’elle faisait" parce que, sociologiquement, il y avait de fortes chance qu’une femme soit à cette place de femme au foyer. Aujourd’hui, cela surprend. Même chose pour un rentier. Au début du siècle, on pouvait dire tranquillement : "je vis de mes rentes". Dans les années cinquante et soixante, à la suite de toutes une série de luttes sociales, notamment 1936, puis du compromis de 1945 et du développement du fordisme (c’est-à-dire le taylorisme plus les conventions collectives), la forme normale de statut social est devenu le salariat. Y compris pour les femmes et pour les riches.

Ce résultat, je le répète, était le produit de luttes pour retravailler une institution ? le salariat ? qui, a priori, n’avait aucune de ces caractéristiques. Lorsque Marx et, surtout, les médecins, les sociologues du début du XIXe siècle, décrivent les conditions d’existence du prolétariat, c’est une vision d’horreur qu’ils nous montrent. Le salariat n’assure pas de quoi vivre ; les enfants travaillent tellement qu’à 18 ans, ils sont trop faibles pour porter les armes, ce qui a été l’une des premières raisons invoquée pour introduire une législation sociale ! Le salariat n’assure pas non plus de reconnaissance sociale : les salariés n’ont pas le droit de vote, on ne leur reconnaît pas la citoyenneté parce qu’ils sont dépendants de quelqu’un d’autre. Et, surtout, le salariat n’apporte aucune estime de soi. Un artisan qui devient salarié, qui se prolétarise, vit cela comme une véritable déchéance. Ce n’est pas un hasard si, au moment de sa création, en 1895, la CGT revendiquait sur son blason l’abolition du salariat.

C’est là que se développe la théorie de Marx sur "l’aliénation". Théorie extrêmement curieuse, car elle affirme d’une part que le salariat ne peut assurer ni reconnaissance sociale, ni revenus satisfaisants (bien qu’il développe une théorie selon laquelle le prix de la force de travail correspond à ce qui permet de vivre, c’est-à-dire de reproduire cette force de travail) ni, surtout, une reconnaissance de soi, c’est-à-dire une capacité d’auto-expression. Mais elle affirme aussi c’est que c’est dans la production, dans le travail, que pourrait s’accomplir cette reconnaissance de soi. Lorsqu’on lit cet étonnant texte de Marx que Dominique Méda cite dans son livre, et que je reproduis également dans le mien [1], on y trouve un parallèle frappant avec le discours amoureux. Marx a eu cette extraordinaire intuition que le travail était un des éléments fondamentaux non seulement de la reconnaissance réciproque des êtres humains, mais également de l’estime de soi, et que les rapports sociaux du travail salarié ? l’aliénation ? rendaient cela impossible. Et il concluait logiquement qu’un jour, le prolétariat pourrait se débarrasser de cette chrysalide des rapports salariaux aliénants, le travail devenant alors liberté et première forme de l’épanouissement de l’individu.

Ce qui a amené ensuite les marxistes (c’est-à-dire ceux qui sont venus après Marx !) à dire : vive le travail ! Moyennant des modifications dérisoires des rapports sociaux, comme le passage au soviétisme, ils se sont mis à exalter le travail.

Gorz et Méda, très justement, répliquent : vous vous fichez du monde ! Ce travail-là, fut-il "désaliéné" à la soviétique, ne peut être la source de la reconnaissance sociale, ni celle de l’autovalorisation. Seulement, ils aboutissent ensuite à l’idée que tout travail, salarié ou non, ne joue aucun rôle dans la valorisation de soi. L’idée exprimée par André Gorz dans L’adieu au prolétariat était la suivante : toute l’activité productive est forcément hétéronome, tout travail salarié sous la direction de quelqu’un est forcément inintéressant et ne peut avoir qu’un seul rôle, celui d’assurer un revenu. Il faut le faire par devoir vis-à-vis de la société, mais on ne peut et on ne doit en attendre en échange qu’un droit sur la production des autres. C’est un rapport purement marchand. L’activité créatrice autonome, en revanche, doit ressembler aussi peu que possible au travail salarié. Malheureusement, le modèle qu’en donne Gorz, c’est le travail à domicile de la femme ? parce qu’elle le fait soi disant par amour. C’est-à-dire, en fait, une autre image du travail contraint qu’il enrobe d’une image positive ? maman, le plus beau métier du monde ?, exactement de la même manière que le salariat avait été enrobé à la mode marxiste ou social-démocrate.

Mais pourquoi cet exemple ? Il aurait pu en prendre bien d’autres, plus valorisants.

A. L. : En réalité, son exemple de référence, même s’il ne le cite pas, c’était lui-même ? ou moi. Quand je polémiquais avec lui sur ce sujet, il me répondait : "Mais toi, tu prends du plaisir dans ton travail parce que tu es un chercheur." Dominique Méda en reste à cette idée-là : seul le chercheur, l’intellectuel, peut prendre du plaisir, se réaliser dans son travail. Méda a sué sang et eau pour écrire son livre, moi aussi : quand je suis devant la première page blanche, je me dis que je vais souffrir, que cela va être terrible ; et après, je suis très content de l’avoir écrit. Il y a là, assurément, un certain modèle de ce qu’est le travail, qui s’apparente à une compétition sportive ou un accouchement : quelque chose qui va faire souffrir, mais dont on sera très content du résultat, avec un peu de chance. Il s’agit bien d’une expression de soi.

Or, cette idée ? qui est le fond de ce que pense Gorz à l’époque, et de ce que pense probablement Méda aujourd’hui ? que seul l’intellectuel fait un travail permettant la réalisation de soi, entérine en fait la fin des conquêtes sociales. C’est un retour à la Grèce antique, où seul l’intellectuel comme Platon exerce une activité qui permet la reconnaissance de soi et des autres, alors que le travail vil, le travail manuel, ne permet ni l’un ni l’autre. Ce qu’expriment ces idéologies de la fin de la valeur du travail n’est autre que la fin (provisoire, à mon avis) de l’ambition sociale, qui avait marqué tout le XXe siècle, de faire du travail salarié, malgré les rapports sociaux capitalistes, quelque chose de relativement acceptable. La faiblesse de la thèse de Dominique Méda, c’est de ne pas distinguer ce que nous avons attendu du travail, ce que nous avons partiellement réalisé dans le travail, et que nous avons perdu avec la fin de la relation fordiste ? c’est-à-dire la fin du "grand salariat" formalisé, avec conventions collectives, plein emploi, et Etat providence des années quarante à soixante-dix. Elle fait, certes, une ?uvre utile de destruction de l’idéologie du travail mais, parce qu’elle n’essaie pas de distinguer la fin d’un certain mode de régulation du capitalisme, les traits permanents du capitalisme et les traits permanents de l’activité humaine, elle ne nous prépare pas assez bien à une réflexion sur la suite.

Mais ne pourrait-on pas imaginer, comme le suggère par exemple Pierre Lévy, une organisation sociale qui permette d’automatiser tous les travaux répétitifs et utiliser beaucoup plus les humains dans les domaines où ils sont irremplaçables : l’intelligence et la relation ?

A. L. : Il est exact que l’essentiel des emplois créés aujourd’hui sont des emplois dits "quaternaires", c’est-à-dire des emplois qui ne sont menacés ni par la mondialisation, ni par l’automatisation, où l’on ne vend plus que de la relation inter-individuelle. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent l’erreur de Rifkin. Mais Pierre Lévy, comme beaucoup de spécialistes des technologies, oublie les rapports sociaux. Dans mon livre, je parle souvent du Brésil, parce que c’est un pays où l’esclavage a été aboli très récemment ? il y a pratiquement un siècle ? et continue à marquer profondément tous les rapports sociaux. A la ville, à la campagne et aussi à la maison, avec un modèle de domesticité qui est juste à la lisière de l’esclavage. La bonne brésilienne, c’est l’esclave domestique la plus proche de nous.

Ce modèle de la domestique est extrêmement important. On trouve des esclaves domestiques depuis la plus haute antiquité. On en trouve encore dans de nombreux pays, en Afrique, en Asie, au Brésil, mais on note aussi une renaissance du service domestique en France depuis la désagrégation du grand salariat fordien. Le succès des films L’Odeur de la papaye verte, ou Les silences du palais (au demeurant excellents) qui réintroduisent des histoires à la Maupassant sur les amours ancillaires, situés dans la période coloniale, est significatif de cette résurgence de l’idée de domesticité dans la société française. On y voit un autre rapport social, intermédiaire entre salariat, esclavage et patriarcat. La domestique est une femme salariée, mais très peu couverte par la législation sociale, qui occupe un emploi totalement quaternaire : ce qu’on attend d’elle, c’est qu’elle soit là, disponible à tout moment, sur un geste de la maîtresse de maison. Elle travaille, certes, mais on lui demande moins de donner sa force physique que de donner son temps, de faire acte de disponibilité.

Ce que je veux dire par là, c’est que la place de plus en plus grande occupée dans l’emploi par les activités purement relationnelles n’est en aucune manière une garantie automatique de progrès, tant en ce qui concerne la possibilité de gagner sa vie qu’en matière de reconnaissance sociale ou de reconnaissance de soi.

Nous avons tout de même l’exemple de métiers "relationnels" qui ne sont pas aussi dévalorisants. Enseignant, par exemple, ou infirmière.

A. L. : Si on met dans le secteur quaternaire toutes les activités dans lesquelles on vend essentiellement de la relation sociale, de la présence pour faire quelque chose en rapport avec quelqu’un d’autre, sont quaternaire, en effet, les métiers d’enseignants, d’infirmière, de nurse et de garde-malade, comme celui de bonne à tout faire. Mais l’enseignant est un salarié qui a obtenu d’exercer son activité dans un rapport d’autorité sur l’enseigné, à la différence du précepteur, qui était sous l’autorité totale des parents de l’enfant. L’infirmière s’est battue pour obtenir son espace entre le médecin, le directeur de l’hôpital et le malade. Cela fait justement partie de ces luttes des salariés pour construire, au sein du salariat, un espace de reconnaissance sociale, de pouvoir d’achat et de reconnaissance de soi. Mais on assiste aujourd’hui, d’une part, à une prolétarisation des enseignants et des infirmières, d’autre part à la prolifération des "néo petits boulots", qui sont souvent, en réalité, de très vieux petits boulots.

Vous reprochez à la thèse de Dominique Méda de ne pas nous préparer suffisamment à "réfléchir sur la suite". Quelles sont vos propres axes de réflexions sur l’avenir ?

A. L. : Si l’on veut pouvoir réfléchir sur la suite, il faut d’abord se demander pourquoi le travail est important, d’une manière générale, en tant qu’activité individuelle pour le reste la société. Pourquoi est-il si important pour la reconnaissance par les autres et pour la satisfaction de soi ? Toute la réflexion de Marx sur l’aliénation et sur ce que serait un travail non aliéné est très largement recoupée par les travaux actuels d’ergonomes, comme Christophe Dejours, ou de psychosociologues comme Gérard Mendel ? qui montre, dans La société n’est pas une famille, que la psychanalyse des rapports sociaux ne peut se réduire à celle de la sexualité. Dans les rapports hors famille, dit-il, il faut remplacer la libido par une autre pulsion, une autre aspiration structurelle de la personne humaine, qu’il appelle l’acte-pouvoir, l’aspiration à faire quelque chose, à transformer quelque chose autour de soi, et qui provoque cette jouissance de s’affirmer comme une personne, un être individuel, en transformant la réalité autour de soi. D’où cette similitude du texte de Marx que j’ai cité avec un texte amoureux ? il ressemble beaucoup, si l’on remplace les mots "travail"et "production" par "baiser", au texte de Beaudelaire La Mort des amants.

Le travail salarié, théoriquement, interdit cet acte-pouvoir puisque, selon Marx, le salarié aliéné vend à son patron la disposition de son temps de travail, comme une pure énergie, que ce dernier met en forme comme il l’entend, pour faire ce que bon lui semble.

Mais, en réalité, ça ne se passe jamais comme cela ?

A. L. : Non, c’est une vision purement théorique du travail salarié. Mais si ça ne se passe jamais comme cela, c’est parce que tout l’effort des mouvements ouvriers a été de sauvegarder à l’intérieur de ce rapport social une capacité de réalisation de soi, en limitant les empiétements du capitalisme sur la vie des salariés. La différence entre le travail salarié tel qu’il est pratiqué aujourd’hui et le travail de bonne, cette espèce de mélange de patriarcat et d’esclavagisme qui prend la forme du salariat, c’est qu’il y a des limites. Les syndicats ont obtenu d’abord des limites dans le temps : on vend sa force de travail, mais seulement de telle heure à telle heure. Puis d’autres limites : on vend sa force de travail, mais pas pour faire n’importe quoi ; on vend sa force de travail, mais cela ne veut pas dire qu’on doit supporter n’importe quelle humiliation ? Petit à petit, dans l’ensemble du monde capitaliste développé se sont imposées des règles, des Job rules, comme disent les anglais.

Le phénomène le plus curieux et contradictoire de cette évolution, c’est qu’à un moment, vers la fin de la première moitié du XXe siècle, s’est imposée une forme d’organisation du travail, le taylorisme, déniant la capacité intellectuelle de l’ouvrier ou de l’exécutant, en échange du respect d’un salaire, d’une délimitation stricte du temps de travail et des taches à exécuter. Ce compromis, qu’on a appelé le compromis fordien, accepté par les syndicats ? la CGT, à l’époque, soutenait qu’il ne revenait pas aux ouvriers de s’occuper de l’organisation du travail, que le faire serait de la "collaboration de classe" ? ce compromis qui allait contre tout un pan des aspirations du mouvement ouvrier, n’a jamais été entièrement appliqué, précisément pour cette raison. La sociologue Danielle Linhart, notamment, a montré, dans ses livres L’Appel de la sirène et Le torticolis de l’autruche que les salariés pratiquaient ce qu’elle appelle "l’implication paradoxale". En cachette des contremaîtres, et quelquefois en cachette des responsables syndicaux, les ouvriers avaient le culot de s’intéresser à ce qu’ils faisaient, ou plus exactement d’essayer, notamment par le biais de la "perruque" (l’activité clandestine, pour soi-même, sur les machines de l’entreprise), de se réapproprier leurs capacités d’acte-pouvoir dans les pores, si l’on peut dire, du temps de travail taylorisé.

Par la suite, les entrepreneurs japonais ont compris, les premiers, tout le profit qu’on pouvait tirer en captant cette pulsion d’intérêt des salariés pour leur travail, qui est une pulsion totalement humaine.

C’est ce qui a été théorisé, vous y faites allusion dans votre livre, par une fraction éclairée du patronat ?

A. L. : Tout à fait. Les patrons japonais et allemands ont eu l’intelligence de capter cette pulsion à leur profit. En France, Michelin a été l’un des premiers à essayer d’utiliser les mêmes méthodes, vers le milieu des années quatre-vingt. Le journaliste Michel Cardoze, dans son livre Nouveau voyage à l’intérieur du Parti communiste, cite des responsables de la CGT de Clermont-Ferrand qui disent : "Michelin veut faire le communisme, mais seulement à son propre profit." Ce qui signifie que, pour un ouvrier communiste, l’idée des cercles de qualités correspond à des aspirations très profondes, à ce qu’il appellerait, lui, "le communisme", c’est-à-dire le travail désaliéné ? bien que les cercles de qualité fonctionnent au profit du capitalisme, pour faire mieux travailler les salariés. Et l’on retrouve là une autre contradiction fondamentale du travail salarié : même si on désaliène le travail salarié dans son organisation, on ne le désaliène pas dans ses buts : produire du profit pour le capital. Cela n’empêche pas que même un ouvrier "taylorisé", c’est-à-dire quelqu’un qui, aux yeux de Méda ou de Gorz, est un esclave, a envie de s’intéresser à son travail autant que Méda ou que Gorz s’intéressent aux livres qu’ils sont en train d’écrire. Cela n’empêche pas que, comme l’a montré Danielle Linhart, même les jeunes ouvriers ont envie de bien fair leur travail, de le faire intelligemment.

Ce que nous devons entreprendre, maintenant, c’est essayer d’inventer des ? je dis bien : "des" ? relations sociales permettant de réaliser les trois buts du travail tel que l’a rêvé le mouvement ouvrier, et que j’ai déjà énoncés : assurer un revenu correct, une reconnaissance par les autres, et l’estime de soi.

Vous ne croyez donc pas à la possibilité d’un retour à quelque chose qui ressemblerait au compromis fordiste ?

A. L. : N’oublions pas que ce compromis reposait tout de même sur le taylorisme, en France en tout cas ? c’est moins vrai pour des pays comme l’Allemagne. La filmographie actuelle rend assez bien compte de ce débat, avec le film sur La reprise chez Wonder, ou le film italien La Seconda volta. Le personnage principal est un ancien cadre turinois, devenu professeur, qui enquête sur la fin du grand compromis fordien à la Fiat, la désagrégation de l’entreprise, la restructuration productive, les licenciements, la flexibilité, à l’ombre des nouvelles technologies. Et tout le monde pense que "c’est mal", ce qui s’est passé à la fin des années soixante-dix, lorsque le fordisme a été battu en Italie. Jusqu’à ce qu’une étudiante lui montre une cassette vidéo, qui ressemble beaucoup au film sur la reprise chez Wonder, dans laquelle un ouvrier rappelle comme c’était dur, le travail taylorien à la Fiat.

Revenir à une vision progressiste du travail, ce n’est donc pas revenir au compromis fordien. Il assurait un revenu, certes, et en cela, il était très supérieur à une société qui compte 15% de chômeurs. Il assurait une certaine reconnaissance sociale ? en disant : je travaille à la Fiat, ou chez Renault, on n’avait pas l’impression de faire un petit boulot, même si c’était vraiment un travail sans intérêt. En revanche, il n’assurait que très médiocrement, et presque uniquement de manière clandestine, une reconnaissance de soi. Pour qu’un ouvrier de chez Renault soit fier de lui, il fallait qu’il soit animateur d’activité sportive en dehors de son temps de travail, ou qu’il bricole des machins géniaux qu’il prêtait à son copain de chaîne, mais il n’était pas fier du feu arrière gauche de la Renault 4 qu’il montait pendant vingt ans.

Lorsqu’on visite une usine, aujourd’hui, on est en effet frappé par une implication importante des ouvriers, même sur les chaînes.

A. L. : Bien sûr. Après les échec du taylorisme français, tout le monde essaie d’importer les méthodes japonaises. Mais ces tentatives n’ont pas réellement abouti à un nouveau compromis. Car les Japonais, au moins dans les grandes entreprises ? et plus encore les Allemands ? ont compris, que si l’on demande à un salarié de s’impliquer, de se décarcasser pour le plus grand profit de la firme, il faut lui donner quelque chose en échange : l’emploi à vie, le salaire à l’ancienneté, etc. Le patronat français, lui, ne l’a pas encore compris. Le rapport Dalle, écrit à la fin des années quatre vingt, constatait : "La France souffre des scories du taylorisme." C’est toujours vrai. Le patronat français, dans sa majorité, n’a pas compris que si l’on veut appliquer une stratégie de mobilisation des ressources humaines à l’allemande ou à la japonaise, qui débouche sur un travail plus qualifié et plus productif, il faut en négocier le prix avec les salariés. Et le premier prix à payer, c’est que ce travail ne peut pas être soumis à la "flexibilité".

Ce mouvement de mobilisation des ressources humaines a pourtant été réel, en France, dans la seconde moitié des années quatre-vingt. A ce moment-là, il y a eu jusqu’à trois cent mille cercles de qualité dans le pays. On a demandé aux salariés de s’impliquer, de montrer ce qu’ils savaient faire, et ils ont marché ! Ils ne demandaient que cela. Pourquoi ces cercles de qualité ont-ils presque tous disparu ? Parce qu’une fois que les salariés eurent bien joué le jeu, on les a remerciés, on les a renvoyés à la chaîne réorganisée selon leurs conseils, et en plus, on leur a annoncé qu’ils allaient devoir accepter des contrats de travail flexibles. Cela a démoralisé profondément la société française. Je cite dans mon livre une ouvrière de Belfort, interviewé par Libération en 1996, qui explique que la différence entre le travail de sa mère et le sien, c’est que "les machines vont beaucoup plus vite et qu’on a encore moins de considération qu’avant". C’est un constat terrible, le constat d’une véritable réversion du cours de l’histoire.

Cette impression de manque de considération n’est-elle pas en partie subjective, parce que la demande de considération, de respect, est plus forte qu’avant, parce qu’on n’accepte plus ce que nos parents ont accepté ? Chez les jeunes, notamment, même à l’école, cette notion de respect prend une grande importance. N’est-ce pas un peu l’aboutissement de nouvelles valeurs individuelles qui émergent du délitement des grandes institutions ?

A. L. : On peut voir les choses comme cela. Quand j’essaie d’être optimiste, je pense ce que vous dites ? Ce qui est certain, c’est que notre niveau d’exigence ne s’est pas affaissé, il a même plutôt tendance à augmenter. Le jeune qui n’a aucun espoir exige du respect, l’ouvrière au travail flexible exige de la considération, et le statut de domestique est profondément refusé par la société française. Mais il faut être conscient que ce refus est à contre courant de l’évolution des rapports sociaux. Le capitalisme en France évolue vers un retour au XIXe siècle, ou vers la situation du Brésil, et cherche, notamment à travers les idéologies de la fin du travail, à faire passer l’idée selon laquelle l’emploi, c’est fini, qu’il n’aura plus que des petits boulots, et encore faut-il s’attendre à ce qu’ils ne rapportent pas grand-chose, à ce qu’ils ne permettent plus de se définir par ce qu’on fait (un métier, un statut) ? ce qui veut dire qu’ils ne permettent plus de se définir du tout !

On comprend que face à cette perspective, les gens continuent à exiger un revenu ? ne pas revenir à la femme au foyer comme modèle de place ?, la reconnaissance sociale, le respect et la reconnaissance de soi. Et c’est parce que ces exigences sont, à mon sens, légitimes, qu’il faut inventer des rapports sociaux permettant d’aller le plus loin possible vers la réalisation de ces trois conditions, qui définissent ce que serait une "juste" activité.

Les inventer à partir de quoi ?

A. L. : A mon avis, il a y deux voies complémentaires à suivre. La première, c’est de prendre l’ancien salariat fordien et de l’améliorer. L’ancien salariat a, comme nous l’avons vu, des avantages certains : il assure les revenus et la reconnaissance sociale, soit deux critères sur trois, même s’il ne le fait pas suffisamment, mais cela peut toujours être amélioré de manière simplement incrémentale. Reste la troisième condition, la reconnaissance de soi, qui suppose une réforme profonde de l’organisation du travail ? des cercles de qualité qui soient de vrais cercles d’expression, l’instauration d’une plus grande démocratie dans l’entreprise, telle qu’avaient tenté de la faire les lois Auroux, etc.

Du coup, la lutte pour le partage de ce type d’emplois salariaux améliorés, qui implique une réduction extrêmement rapide de la durée du travail, est certainement la réponse la plus rapide ? ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas grand-chose à inventer ! ? à la question que tout le monde se pose : comment redonneb un sens à l’avenir ? Elle se place dans la continuité des luttes sociales menées depuis cent cinquante ans et des progrès qu’elles ont permis d’obtenir. Mais elle contient également un aspect plus radical, plus nouveau, en prônant une révolution antitaylorienne pour rendre de l’intérêt au travail ? dont la fraction la plus éclairée du patronat considère que c’est précisément ce dont elle a besoin pour être compétitif sur le marché mondial. Si on pouvait arriver à un nouveau compromis social de ce type, disons à l’allemande, par lequel les salariés donneraient plus de leur intelligence, échangeraient un travail plus riche, plus imaginatif, plus qualifié, contre plus de reconnaissance de la part de l’employeur, et plus de temps libre on aurait inventé, théoriquement, une social-démocratie pour le XXIe siècle. C’est le compromis qui a failli s’esquisser à la fin des années quatre-vingt, et que le patronat français a raté.

Vous parlez de compromis à l’allemande. Mais ce compromis a aujourd’hui du plomb dans l’aile. L’Allemagne, elle aussi, commence à connaître des problèmes de chômage.

A. L. : Le problème ? et c’est pourquoi il faut aussi envisager une deuxième voie, nous allons y venir ? c’est que dans certaines branches, on peut être compétitif sans aucun respect et sans aucune qualification des salariés, et l’on peut donc se passer des compromis à l’allemande. Et commele patronat allemand le sait, il a tendance à faire glisser ces emplois vers des pays ou il n’a pas besoin de négocierle respect, ni le salaire. Par rapport aux pays qui ont fait le choix du maintien du taylorisme et de la flexibilisation du rapport salarial, l’Allemagne ou le Japon restent plus compétitifs dans certaines branches, mais pas dans toutes. C’est pourquoi l’on voit se mettre en place cette fameuse troisième internationale division du travail, qui aboutit à l’impossibilité de maintenir le travail non qualifié dans un pays comme l’Allemagne. Sauf, bien sûr, au service du marché intérieur, et encore, à la condition que la société soit très dualisée, pour que le prix à payer pour le travail peu qualifié sur le marché intérieur ne pèse pas sur la compétitivité internationale du pays.

C’est typiquement le problème de la social-démocratie de l’Europe du Nord (l’Allemagne étant tout de même un cas à part, car il lui faut digérer la réunification, et cela ne pouvait pas aller sans embarras gastriques). Prenez l’exemple du Danemark : c’est le pays où les salaires sont les plus élevés du monde. Pourtant, le chômage n’est pas plus élevé qu’en France, parce que les produits danois sont d’une qualité fabuleuse, grâce à une extraordinaire qualification des salariés et grâce à une extraordinaire paix sociale ? Mais le chômage a malgré tout fortement augmenté, parce qu’à ce prix-là, beaucoup de choses peuvent être réalisées ailleurs qu’au Danemark, pour beaucoup moins cher.

Alors, la deuxième voie ?

A. L. : Elle consiste à créer de nouveaux emplois dans ce fameux secteur quaternaire, qui va prendre de plus en plus d’importance (il représente déjà la majorité des emplois créés) et qui regroupe, rappelons-le, tous les emplois d’interaction avec une autre personne : s’occuper d’elle, lui enseigner quelque chose, la soigner, la surveiller, etc. Mais si l’on observe ces emplois, notamment ceux qu’on nomme les "services de proximité", on s’aperçoit avec stupéfaction qu’ils se développent sur les débris du travail domestique, tous aspects confondus : le travail gratuit des femmes et le pseudo salariat des bonnes à tout faire. Le compromis fordien avait rendu quasiment impossible le recours aux services domestiques salariés, à cause de la législation du travail et de son coût, jusqu’à un niveau de revenu très élevé pour l’employeur. Pourtant, avec le recul du travail gratuit des femmes, conséquence de la salarisation des femmes et du féminisme, et avec l’allongement de la durée de vie, qui multiplie le nombre de personnes dépendantes, les besoins sont plus importants que jamais et ne feront que croître. On se trouve donc dans une situation de blocage : une femme qui travaille n’a pas le temps de s’occuper de sa vieille maman, mais elle n’a pas les moyens de payer quelqu’un pour s’en occuper à sa place.

Alors, que faire ? Il n’y a que deux solutions. Soit on reconstitue le statut de la bonne ? très faible protection sociale, travail illimité, etc. ? ce qui serait évidemment une formidable régression ; soit on invente un nouveau rapport social, qui permet à ceux qui occupent ces emplois d’être payés correctement, avec un contrat de travail à durée indéterminée ? ce qui suppose un statut de salarié d’une institution ? en essayant de faire en sorte qu’il procure reconnaissance sociale et reconnaissance de soi.

Ces solutions commencent à exister, mais, comme le montre Brigitte Croff dans Seules, il faut mener une bagarre perpétuelle pour empêcher qu’elles ne se réduisent à la constitution de pools de bonnes mises à la disposition des veilles dames. C’est ce que j’ai essayé de définir comme la voie du tiers secteur. Définir à quelles conditions macro-économiques et fiscales ce tiers secteur peut exister, et à quelles conditions psychologiques et sociales il peut apporter reconnaissance sociale et reconnaissance de soi aux personnes qui y travaillent.

Certains vous reprochent de ne proposer, en fin de compte, que l’institutionnalisation des petits boulots.

A. L. : Je suis exaspéré par les gens qui taxent tous les emplois de proximité de petits boulots, comme si travailler chez les autres était forcément un petit boulot, terme toujours prononcé sur un ton méprisant. Mais cela traduit surtout un mépris sous-jacent de ce que leur mère a fait pour eux ! Car c’est bien de cela qu’il s’agit : s’occuper d’eux, les surveiller, les rassurer, les torcher, c’était un petit boulot ?

Si l’on considère que les aspects hétéronomes du travail domestique devront un jour être pris en charge autrement que sous la forme du travail gratuit des femmes, il faudra bien trouver des façons dignes, respectées et valorisantes de les faire faire par des salariés. C’est le problème de fond que pose le développement du tiers secteur.

"1. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute.

2. Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle de satisfaire par mon travail un besoin humain de réaliser la nature humaine et de fournir, au besoin d’un autre, l’objet de sa nécessité.

3. J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour.

4. J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre."

Karl Marx, Ecrits économiques, tome II, page 22, "La Pléiade", Gallimard, Paris.



________
NOTES


[1"Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublerment dans sa production, soi-même et l’autre.

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