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par Alain Lipietz | 18 avril 2015

La crise du national-populisme français
La guerre ouverte entre les Le Pen père et filles (avant Marine, il y eut Marie-Caroline) a évidemment une dimension personnelle. Mais elle éclaire de manière crue les problèmes d’un parti national-populiste dans la crise des années 2000.

Elle souligne en tout cas l’inanité de la stratégie de diabolisation par contagion (« Les Le Pen , c’est toujours l’extrême droite, donc Pétain, donc les nazis, et vous savez où ça mène. ») Il est pourtant utile de se tourner vers les leçons des années Trente, tant les crises des deux époques, crises du libéralisme débridé, ont de points communs.

Un mot d’abord sur les termes : pourquoi ne pas dire simplement « fascisme » ? Parce que l’extrême droite d’aujourd’hui (sauf peut-être en Hongrie) ne présente plus l’apparat des fascismes italien, allemand, espagnol, et autres du siècle dernier : organisations de masse, défilés en uniforme, etc., bref les « faisceaux ». Mais les partis de gauche aussi ont perdu cet apparat. Cela reflète l’individuation de notre société, le règne des nouveaux médias (télé, internet).

A part ça, oui : comme le parti nazi (NSDAP : Parti national-socialiste des ouvriers allemands) ou le Mouvement Social Italien, le FN a su conserver, avec un succès militant qui inquiétait déjà les intellectuels des années trente, la capacité à reconstituer une pseudo-communauté illusoire du « peuple des petits », des oubliés. Aujourd’hui, seules les religions (islam, églises néo-protestantes, et marginalement le catholicisme) les concurrencent. Mais cette « chaleur populaire » est organisée non pour l’amour, si ce n’est pour le ou la chef(fe), mais pour la haine d’un Autre au nom de la défense d’un « nous » illusoire, les « nationaux ». Alors, va pour « national-populisme ».

Tout fascisme de masse prétendant à la majorité est confronté à cette contradiction : il doit pour grossir se présenter comme le parti du peuple, mais il ne peut avancer de manière crédible un projet pour l’ensemble du peuple, comme le pouvait la social-démocratie, qui imposait à la bourgeoisie un partage du revenu national. Il lui faut un « extérieur » : une partie du peuple niée comme « non-nationale », ou des peuples vaincus.

Il faut bien admettre que cette position contradictoire (promettre à chacun une protection, mais pas pour les autres) est cependant plus facile à défendre que la position social-libérale qui confie à l’État le soin de « panser les plaies du capitalisme » tout en laissant le capitalisme multiplier les victimes. Car ces pansements se heurtent à « l’effet de seuil » : on perd d’un coup une aide publique (allocation, gratuité) dès qu’on gagne un revenu du travail. Il est pourtant normal que la société donne à celui qui n’a rien. Avec une allocation universelle cet effet disparait, mais là on amorcerait une transition hors du capitalisme. Or, si les travailleurs pauvres ont l’impression d’être moins aidés que ceux un cran en-dessous (chômeurs et plus précaires), ils votent FN : voir Céline Braconnier et Nonna Mayer, Les Inaudibles – Sociologie politique des précaires.

Et ces travailleurs précarisés se généralisent avec la crise : salariés, petits indépendants, paysans pauvres, retraités. Ils sont spontanément hostiles à tous ces « autres » qui reçoivent un appui de l’État, y compris les enseignants et autres fonctionnaires : on entend même des retraités protester contre « les charges », dont la contrepartie est justement leur pension – mais ils l’ignorent, croyant que c’est leur propre « salaire différé ». Ce qui permet aujourd’hui au FN de cumuler le soutien libéral des petits contre les prélèvements et règlements, et la demande anti-libérale pour plus de protection.

Mais, premier problème pour le national-populisme : la composition sociale et l’idéologie spontanée du peuple des petits n’est pas la même selon les pays (libérale en Suisse ou aux Pays-Bas, anti-libérale en France), ni selon les régions. Il y a des régions de désindustrialisation en cours (comme le Nord et l’Est) où les petits sont des ouvriers demandant le retour à la social-démocratie nationale (ce que Le Pen père taxe, avec raison, de « chevènementisme », mais c’est le plus beau fleuron des conquêtes de la fille). Et d’autres où les petits sont les petits paysans-propriétaires que raillait Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, ayant souvent « bénéficié » de l’industrialisation rurale à bas salaire des années 1960, aujourd’hui liquidée par la mondialisation. Comme le peuple de droite du nord du Portugal ayant travaillé dans les usines de la Rhur qui construit sa maison dans le Douro, ils se considèrent aujourd’hui d’abord propriétaires.

La contradiction se résoudrait évidemment si l’on pouvait isoler un sous-peuple n’ayant droit à rien. Pour le NSDAP : les Juifs, pour le FN : les maghrébins. Mais alors il faudrait rompre avec les principes universalistes de la démocratie. D’où, second problème : le fascisme ne peut arriver au pouvoir qu’en se transformant en dictature. Il y arriva par des coups de force couplés à des succès électoraux, comme Hitler ou Mussolini, par la guerre civile en Espagne, par l’occupation étrangère sous Pétain. Dans tous les cas, il faut qu’une propagande antérieure, y compris « de gauche », ait préparé le terrain à cette scission du peuple : le christianisme et « l’anti-ploutocratisme » contre les juifs, la « laïcité fermée » contre les musulmans.

Faute des moyens d’un affrontement physique ou d’un soutien étranger (et Marine Le Pen le recherche auprès du « patron » actuel des dictatures nationalistes, V. Poutine), le fascisme voulant accéder démocratiquement au pouvoir est condamné à cesser d’être fasciste, et sous la pression de l’Europe, seul cadre possible de transformation réelle (comme l’avait compris André Gorz) à renoncer à la plupart de ses contenus. Comme le leader du fascisme italien d’après-guerre, Gianfranco Fini, qui finira en une sorte de chevènementiste de droite, parfaitement fréquentable… mais simple second de Berlusconi.

Toutes ces contradictions éclatent aujourd’hui entre les Le Pen. Mais nous mesurons combien la gauche française s’y est mal préparée. Le "produisons français" de G. Marchais et le bulldozer lancé contre un foyer de travailleurs immigrés par un maire communiste, le souverainisme national « anti-libéral » et la laïcité fermée devenue islamophobie, avaient des effets corrosifs, que n’a pu durablement masquer la stratégie de diabolisation.



À noter :

Une forme raccourcie de cet article est parue dans Politis du jeudi 16 avril 2016.

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