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> L’Etat français, coupable 1940-1944 (http://lipietz.net/?article1904)
par Alain Lipietz | 7 septembre 2006 L’Etat français, coupable 1940-1944 Réponse à René Fievet
Et il est significatif que votre billet nous vienne de Washington : l’évolution de la pensée française sur son passé semble vous avoir complètement échappé. Ce n’est pas seulement Chirac qui l’a entérinée en 1995 : cette position (la culpabilité de l’Etat français pendant l’occupation) a été assumée aussi bien par Jospin que par le chevènementiste Gallois au moment du colloque de 2000 sur la SNCF. Les Français sont profondément d’accord avec cette "révision" même s’ils n’ont pas trop envie d’en parler. Je me concentrerai sur la seule phrase de moi que vous incriminez : « le mythe juridique de l’inexistence de l’Etat français du maréchal Pétain ». Les juristes emploient plutôt l’expression de « fiction juridique ». De quoi s’agit-il ? Comme vous le dites correctement, d’une position arrêtée par un décret de 1944 émanant de la France libre. Ce décret ne reposait sur aucune base juridique, mais comme vous le dites plus justement, sur l’engagement héroïque des Forces Françaises Libres et des Forces Française de l’Intérieur (et aussi sur l’accueil triomphal que firent les Français à Bayeux puis à Paris au Général de Gaulle.) C’est donc « la loi des vainqueurs ». Du point de vue juridique au contraire, l’établissement du régime du maréchal Pétain a pu se targuer d’une certaine légalité, au moins parlementaire. Le fond du problème est le suivant : il a existé, entre l’armistice de 1940 et la libération de 1944, deux Etats français : l’un à Vichy, l’autre à Londres puis à Alger. La Quatrième République est née du décret d’août 44, mais elle n’a pu effacer le fait qu’un autre Etat a continué à fonctionner sur le territoire français. Or cet Etat encadrait l’immense majorité de l’administration. D’ailleurs, le décret d’août 44 précise que les « actes dits lois » de l’Etat vichyste devraient être annulés un par un, faute de quoi ils resteraient valables. Dans les faits, ce sont évidemment les lois de discrimination raciales qui ont été abolies (par le même décret). Mais l’essentiel des décisions et du fonctionnement courants de cet Etat français ont bien entendu été respectés. L’ancienneté acquise par les fonctionnaires servant Vichy, les sites classés par Vichy, et même un grand nombre d’institutions créées par Vichy, ont subsisté. Certaines lois discriminatoires, comme celle régissant les Roms, sont toujours en vigueur. Moi-même, j’ai effectué l’essentiel de ma carrière au service d’un organisme, le Commissariat général du plan, dont la généalogie s’enracine bien plus dans le régime de Vichy que dans le gouvernement du Front populaire (l’un et l’autre ayant d’ailleurs été établis par la même chambre d’élus). En revanche, le droit de vote des femmes, que la Troisième République, face à l’obstruction du Sénat, n’avait jamais réussi à adopter, a été établi par décret à Alger. La fiction juridique imaginée par René Cassin a donc été la solution sans doute nécessaire (je le précise dans mon blog), pour « fusionner » ces deux corps législatifs et de pratique administrative, les vainqueurs se réservant évidemment le droit de sélection sur "l’héritage" du vaincu. Fils d’un déporté racial et d’une résistante, vous savez bien où vont mes sympathies. Mes valeurs sont évidemment celles de la Résistance, de l’Etat français de Londres et d’Alger, non celles de Vichy. Là où mythe il y a, au delà de la fiction juridique forgée par Cassin, c’est celui qui s’est constitué après 1944, selon lequel toute la France avait participé à l’esprit de la Résistance, face à une poignée de collaborateurs n’ayant aucune légitimité. Le travail des historiens (américains d’abord, français en suite), des artistes, cinéastes, écrivains, a montré qu’il n’en était rien. La France occupée se partageait entre 5% de collaborationnistes actifs, 5% de résistants, et 90% de gens qui cherchaient simplement à survivre. Ces 90% ont incontestablement apporté leur appui au maréchal Pétain dans les premières années. L’opposition binaire que vous proposez (ou bien toute la France était collaborationniste, ou bien elle était victime d’une bande de brigands) doit donc être profondément nuancée. La majorité des Français était pour l’armistice, et elle s’est trouvée de ce fait placée sous l’hégémonie de l’extrême droite. Il aurait pu en être autrement : imaginez que Paul Reynaud lui-même ait signé l’armistice ! De la même façon, la France « munichoise » par pacifisme se trouvait de fait placée sous l’hégémonie de la gauche pacifiste et notamment du syndicat des instituteurs. Comme vous l’avez deviné, je ne partage donc pas du tout l’analyse de Bernard Henri Lévy. La France n’est pas par essence antisémite. Si tant de juifs, rentrés des camps, ont choisi la France plutôt qu’Israël, c’est que les vagues d’antisémitisme y ont toujours été vaincues. Les Dreyfusards ont gagné, Juin 36 a balayé Février 1934, la Résistance a chassé Pétain et Laval. La réalité était beaucoup plus simple : la France, traumatisée par la Première guerre mondiale a, dans ses profondeurs, refusé la somme de sacrifices qu’aurait exigé la Seconde. Vous citez les chiffres des victimes militaires français. Ils montrent tout autant les sacrifices consentis que l’impréparation technique et stratégique (dénoncées par le Général de Gaulle dès avant la guerre) de l’armée française. Ces chiffres sont à rapprocher des pertes soviétiques (17 millions de morts), mais le chiffre des morts soviétiques témoigne lui aussi d’un mélange d’esprit de résistance faramineux (chaque régiment en renfort à Stalingrad ou Leningrad était un quasi débarquement) et d’impréparation stratégique dont est responsable Staline face à l’implacable machine de guerre allemande. Symétriquement, le score tragique plus modeste des Etats Unis (quelques centaine de milliers de morts pour une guerre sur les deux hémisphères) ne signifie pas tant une absence de combativité qu’une écrasante supériorité technique. Nous n’oublierons pas le sacrifice des soldats d’Omaha Beach, mais en lui-même il ne signifie pas un héroïsme supérieur à celui de leurs voisins de Juno ou Sword Beach : simplement, les débarquements sur ces plages étaient mieux réussis... La Seconde guerre mondiale fût une terrible guerre civile mondiale entre les démocraties, alliées en deuxième mi-temps à un pouvoir lui-même totalitaire (l’Union soviétique), et le plus criminel des blocs totalitaires : l’axe fasciste germano-italo-japonais. Dans cette guerre civile, le gros le l’administration française a collaboré au mauvais camp. Ce n’est pas haïr la France que de le dire, et d’exiger justice et réparation pour les crimes commis par ce morceau (rappelons-le, très majoritaire) de l’Etat français. Dernier point que vous semblez mal maîtriser : l’aspect juridique de ces jugements et réparations. La fraction collaborationniste de l’Etat français a été sévèrement épurée immédiatement après la Libération. Aux exécutions extrajudiciaires a rapidement succédé une justice mieux réglée, laquelle a débouché très rapidement, trop rapidement, sur une quasi amnistie générale. Cette amnistie de fait a été le résultat de plusieurs arrêts, au pénal, au civil, et en droit administratif, et pour finir une vraie loi d’amnistie-amnésie... Le fameux arrêt Ganascia, qui a suspendu et interdit à partir de 1946 toutes les demandes en réparation contre l’Etat français, n’est pas le produit d’une loi : c’est une décision du Conseil d’Etat. Elle ne découlait pas mécaniquement du décret d’août 1944, même si son inspirateur en était le même : le grand René Cassin. Cassin, encore une fois, avait ses raisons, et peut-être ne pouvait-on faire autrement pour éviter de paralyser la France en reconstruction dans d’interminables procès contre les autorités publiques . L’opinion de notre avocat Rémi Rouquette, que je partage, est qu’il aurait été plus sage de voter une indemnisation générale à la mesure des très faibles moyens dont disposait alors la France. Au contraire, cette amnistie précipitée est à la source de ce que Henri Rousso a appelé « un passé qui ne passe pas ». Ce que les psychanalystes ont montré à l’échelon individuel vaut aussi pour les peuples : mieux vaut dire que taire les malheurs du passé. D’autre pays, comme l’Argentine, l’Espagne ou le Chili se débattent encore dans les mêmes erreurs que la France. D’autres états, comme l’Afrique du sud, ou la Tchéquie, ont choisi la voie inverse : celle du débat public, des jugements suivis du pardon. En tout cas, ce qu’un décret du Conseil d’Etat a fait en 1946 avec l’arrêt Ganascia, d’autres décrets du Conseil d’Etat ont pu le défaire, avec les arrêts Peltier et Papon (2001, 2002). Je ne vois pas ce que vous pouvez y redire juridiquement. Mais l’essentiel est que ce renversement de jurisprudence correspond à un retour sur soi de l’ensemble de la nation française à la fin du siècle dernier. Croyez bien que le jugement nuancé que vous semblez me reprocher est parfaitement sincère : je partage la douleur de mon père, j’admire l’héroïsme de ma mère et de mon grand père résistants, j’ai pleuré de honte lorsque le Commissaire du gouvernement, au procès de Toulouse, a évoqué les forfaitures de la justice administrative pendant l’occupation, j’ai admiré le courage avec lequel il a critiqué la jurisprudence Cassin, je suis fier du jugement de Toulouse qui réhabilite la justice administrative française en proclamant le droit des victimes à la justice et à la réparation. "Amère victoire", dites vous. Oui, c’est exactement ce que j’ai ressenti. La honte du comportement de certains Français pendant l’occupation contrebalancera toujours dans ma mémoire le courage montré par d’autres Français (dont mes parents), les pages glorieuses de l’histoire de France telle que la Révolution seront toujours ternies par le souvenir des crimes de guerre de l’Etat (Esclavage, Algérie, dragonnades de Louis XIV, ravage du Palatinat, offensives incessantes de Napoléon 1er, colonisation, esclavage, etc...) Il n’y a pas de nation sainte. Notre devoir est seulement de participer, à notre échelle (du local au global) à un monde le plus juste possible. Et pour cela, étudier, remémorer les erreurs du passé pour en éviter le retour. |
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