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> Fin du travail ou fin du fordisme ? (http://lipietz.net/?article321)
votre référence : [1997i] " Fin du travail ou fin du fordisme ? ", Colloque franco-allemand : Travail, Emploi, Activité, Paris, 9-10 octobre, publié dans les Cahiers Travail et Emploi, La Documentation française, Paris, Mars 1999. (art. 321).par Alain Lipietz | 9 octobre 1997 Colloque Travail, Emploi, Activité Fin du travail ou fin du fordisme ?
La thèse de la "fin du travail" est populaire dans les pays en proie à la désindustrialisation et au chômage. Elle traduit une expérience concrète (on ne trouve plus de travail " ). Jeremy Rifkin en a donné une explication : le progrès technique est maintenant si rapide qu’il semble anéantir toute demande de travail. Cependant, un examen plus attentif des faits dément et l’impression, et l’analyse. On trouve du travail, et de plus en plus (aux États-Unis, on n’a jamais travaillé autant depuis un quart de siècle), mais "ce n’est plus pareil". Le travail (ou plutôt l’emploi) d’aujourd’hui ne permet plus de vivre "comme avant". C’est ce que je vais tâcher de montrer : plutôt que de "fin du travail", il conviendrait de parler de la fin du modèle d’emploi de l’Après-Guerre, de "fin du Fordisme". Et je conclurai en examinant une hypothèse passablement différente, celle de Dominique Méda, qui parle de "fin de la valeur-travail". Commençons par examiner le discours de Rifkin : la "fin (quantitative) du travail" [1]. On pourrait répondre de façon vulgairement empirique : "Il n’y a qu’à regarder les chiffres. Entre le moment où Jeremy Rifkin commence son livre et le moment où il finit de l’écrire, il y a certainement beaucoup plus d’emplois salariés aux États-Unis, il y a certainement beaucoup plus d’emplois salariés en France, il y a certainement beaucoup d’emplois salariés dans le monde". Cela s’explique d’ailleurs assez bien par ce simple constat : les gains de productivité ont considérablement ralenti depuis les "Trente glorieuses" années d’Après-guerre. Les branches qui se développent actuellement le plus vite (les services aux ménages) connaissent d’ailleurs de très faibles gains de productivité et sont en soi peu automatisables. La thèse de Rifkin est aussi fausse dans son constat que dans son interprétation. On ne peut dire cependant que la thèse de la fin du travail salarié ne soit qu’une vaste escroquerie intellectuelle. Il y a quand même un noyau de vérité là-dedans. Ce noyau de vérité, c’est que il n’y a plus du tout adéquation entre la notion de prolétariat et la notion de salariat. La production par le genre humain de force de travail disponible n’a plus rien à voir avec la dynamique de la demande de salariés par le capital. Les plus chômeurs des chômeurs, ceux qu’on appelle les "exclus", ne peuvent plus être considérés, pour parler comme K. Marx, comme une "armée de réserve du travail". Trop souvent, ils n’ont même pas la qualification requise pour qu’un employeur en ait l’usage, même à bas prix. Il n’en était pas ainsi autrefois quand, dans les modèles "extensifs" d’accumulation du capital, les bras nouveaux à la recherche du travail correspondaient en gros à des bouches nouvelles à nourrir. Aujourd’hui, avec l’accumulation intensive du capital et l’exigence d’une main d’ ?uvre qualifiée, on se retrouve dans une situation globalement lewissienne (comme disent les spécialistes du tiers-monde) : l’offre de travail devient potentiellement infinie, alors que la demande de travail par le capital est en tout cas bornée supérieurement par l’accumulation capitaliste qui détermine le nombre de machines sur lequel faire travailler les gens. Ce nombre croît, c’est vrai, mais croît à un rythme qui n’a rien à voir ni avec celui de la démographie, ni avec celui de la dissolution de tous les autres modes de production, notamment paysans, que connaissent actuellement l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine, etc. On retrouve cette discordance dans un pays comme la France, où ce qui continue à se dissoudre, à très grande vitesse, est le mode de production domestique. Le fordisme avait été capable, de façon absolument extraordinaire, d’absorber la chute de la population agricole : nous avions 45 % de paysans en 1945, et à la fin des années soixante il n’y en avait plus que 9 %. Autrement dit, le fordisme avait absorbé sans aucun problème la dissolution de la petite production marchande, du "travail indépendant" de la boutique et des champs. Comment fut-ce possible ? Parce que des mécanismes institutionnels (législation sociale, SMIC, conventions collectives, Etat-Providence) convertissaient les gains de productivité en gains de pouvoir d’achat. La demande sociale solvable croissait avec la production. Cette demande populaire s’est tarie avec le "tournant libéral" des années quatre-vingt, l’une des solutions possible à la crise du fordisme, privilégiée dans le monde Atlantique, qui a rejoint de ce point de vue la situation de Tiers-monde. Faute de redistribution suffisante, ni sous forme de gains de pouvoir d’achat, ni sous forme de réduction de la durée du travail à salaire constant, les gains de productivité, même ralentis, se sont convertis en chômage croissant dès lors que l’offre de travail continuait de croître. Ainsi, on constate que, depuis 1970, 3 millions et demi de femmes supplémentaires se sont présentés sur le marché du travail salarié et n’y ont pas rencontré une augmentation suffisante de l’emploi salarié global, ce qui s’est traduit par une hausse énorme du chômage alors même que l’offre masculine de travail salarié n’avait pas varié. Parallèlement, l’ensemble des tâches que, grâce à la poussée du salariat et du féminisme, le travail gratuit des femmes n’assume plus, ni l’ensemble des tâches que, suite à la dissolution des villages et de la vie des terroirs français, la communauté n’assume plus, cet ensemble de "tâches d’utilité sociale", il ne semble pas qu’il ait été repris en charge par qui que ce soit. Ni par la fonction publique, ni par l’activité marchande. Nous en arrivons donc à une situation d’inaptitude du rapport salarial à capter la totalité de l’offre de travail, ni à offrir l’ensemble des produits et services que la communauté humaine demande. Cela, aussi bien dans les pays développés que dans les pays sous développés. La fin du fordisme appelle donc comme réponse, à tout le moins, une relance du salaire horaire, c’est-à-dire de la part du produit qui échoit aux producteurs et à leurs familles. Je suis de ceux qui pensent que cette hausse du salaire horaire doit prendre prioritairement la forme de baisse du temps de travail à pouvoir d’achat constant (ou plutôt reprofilé), mais ne puis en expliquer ici ni le pourquoi ni le comment. De plus, nous l’avons noté, il y a du "travail" qui ne se fait plus et qui devrait être fait : j’ai parlé de ce qu’assumait jadis le travail domestique ou patriarcal. Naturellement, il n’est pas question de revenir au patriarcat et au travail gratuit des femmes. Encore que ? quand on voit, dans l’enquête présentée par Christian Baudelot, que 5 % des femmes au foyer considèrent que "le travail est quelque chose d’important", ce qui veut dire que 95 % des femmes au foyer considèrent qu’il n’est pas important, on peut se demander si la crise du travail salarié n’est pas en train de réintroduire comme stratégie de protection (ou de retraite) le retour des femmes à la situation antérieure aux années 1960. Dans cette situation, il va falloir probablement inventer d’autres formes, quasi-salariales ou "intermédiaires" entre la fonction publique et le salariat privé, pour assurer à la fois la satisfaction de certains besoins et la demande d’emplois. On peut discuter ici du "tiers secteur", ou de toutes ces sortes d’idées, mais ce n’est pas le lieu, et je passe à la troisième dimension possible de la "crise du travail". Il y a -t-il une crise de la valeur-travail, de la valeur prêtée au travail ? Nous avons vu ce matin, de façon extrêmement intéressante, aussi bien dans les contributions allemandes que dans les contributions françaises, que tout le monde a "envie" de trouver du travail, que (contrairement à ce que laisse entendre les tenants de la "crise de la valeur-travail") beaucoup de monde a envie d’y prendre plaisir, et pas seulement sous l’aspect "fun", mais aussi avec l’ambition de "s’exprimer dans son travail", mais que, en la matière... il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus ! Est-ce une nouveauté ? Bien évidement non. Dans le salariat d’avant le fordisme, il y avait certainement des ouvriers de métier qui faisaient leur tour de France pour apprendre la Belle Ouvrage. Et puis il y avait, d’autre part, ces femmes de la révolution industrielle, dont le modèle est la Fantine des Misérables, qui oscille entre la prostitution et le travail salarié. Dans les deux cas, elle vend son corps pour pouvoir vivre et faire vivre ses enfants, soit dans une activité sexuelle, soit dans une activité productive non-qualifiée. Ces deux situations du prolétariat préfordien, normalement, s’il est vrai que nous revenons à un rapport salarial de type antéfordien, nous allons les retrouver, et il n’y a rien d’extraordinaire à cela : l’amour du travail coexistant avec le dégoût du travail. N’y a-t-il donc rien de nouveau ? Si, probablement. Certes, d’un côté, la volonté de s’exprimer dans son activité sociale (" en dehors de la maison ") reste une des aspirations les plus profondes de l’humanité. Mais la capacité à se laisser "duper" (pour employer l’expression souvent citée par les informateurs de Laurence Roulleau-Berger) n’est certainement plus la même. Je crois, avec Marx, ou avec le psychosociologue Gérard Mandel, ou avec le psychodynamicien Christian Dejours, que la volonté de "faire quelque chose" (autre expression souvent employée par Laurence Roulleau-Berger dans ses enquêtes), de "voir le bout de ses actes" dans son travail, dans son activité sociale, est une des aspirations les plus fondamentales de l’être humain, au même titre que la libido sexuelle. Freud a même pu penser que l’une n’était que la sublimation de l’autre. Je pense plutôt, comme Mandel, que "la société n’est pas une famille", mais qu’il existe une pulsion interne à chacun de nous, dans ses rapports à la société, que lui appelle "acte-pouvoir", une pulsion à transformer la réalité autour de soi, avec les autres, pour s’exprimer. C’est certainement une réalité constante de l’être humain. Mais la capacité de fixer cette pulsion dans des rôles aliénés, certainement, a énormément diminué. De même qu’il devient difficile de convaincre une femme que "maman est le plus beau métier du monde", de même il deviendra de plus en plus difficile de convaincre un travailleur précaire que "ouvrier spécialisé à la chaîne" ou "serveur de fast-food" soit le plus beau métier du monde. Au fond, s’il y a une crise du travail, c’est une crise du mensonge sur le travail, crise provoquée par la dégradation actuelle du travail, par l’aggravation du taylorisme couplée avec la précarisation du rapport salarial, mais pas vraiment une crise de la "valeur-travail" elle-même.
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NOTES [1] Du nom de W. Arthur Lewis qui, dans les années 1950, théorisait une offre infinie de main d’ ?uvre, venue du trop-plein rural, et confrontée à une salarisation industrielle restreinte. |
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