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par Alain Lipietz | 30 novembre 2006

Devoir de rendre compte et déficit démocratique
LANGUE ET TRADUCTIONS DE L’ARTICLE :
Langue de cet article : français
  • English  :

    Presentation to the seminar « Right to complain. International Financial Institutions and accountability » of the Bankwatch Network (download, pdf).

Je remercie le Bankwatch Network de m’avoir invité à cette table ronde sur le « devoir de rendre compte », dans le contexte de déficience de la démocratie [1].

Cette crise de la représentation démocratique est très souvent associée à la globalisation qui « évide » la démocratie. La démocratie fonctionne en effet dans le cadre national, mais les décisions qu’elle peut prendre sont battues en brèche par la libre circulation des marchandises et des capitaux qui, par la pression de la concurrence et du chantage à l’emploi, peut renverser les décisions démocratiques. Je pense en effet que c’est une partie du problème, mais ce n’est pas tout le problème. L’Etat national, plus ou moins démocratique, fait lui-même partie du problème.

Exemple de la première thèse : lorsque le Parlement européen, pour la première fois, s’est emparé de la question de la Banque Européenne d’Investissement (j’ai été le premier rapporteur sur le sujet en 2000 puis à nouveau en 2005), une partie de la direction de la BEI disait : « Nous n’avons à rendre de comptes qu’au marché ». A l’époque, cette thèse était dominante, et ne rencontrait pas d’opposition de la part des autres autorités de l’Union européenne. Pourtant, à l’origine, la BEI avait été créée pour appuyer financièrement les politiques de la Communauté Economique Européenne.

Accountable : comptable de, devant rendre des comptes, nous le traduisons aussi en français par être responsable. Democratic accountability se traduit alors par responsabilité démocratique. Ce qu’il y a de bien avec le mot responsabilité, c’est qu’il vient de répondre. On répond à quelqu’un qui vous pose la question : « Qu’avez-vous fait ? ». La première fois que cette question est posée dans notre culture, c’est dans La Bible, tout à fait au début, c’est même la première question de tous les temps. Elle est posée par Adam et Eve à leur fils Caïn : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » Et lui répond : « Suis-je donc responsable de mon frère ? » Les mots rendre compte ou responsabilité sont donc liés, dès l’origine, au mot fraternité. On parle de responsabilité quand on pose la question qu’avez-vous fait ? ou qu’êtes-vous en train de faire ? à Autrui : à d’autres personnes vis-à-vis desquelles on a des devoirs.

C’est une question différente de celle de la démocratie. La démocratie, c’est qu’allons-nous faire ensemble ? Parler de accountability ou de responsabilité, c’est parler de quelque chose qui est déjà fait ou entrain de se faire. Parler de démocratie, c’est parler de projets communs. Parler de responsabilité, c’est parler d’un agent vis-à-vis de tous les autres. Parler de démocratie, c’est parler de la construction d’un agent collectif. La question qui nous est posée par cette table ronde, dans le cadre de ce séminaire sur « Le droit de faire appel », vise précisément cela : faute de pouvoir bâtir un sujet démocratique prenant des décisions, du moins faut-il interroger les institutions telles que les Institutions Financières Internationales, qui elles, prennent des décisions. On leur pose la question qu’avez vous fait ? parce que nous n’avons pas été capable de leur dire ce qu’elles avaient à faire.

Pourquoi est-il si difficile, pour nous, de prendre des décisions collectives ? On l’a dit, une des raisons est tout simplement que les espaces d’exercice de la démocratie, les Etats-nations, sont pris au dépourvu devant la globalisation. Face à la globalisation, la capacité de l’Etat s’érode, et donc la capacité collective des citoyens de prendre une décision s’érode aussi. Une de mes critiques de la construction européenne, depuis l’Acte unique, les traités de Maastricht, Amsterdam et Nice, est que nous avons généralisé la libre circulation des marchandises et des capitaux à l’échelle du continent, en laissant la prise de décision politique démocratique à l’échelon de la Nation, ce qui la rend de plus en plus impuissante. Le Traité établissant une Constitution pour l’Europe visait à renforcer les règles de prise de décision démocratique à l’échelle européenne, mais il a été rejeté.

Mais il y a des problèmes, même à l’intérieur de la démocratie nationale. D’abord, les désaccords, les conflits à l’intérieur même de la représentation démocratique. Un exemple : nous (l’Union) avons décidé de créer un fond pour garantir les prêts de la Banque européenne d’investissement aux pays en développement, et entre autre, à l’Amérique latine. Eh bien, il s’est trouvé des députés européens libéraux pour dire que ce fond, bénéficiant du privilège de la garantie européenne, sera moins coûteux pour les pays bénéficiaires, et qu’ils devront donc rembourser la différence pour rétablir l’égalité avec les banques privées ! D’autres députés, dont les Verts, ont dit au contraire que justement, ces prêts moins coûteux doivent être accordés en échange de l’observance des buts que poursuit l’Union européenne, c’est à dire le respect des droits de l’Homme, de l’environnement, de l’égalité hommes-femmes etc. Il y a donc eu un débat, certains disant qu’il fallait s’en tenir aux règles de la concurrence, d’autres disant que la démocratie pouvait établir des normes de distorsion de la pure concurrence, dans un but de progrès humain. C’est finalement ce second point de vue qui l’a emporté.

Encore faut-il trouver en face un partenaire qui partage les mêmes buts, c’est à dire un Etat prêt, lui aussi, à appliquer ces normes politiques et éthiques supérieures. Or, ce n’est pas toujours le cas.

Je vous donne un exemple tiré de ma visite au Pérou il y a quelques jours. L’Etat du Pérou est très favorable au développement de l’activité minière. Les peuples du Pérou sont en général tout à fait contre. L’Etat péruvien cherche évidemment à profiter au maximum de la hausse du cours des matières premières, et c’est vrai que cette hausse des prix, tirée par l’expansion de la Chine, a accru de 50% en cinq ans le revenu national péruvien. Ce qui replace le Pérou dans sa longue tradition, depuis les conquistadores : « Le pays est riche, mais les Péruviens sont pauvres ».

Je me suis rendu avec une délégation du Parlement européen dans une région où la population se dresse contre l’ouverture d’une mine qui serait particulièrement polluante. Elle détruirait l’écosystème du paramo dans la montagne, mais elle menacerait aussi, en aval, les réalisations et les projets de développement agricole endogène : c’est que le paramo est un écosystème très important qui retient l’eau et la distribue dans les bassins versants. Ce développement agricole endogène avait d’ailleurs été vanté par Albert Hirschman dans un rapport pour l’Onu.

Donc, toutes les organisations de la société civile, y compris l’Eglise, se dressent contre ce projet de mine européenne, soutenue par l’Etat péruvien. Face à cette résistance des ONG, l’Etat est entrain d’essayer de faire passer une loi, plaçant les ONG sous le contrôle de l’Etat. Il s’agit de les mettre dans la ligne des « priorités stratégiques définies par l’Etat ».

On voit que la globalisation n’a rien à faire dans tout ça. C’est un conflit entre l’Etat et une partie de la société civile. J’insiste que ce n’est pas simplement parce que l’Etat péruvien serait totalitaire et ignorerait les demandes de la société civile. L’Etat péruvien est démocratique, le président et les partis dominants au Congrès ont été régulièrement élus il y a quelques mois. Mais ils se font une représentation ancienne, partiale et contestée de ce qu’est le progrès. Cette idée du progrès était autrefois partagée par 80% de la population mondiale, y compris par des dirigeants considérés comme progressistes. Staline et ses successeurs, Mao Tse Toung, le Pandit Nehru, ou Gamal Abdel Nasser, considéraient, et beaucoup considèrent toujours, que l’ouverture d’une mine, ou la construction d’une aciérie ou d’une papeterie géante au bord d’un fleuve ou d’une mer, sont de magnifiques exemples du « progrès ». Aujourd’hui, on est plus nuancé, on prend en compte les contraintes écologiques, les sentiments des populations indigènes et des communautés locales…

C’est pourquoi des représentants d’organisations non gouvernementales défendant ces communautés péruviennes sont venus nous voir ici, à Bruxelles, pour nous alerter, nous, députés européens : « Vos fonds sont entrain de détruire notre environnement, notre vie. » Ils exercent tout simplement une exigence de rendre compte, et un droit d’appel vis a vis de celles et ceux qui contribuent à financer des projets qui attaquent le cœur de leur existence.

Voilà pourquoi je considère que le devoir de rendre compte et le droit d’en appeler resteront nécessaires tant que nous ne serons pas capables de construire vraiment la démocratie, ni à l’échelle nationale, ni à l’échelle internationale.




NOTES


[1Intervention au colloque Right to complain. International Financial Institutions and accountability du Bankwatch Network le 30 novembre 2006.

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