Evita Chavez ?


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Mardi 19 mars 2013

Le débat sur le bilan de Chavez et l’élection d’un pape argentin braquent brusquement l’attention de la gauche française sur les particularités, « l’idiosyncrasie » des débats politiques en Amérique Latine. En particulier : sur le catholicisme latino et sur le péronisme argentin, deux étiquettes qui ont recouvert - et en même temps ! - la quasi-totalité du champ politique, de l’extrême droite à l’extrême gauche.

Chavez ne manquait pas de proclamer son catholicisme, inscrit dès la première phrase dans sa Constitution bolivarienne du Venezuela (lors même qu’à l’entendre je me demandais parfois s’il n’avait pas viré secrètement pentecôtiste). Quant au jésuite Bergoglio, il a été très proche, comme la plupart des Argentins, du péronisme, variante centre-droit, mais il faut toujours rappeler que les foules (péronistes d’extrême gauche), qui allaient accueillir le retour de Juan Domingo Perón et de sa nouvelle femme Isabela, ont été massacrées par d’autres péronistes à l’aéroport d’Ezeiza en 1973… puis réprimées et torturées par les généraux du putsch de 1976, qui maintenaient un rapport idéologique au péronisme.

Une responsable de EELV qui connait bien l’Amérique Latine, Agnès Michel, a esquissé, sur une liste interne, une comparaison entre Chavez et la première femme de Juan Perón : Eva Perón, « Evita » (morte d’un cancer en 1952), qui fut et reste pour le petit peuple argentin l’équivalent de la Sainte Vierge, tant est resté présent le souvenir de son engagement dans la politique sociale en faveur des plus démunis.

J’ai donné mon bilan grossier de Chavez, peu avant sa mort, ici et, peu après, . J’ai rappelé aussi 2 ou 3 choses que je savais de l’église latino-américaine. Et sur une liste interne j’ai un peu creusé l’idée d’une comparaison entre Chavez et Evita Perón. Comme j’avais envoyé ce texte à un vieil ami, à mes yeux l’un des plus grand connaisseurs de l’Amérique Latine (et du chavisme), Marc Saint-Upéry, il m’a fait l’honneur d’engager un dialogue que, d’un commun accord, nous souhaitons ouvrir à d’autres en le rendant public. Voici donc mes premières considérations.

***

Que fut le péronisme, celui de la première période (de 1943 à 1955) ?

Ce fut le point extrême du « développementisme » (desarollismo) : développement économique par substitution aux importations, et institutionnalisation du compromis entre bourgeoisie nationale et aristocratie ouvrière.
Ce développementisme synthétise la réponse à la crise mondiale du « vieux libéralisme », celle des années 30, réponse qui, dans les pays développés, se divisait en trois options : fascisme, stalinisme et sociale-démocratie. Perón parvint à évoquer les 3 en même temps, tout en se référant à la doctrine sociale de l’Église, le corporatisme (Encyclique Quadragesimo Anno) !

Mais, avec des variantes, le « desarollismo » a concerné presque toute l’Amérique Latine à partir des années 30 et de la seconde guerre mondiale (Lazaro Cardenas au Mexique, Getulio Vargas au Brésil)…

Je pense - et c’est ma critique fondamentale à la politique sociale de Chavez - qu’il n’a fait au fond que du Eva Perón, et que la ferveur populaire en sa faveur est très proche de l’amour voué à Evita. Le problème, c’est que dans le même temps Juan Perón, lui, faisait de l’industrialisation et du corporatisme super-institutionnalisé (énormes institutions syndicales, paritarisme poussé, fonction publique très développée, importante réforme agraire), à l’intention d’une aristocratie ouvrière et d’une nouvelle classe moyenne du secteur de « substitution aux importations ». Eva, quant à elle, s’occupait des programmes sociaux compassionnels envers les descaminados (les sans-chemise, le secteur informel et marginalisé). C’est le soutien des masses marginalisées qui a permis à Perón de reprendre le pouvoir après le coup d’État militaire de 1945, tandis que les communistes et la social-démocratie le traitaient de fasciste. Comme pour Chavez à l’origine…

Pourquoi Chavez n’a-t-il pas su faire du « péronisme complet » (= Juan + Eva) ?

1. D’abord ce n’est plus de saison (voir mon histoire de la politique sociale en Amérique Latine. En fait il s’agit d’une synthèse pour un livre de la CEPAL, à paraitre).

Le « péronisme complet », comme tout le « développementisme » de l’après-guerre, a disparu avec le virage néo-libéral mondial expérimenté par les « dictatures gorilles » latinos des années 1970 (son dernier sursaut aura été le vélasquisme péruvien). Et les missiones de Chavez représentent la version riche (grâce au pétrole) de la « politique sociale du libéralisme » : des subsides aux pauvres, parfois organisés en ONG, mais pas d’institution d’intégration sociale. Bref, plutôt ce que faisait Eva Peron que Juan Domingo Perón.

Pourtant, au Venezuela comme en Argentine aujourd’hui, il y a des tendances à l’auto-organisation non clientéliste des salariés ou des quartiers, initialement parfois soutenues puis cassées par Chavez comme par les Kirchner.

2. Ensuite, il y a le fait que justement le Chavisme s’est construit en concurrence contre les « péronistes vénézuéliens », ceux de la vieille gauche, c’est à dire Accion Democratica, fondée (comme au Pérou l’APRA) par Haya de la Torre, et qui est passée jadis au pouvoir avec Andrès Perez. Les chauffeurs de taxis de Caracas m’expliquaient que beaucoup de « chemises rouges » chavistes, ceux qui rappliquent en camion pour les manif de soutien, étaient d’anciens ADcistes. Surtout les secteurs marginaux, ceux des bidonvilles du haut de la montagne de Caracas. Mais le syndicalisme traditionnel CTV, qui représente les ouvriers survivants du petit secteur de substitution aux importation, et surtout ceux de l’industrie pétrolière, bref l’aristocratie ouvrière, a été d’emblée dans l’opposition, plus par rivalité partidaire que par incompatibilité idéologique, d’ailleurs.

Même chose pour les ex-communistes du Movimiento Al Socialismo : eux aussi sont passés par le gouvernement Andres Perez en sortant de la guérilla, et pour une partie significative d’entre eux, avec des scissions et des va et vient, sont restés ennemis de Chavez.

Cette haine de la « vieille gauche » contre Chavez, qui l’a poussée dans les bras de la droite, l’a coulée dans l’opinion publique. Elle l’était déjà, avec le discrédit de Andrès Perez, tombé pour corruption et pour conversion au libéralisme autoritaire, comme Alan Garcia au Pérou, mais elle s’est « enfoncée » avec cette alliance sans principe anti-Chavez.

3. Enfin, il ne faut jamais oublier la coloration raciste de l’antichavisme. Les chefs de la droite, mais aussi de l’AD ou du MAS sont des blancs, Chavez et les chavistes des métis, ce qui a renforcé la coupure entre aristocratie syndicale et vieux intellectuels de gauche d’une part, secteurs populaires précaires de l’autre, et a rejeté les premiers du coté de la droite.

Cette rupture est profonde. L’image « Ken et ses Barbies » du candidat de toute l’opposition vénézuelienne, Capriles, omniprésent dans les medias privés (eux-mêmes largement dominants) souvent entouré de jolies femmes tournant autour de ce gendre idéal , aurait dû faire un malheur dans un pays où le concours de beauté Miss America est plus important que la coupe du monde de football. Mais c’était des blanc(he)s des beaux quartiers...

Du coup, la contestation écologiste et de gauche de Chavez se développe à partir du chavisme lui-même, dans une alliance inévitable contre la droite, et de plus en plus en conflit et sous la répression de la part du secteur officiel du chavisme (cf mon reportage sur le FSM de Caracas ). Et je crains fort que cela ne s’aggrave.

Comme dans l’histoire (1973) du péronisme, en somme : quand les Montoneros (gauche péroniste), qui avaient soutenu le retour au pouvoir de Peron et de sa « nouvelle Eva » (Isabelita), se firent massacrer à Ezeiza…

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Forum du blog

Il y a 4 contributions à ce blog.
  • Evita Chavez ?

    Sur ma coloration raciste de l’anti-chavisme je serais moins sûr.

    Cela laisserait supposer un racisme au Vénézuéla comme dans les autres pays latino avec des blancs d’un côté (plutôt en haut) les criollos de l’autre (plutôt en bas). En fait, les blancs en question se sont souvent des immigrés, des immigrés qui ont réussi, mais il en existe beaucoup qui eux n’ont pas réussi.

    De plsu dans AD il y avait quand même beaucoup de chefs pas blancs du tout ! Mais bien mélangés comme la plupart des habitants du pays. (AD a été une micrographie du pays, un vrai parti de masse, ce que n’a été aucun autre parti au Vénézuéla).

    Ce n’est pas le moindre paradoxe que ce pays d’immigration qui glorifie son nationalisme à tout va est en fait en grande partie dans les mains de personnes issues d’une immigration proche de première ou deuxième génération. Les "blancs" en question ne sont pas des descendants de colons mais bien des nouveaux arrivés, attirés par le fait que le pays était très ouvert en matière d’immigration. Aujourd’hui on assiste au départ d’une bonne partie des enfants de ces immigrés lassés de ne pouvoir entreprendre et d’être mal payés. Là aussi c’est une erreur grave du chavisme de ne pas retenir les jeunes diplômés - reproduisant ainsi le même phénomène que l’Arabie Saoudite et les pays rentiers du golfe dont le principal produit d’exportation en dehors du pétrole et du gaz est leur jeunesse diplômée.


    Jeudi 4 avril 2013 à 00h42mn47s, par rigas
    lien direct : http://lipietz.net/?breve481#forum4472
    • Réponse à Rigas

      Cher Monsieur

      Merci pour votre intervention. Bon, on va pas discuter 107 ans du racisme en Amérique du Sud et au Venezuela en particulier. Quand dans votre blog vous soulignez que les « classes moyennes » du centre ville de Caracas (ou des coteaux du Sud de la ville) traitent de « singes » les habitants des bidonvilles du Nord et de l’Ouest, et y assimilent Chavez, il est très difficile de discerner la haine de classe et la haine de race, tant elles sont liées : au Venezuela comme au Brésil les nuances de couleur reflètent exactement la hiérarchie sociale (et se reflète jusque dans l’altitude : plus on monte dans les « barrios » de Caracas, plus la couleur de la peau devient sombre ! Et nous sommes d’accord que la « clientèle » de AD est en gros la même que celle de Chavez.

      C’est encore pire quand il s’git de racisme anti-indien. Les club de Lima (analogues des club britanniques) sont interdits aux indiens, aux noirs et aux juifs, et Goldberg, ambassadeur de l’UE au Pérou avait le droit d’y entrer parce qu’ambassadeur.

      Ce qui m’amène à une remarque : le racisme sur la couleur n’a rien à voir avec l’ancienneté ! C’est évident pour les indigènes, ça l’est tout autant encore pour les afro-américains descendants d’esclaves, qui étaient là depuis 3 siècles… et qui sont beaucoup plus nombreux que les authentiques descendants de créoles (espagnols ou portugais débarqués aux temps coloniaux). Il y a des « patriciens blancs », descendants de latifundistes, mais, vous avez raison de le souligner, plutôt moins au Venezuela qu’ailleurs. Mais la grande masse des blancs du Venezuela, du Brésil, de l’Argentine, etc, descendent d’immigrants de la fin du XIXe, du XXe et même d’après la 2e Guerre mondiale (juifs ou nazis). Mon meilleur ami (et ancien étudiant) au MAS était fils d’émigrants juifs hongrois.


      Jeudi 4 avril 2013 à 10h15mn34s, par Alain Lipietz
      lien direct : http://lipietz.net/?breve481#forum4474
  • Evita Chavez ?

    Cher Alain,

    ton analyse comparative sur Chávez et Perón/Evita me paraît tout à fait juste et pertinente. J’écrivais moi-même dans mon bouquin en 2007 : « Chávez prétend être tout à la fois Perón et Evita, Fidel et le Che, pouvoir et contre-pouvoir symbolique, chef du gouvernement et recours des humiliés et des offensés contre les abus de la puissance publique ». Mais en fait, je me référais plutôt à la nature du charisme du leader tandis que tu appliques aussi cette comparaison aux politiques sociales, ce que je trouve fort suggestif : welfare corporatiste institutionnalisé contre « programmes sociaux compassionnels ».

    Je souhaiterais apporter toutefois quelques nuances à ta description, non pas tant comme critique que sous forme d’hypothèses ou de pistes de travail que je souhaiterais soumettre à ton jugement d’économiste.

    D’abord, peut-on vraiment dire que Chávez ne fait pas du welfare social-corporatiste classique essentiellement parce que « ce n’est plus la saison » ? Je ne suis pas spécialiste de l’analyse et de l’évolution des politiques sociales, mais que je sache, au Brésil, en Argentine, les gouvernements plus ou moins progressistes actuellement au pouvoir combinent la modalité subsides focalisés (effectivement plutôt liés à la « politique sociale du libéralisme », comme tu le dis) à une politique de consolidation et d’amplification de l’État social embryonnaire ou préexistant (dans la santé par exemple au Brésil).

    En tout cas, leur politique sociale n’a certainement pas le caractère d’opérations de commando improvisées et passablement désinstitutionnalisantes qui est si frappant au Venezuela. Même Rafael Correa, en Équateur, dont le style idéologique et institutionnel est hélas de plus en plus proche de celui du chavisme, applique sur le plan des programmes sociaux un mélange similaire de politiques de subsides et de construction d’éléments de welfare institutionnalisé.

    Il y a vraiment une spécificité, et même une énigme, du chavisme de ce point de vue là. Et un niveau de gabegie, d’inefficience et de chaos qui est franchement surréaliste, mais qui a bien un caractère systémique. Un des problèmes des analyses « pondérées » d’observateurs ou de chercheurs en sciences sociales qui ne veulent ni démoniser le chavisme (ils ont raison, il y a cent fois pire dans la vaste gamme des régimes politiques imprésentables), ni l’exalter aveuglément (comme certains politiciens en mal de mystique anti-libérale bon marché en France), c’est qu’ils ont du mal à aller au-delà de la distribution des bons points et des mauvais points, genre : « le social, plutôt bien ; la gestion économique, plutôt mal ». Et même lorsque la perversion du système pétro-rentier et la « maladie hollandaise » sont mentionnées, cela reste à un niveau assez générique. Le problème, c’est que le chavisme en tant que formation politico-idéologique fait lui aussi système de façon sui generis et aggrave considérablement les défauts du modèle rentier.

    En 2005, j’avais interviewé les ouvriers de Venalum et d’Alcasa, dans le fameux pôle industriel de Ciudad Guayana, et ils manifestaient déjà à l’époque leur malaise et leur inquiétude face à nombre d’aspects de la gestion bolivarienne. La problématique économique guyanaise est peu connue à l’extérieur, mais elle est cruciale parce que Ciudad Guayana est à la fois le siège de la seule grande industrie moderne non pétrolière du Venezuela, le bastion de la seule vraie classe ouvrière « classique » et le berceau d’un syndicalisme de lutte indépendant et de l’émergence d’une nouvelle gauche d’origine syndicale dans les années 1980 (un peu comme jadis l’ABC de Sao Paulo avec la CUT et le PT).

    Dans un livre remarquablement bien documenté, le correspondant du quotidien britannique The Guardian (pas exactement un bastion de la réaction en matière de presse) fait une description de la gestion chaviste du pôle industriel guyanais qui a de quoi faire dresser les cheveux sur la tête1, et dont mes contacts dans la gauche syndicale vénézuélienne confirment malheureusement la véracité. C’est un peu un mélange d’industrie roumaine sous Ceaucescu et d’industrie extractive zaïroise sous Mobutu, avec patrons bolivariens corrompus allant jusqu’à voler et vendre au marché noir la production, et ouvriers chavistes faisant régulièrement grève contre les patrons chavistes pour protester contre leurs abus (les conflits entre syndicalisme « officiel » et dissidences syndicales sont récurrents à Ciudad Guayana).

    En outre, une bonne partie de ces usines – dont certaines ont été nationalisées, ou renationalisées, tandis que d’autres n’avaient jamais été privatisées – ont connu une chute brutale de leur capacité productive, de plus de 60% à moins de 30% dans certains cas, entre la gestion publique ou privée antérieure et la gestion bolivarienne. De fait, nombre d’ouvriers, y compris chavistes, regrettent amèrement leurs anciens directeurs publics ou privés. Or on sait que la catastrophe guyanaise n’est pas un cas isolé, mais qu’il s’agit bien d’une logique systémique de gabegie, de sous-investissement et d’incompétence criminelle qui a des conséquences à tous les niveaux, y compris celui des « misiones », des conseils communaux et autres réalités liées aux quartiers populaires.

    Ce n’est pas seulement la droite vénézuélienne mais nombre de militants de la gauche chaviste et des mouvements populaires bolivariens qui admettent ouvertement que la gouvernance chaviste se caractérise par « la généralisation de la culture et de la pratique de l’inefficience dans un contexte d’improvisation et de désignation à des postes de responsabilités de personnages médiocres, de sycophantes et de délinquants »2. Or, si ces sycophantes et ces délinquants sont une catastrophe pour l’économie (et le social), ils sont parfaitement fonctionnels pour un système politique fondé sur un caudillisme extravagant et privilégiant la loyauté personnelle la plus servile sur la cohérence programmatique, la compétence technique et l’« accountability » démocratique.

    Je ne crois pas non plus que la fracture entre ce que tu appelles la « vieille gauche » vénézuélienne et le chavisme relève purement d’une haine à base socio-psychologique ou factionnelle. Il y a des tas de gens originaires du MAS, de La Causa Radical ou d’autres secteurs de la gauche pré-chaviste qui ont sincèrement et constructivement voulu participer au processus bolivarien en choisissant de surmonter leur répugnance envers nombre de ses aspects idéologico-caudillistes, et ce pour pouvoir concrétiser leurs espoirs de transformer le pays dans tel ou tel domaine. Ce qui a fini par les dégouter, parfois au terme de nombre d’années de patience et de loyauté, c’est justement le niveau absolument ingérable de gabegie/inefficience/corruption et de bureaucratisme complètement erratique et servile.

    Le livre accessible en ligne La revolución como espectáculo – également traduit en français chez Spartacus3 –, bien que rédigé par un militant libertaire vénézuélien, est une lecture fort utile de ce point de vue, et aussi une agréable surprise, parce qu’au lieu de simples diatribes autoritaires et antimilitaristes (ce qu’on pourrait attendre de la part d’un auteur anarchiste), il comporte de longues analyses très sérieuses d’une série de politiques publiques et de leur mise en oeuvre.

    Enfin, je serais curieux d’avoir ton opinion sur une hypothèse que je formule dans un entretien publié par l’excellente Revue des Livres4 (achetez-là, abonnez-vous, c’est vraiment une source remarquable de « food for thought » progressiste) qui développe et raffine considérablement ma tribune du Monde en octobre dernier5 :

    « … le Venezuela est un cas d’espèce assez insolite. Premièrement, la politique de nationalisation du régime a fréquemment ciblé telle ou telle entreprise pas nécessairement vitale, ou bien tel ou tel canard boiteux, pour des raisons étroitement contingentes et politiciennes. Les résultats ont le plus souvent été désastreux, ce qui a contribué à renforcer l’idéologie néolibérale en paraissant démontrer que la gestion de l’État est systématiquement inefficace et corrompue – alors même qu’il y a des entreprises publiques qui fonctionnent fort bien ailleurs en Amérique latine. Le secteur nationalisé bolivarien (notons que le pétrole était déjà nationalisé) a réussi l’exploit de passer directement à une phase de stagnation de type brejnévien sans connaître la phase de productivité basée sur l’accumulation extensive qu’a tout de même vécu l’Union soviétique à l’époque de l’industrialisation stalinienne. Deuxièmement, plus qu’un modèle socialiste, on pourrait voir dans le Venezuela de Chávez un nouvel exemple de développement socio-économique de type ‘‘national-populaire’’, avec des précédents classiques en Amérique latine. Pourtant, ce qui le différencie étrangement d’expériences du type de celle de Vargas au Brésil ou Perón en Argentine dans les années 1940 et 1950 – à part son caractère ultra-rentier et son niveau d’inefficience abyssal (une inefficience ‘‘plus redoutable que l’Empire’’, a avoué une fois Chávez) –, c’est qu’il s’agit d’un national-développementisme sans promotion d’une bourgeoisie nationale ni alliance avec elle. Pour l’essentiel, Chávez fait du développement ‘‘national’’ avec le grand capital brésilien, les multinationales chinoises et le patronat colombien. »

    C’est finalement peut-être en cela, je crois, que la rupture avec le péronisme et le « développementisme » classique est la plus criante et la plus intrigante

    Enfin, voilà mes réflexions pour l’instant. Pour finir, tu fais bien de mentionner les Montoneros et Ezeiza, et il va y avoir probablement beaucoup de ça, mais plutôt dans les rapports avec les groupes plus ou moins armés de l’ultra-gauche chaviste (quartier 23 de Enero et autres « territoires libres ») qui risquent de s’opposer à d’inévitables mesures d’austérité économique et peut-être de conciliation politique que va sans doute devoir prendre le gouvernement Maduro en raison du déficit, de la dette et de sa moindre légitimité charismatique. Tu noteras aussi cette étrange fixation morbide sur le destin des cadavres des leaders dans les courants « national-populaires » latino-américains, avec les incroyables aventures post mortem de la dépouille d’Eva Perón6, le désenterrement de Bolivar par Chávez pour voir s’il avait été empoisonné, et maintenant les péripéties que va connaître son propre cadavre. Il y aurait une belle étude anthropologique comparative à faire à ce sujet.

    Amitiés.

    Marc Saint-Upéry

    Notes :

    1 Rory Carroll, Comandante : Hugo Chávez’s Venezuela, Penguin, Londres, 2013.

    2 Analyse du collectif bolivarien « El Lumpen », http://www.rebelion.org/noticia.php?id=157780

    3 http://wri-irg.org/system/files/public_files/revespectaculo_web.pdf ; traduction française : Rafel Uzcátegui, Venezuela : révolution ou spectacle ? Une critique anarchiste du gouvernement bolivarien, Spartacus, cahier n° B181, février 2011 ; cf : http://america-latina.blog.lemonde.fr/2012/10/04/une-critique-de-gauche-du-venezuela-de-chavez/

    4 « Venezuela, une révolution sans révolution ? », http://www.revuedeslivres.fr/venezuela-une-revolution-sans-revolution/

    5 « Un antimodèle à gauche », Le Monde, 4 octobre 2012, http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/10/04/un-antimodele-a-gauche_1770208_3232.html

    6 Cf. Tomás Eloy Martínez, Santa Evita, 10/18, Paris, 1998.


    Jeudi 21 mars 2013 à 15h14mn49s, par marc saint-upéry
    lien direct : http://lipietz.net/?breve481#forum4465
    • Premières réponses à Marc Saint-Upéry

      Cher Marc,

      merci pour ta si riche contribution ! Je vais tacher de réponde à tes questions.

      D’abord , c’est vrai j’ai tendance à croire en l’air du temps (le « paradigme dominant ») comme une force agissante dans l’histoire, en ce sens que tous les « princes modernes » (partis ou dirigeants) prennent toujours un peu modèle les uns sur les autres (y compris Lénine sur les États-Unis). Les pays d’Amérique Latine sont particulièrement synchrones, et comme l’a montré ton dernier livre, ou le colloque que j’ai organisé et publié dans Mouvements, les gauches latino-américaines des années 2000 sont moins différentes qu’il n’y paraît.

      Bien entendu, il y a un « style » terriblement désorganisateur, anti-institutionnaliste de Chavez, sans doute unique au monde. Mais la gauche en Argentine ricane de la minceur des réformes de type réforme agraire ou construction d’un État-providence de Chavez comme de Lula ou des Chiliens (ou les Kirchner), par comparaison avec ce qu’avait réalisé Perón (ou Lázaro Cárdenas). Il ne me paraît pas illégitime de poser : « La gauche latino des années 2000 est au social-libéralisme ce que la gauche latino cepaliste des années 1950 était à la social-démocratie », indépendamment du pays considéré : une forme exagérée, une caricature forçant tous les traits (ou les expérimentant).

      Certes le PT brésilien construit des dispensaires plus stables que les Missiones vénézuéliennes, mais le plus grand succès « social » de Lula, qui a sorti le peuple de l’extrême pauvreté, fut les « bourses familiales » qui sont bien de type social libéral, comme notre RMI. Inversement, alors que nous visitions les Tepuys de la Guyanne vénézuelienne en 2008, ma compagne a eu un grave problème de santé et nous sommes tombés sur un dispensaire dans un village indien où la doctoresse, elle même indigène, s’est montrée d’une remarquable compétence et dévouement. D’une manière générale, les dispensaires et officiers de santé publics ne me semblent d’ailleurs pas la signature d’une institutionnalisation de type socialiste ou social-démocrate.

      Par ailleurs, ma première expérience positive du Chavisme vient du travail des Compagnies publiques d’électricité et des eaux de Caracas. Pour électrifier et alimenter en eau courante les bidonvilles, qui sont en altitude, ils ont organisé des « mesas » d’habitants pour faire un recensement très précis et localisé de la population « informelle », que personne n’avait fait avant eux (pas de cadastre évidemment) : savoir qu’au bout de tel sentier il y a trois cabanes abritant des familles de telle taille, donc prévoir des tuyaux de tel débit, etc.

      Sur le pole industriel guyannais (bas Orénoque), tout à fait d’accord avec toi. Des amis ou membres de ma famille, industriels de gauche, ont essayé de traiter avec les chavistes pour y investir. Ils ont plié bagage, effrayé par la gabegie. Le problème est en effet que le chavisme fut une révolution démocratique-bourgeoise sans et même contre la bourgeoisie nationale locale (l’héritière du « desarollismo » cepaliste, pas complétement détruite par le cours libéral des années 80-90).

      Pourquoi ? Il y a bien sûr la terrible absence d’une bourgeoisie d’État, de hauts fonctionnaires bien formés : plaie du Venezuela, en fait les seuls cadres d’Etat disponibles, c’était les militaires…

      Mais je persiste : il y a le terrible racisme des classes moyennes blanche du privé ou même de l’Université à l’égard des classes populaires qu’incarnait Hugo Chavez. J’ai d’ailleurs connu ça lorsque le PT a commencé à monter dans les institutions au Brésil, avec l’élection de Luiza Erundina à la mairie de Sao Paulo, et la première candidature de Lula à la présidence. On ne peut pas comprendre l’hostilité des « toucans » PSDB de Henrique Cardoso, qui auraient dû être les alliés naturels du PT (enfin quand même ! c’est gens-là étaient nos profs de théorie de la dépendance pendant leur exil parisien !) et ont préféré le choix de l’alliance à droite, sans considérer leur mépris de classe et presque de race (souvent la même chose au Brésil) à l’égard de Luiza et de Lula. La différence c’est qu’autour de Luiza et de Lula il y avait plein de jeunes ultra-qualifiés, PT « light » et PT Chiites. Ils et elles ont vite fait leurs preuves.

      Mais comme au Venezuela beaucoup ont vite eux aussi été écœurés par la vitesse de corruption du PT une fois aux affaires.


      Jeudi 4 avril 2013 à 10h08mn54s, par Alain Lipietz
      lien direct : http://lipietz.net/?breve481#forum4473
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