Droit civil. Ingrid. Villejuif.
par Alain Lipietz

vendredi 18 janvier 2008

Semaine de Strasbourg. Un rapport important sur le droit du crédit aux consommateurs. Et en même temps, en France, le jugement « révolutionnaire » sur l’Erika. Comme l’ombre portée de la directive Responsabilité civile des entreprises en matière environnementale. Pour moi qui en fut rapporteur, c’est assez émouvant…

Pendant ce temps, sur la scène française, les choses ne vont pas très bien. Le PS semble s’enfoncer dans des divisions et des compromis absurdes à propos de la modification de la Constitution française nécessaire pour ratifier le Traité de Lisbonne, que ce soit par voie référendaire ou parlementaire. Cette histoire m’a pris beaucoup de temps à Strasbourg. Je ne vais pas vous la raconter ici car le débat s’est déroulé essentiellement sur mon blog la semaine dernière et en parallèle sur le blog de Politis. J’en ai fait un article de synthèse, ici. En résumé : pour avoir un referendum sur le traité de Lisbonne, il faut d’abord et le plus vite possible modifier la constitution française, donc voter « Oui » au congrès de Versailles. Voter Non signifie « Non au referendum » (et dans l’intention de ceux qui prônent cette manœuvre, empêcher le peuple de voter Oui au traité de Lisbonne).

Une déclaration ambiguë du président Chavez à propos de des négociations avec les Farc m’a pris aussi quelque temps. J’en ai profité pour « caler » la position du PE sur la libération d’Ingrid.

Quant aux municipales, chez nous, les négociations assez complexes ont finalement échoué. Contre leur gré, mais sans que cela soit pour leur déplaire (!), les Verts et Villejuif Autrement partiront à nouveau en autonomes.

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Les votes de Strasbourg, que vous pouvez comme toujours trouver là, ont porté essentiellement sur le Caucase, le Kenya… Mais deux textes intéressants sont passés dans le domaine économique. Attention, la présentation a changé, maintenant faut chercher les textes adoptés sur les trois jours de vote de la session.

Le premier est une résolution concernant le traitement fiscal des pertes dans les situations transfrontalières. Ça a l’air assez technique, mais l’enjeu caché était la montée en puissance de l’idée de définition d’une Assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés (ACCIS).

On revient de très loin. Il y a quelques années, le Commissaire Mario Monti, un grand théoricien libéral qui était vraiment contre les distorsions de concurrence et notamment le dumping fiscal, se battait pour un paquet de directives, dit « paquet Monti »… harmonisant la fiscalité des entreprises en Europe ! Après le départ de Monti évincé par Berlusconi et l’arrivée de la Commission Barroso, la contre-offensive de la droite a été terrible. Non seulement on n’a plus entendu parler du paquet Monti, mais la droite et les libéraux ont commencé à parler de « concurrence fiscale » pour désigner le fait qu’un pays avait bien le droit, n’est-ce pas, d’attirer des entreprises du voisin en diminuant le taux de l’impôt sur le bénéfice des sociétés !

Depuis quelques mois se dessine une timide contre-offensive qui commence par exiger d’harmoniser la définition de la comptabilité permettant de définir les profits : la fameuse ACCIS. Évidemment, on n’ose pas encore dire que c’est pour qu’un jour existe une harmonisation de l’impôt sur les sociétés !

Le rapport de cette semaine avait été confié à Madame Kauppi, et la droite s’était déchaînée, non seulement pour refuser toute harmonisation fiscale, mais même pour éliminer l’ACCIS. Une bataille d’amendements assez sévère n’a pas permis aux Verts et à la gauche de pousser plus loin l’offensive en faveur d’une harmonisation fiscale européenne pour les profits des sociétés, mais au moins tous les amendements vantant la « concurrence fiscale » ont été éliminés, et le projet d’ACCIS a été consacré. Match nul très légèrement positif, donc, les Verts se sont abstenus ou ont voté pour.

Ce qui a permis ces avancées, c’est que les libéraux eux-mêmes se sont divisés, les uns votant avec la droite (pour faire baisser les impôts des firmes), les autres votant avec la gauche, pour lutter contre la concurrence faussée par le dumping fiscal.

Beaucoup plus intéressante est la reprise, après des années de silence, d’une directive sur les crédits aux consommateurs (vous et moi quand vous achetez un téléviseur ou une voiture). Cette directive était venue en première lecture au Parlement il y a belle lurette, avait été gelée par le Conseil, mais (crise des subprimes aidant ?) le Conseil a dégelé le processus et le Parlement en vient à la deuxième lecture. Deux points sont très intéressants.

D’abord, le champ d’application de cette directive est extrêmement élargi, de 500 à 75 000 euros. Pour ce prix-là, on peut déjà s’acheter un logement dans pas mal de pays d’Europe.

Première avancée : les particuliers pourront toujours (et sans payer d’indemnité à la banque supérieure à 1% de leur crédit restant), rembourser par avance. Vous voyez l’avantage ? Beaucoup de gens se sont endettés à taux variable à une époque où les taux d’intérêt étaient extrêmement bas. Or les taux longs sont en train de monter assez nettement du fait de l’affaissement du dollar et d’une reprise mondiale de l’inflation. Beaucoup de ménages modestes qui s’étaient endettés à un très faible taux d’intérêt se retrouvent donc à devoir payer des mensualités bien plus élevées que ce qu’ils avaient envisagé. Ils voudraient désespérément passer sur taux fixe alors que les taux d’intérêt sont encore raisonnables (mais pourraient monter bien plus dans les années qui viennent). Mais les banques leur imposent de payer de tels dédits qu’ils sont cloués à leurs « taux variables ». Si cette directive va à son terme, ce ne sera plus le cas, on pourra rembourser par avance après avoir négocié, par exemple dans une autre banque, un autre emprunt à taux fixe.

Une deuxième grande avancée concerne les crédits directement liés à un achat. Par exemple, vous allez à la Fnac ou tel autre grand magasin, vous payez à crédit avec la carte du magasin, c’est très simple, mais les taux d’intérêt sont généralement scandaleux, de l’ordre de 16% par an. Il est bien évident que vous pourriez aller à votre banque faire un emprunt à un taux beaucoup plus bas. Aujourd’hui : trop tard, vous avez passé la caisse du magasin, votre emprunt est contracté. Eh bien, la directive prévoit que vous aurez 15 jours pour changer d’avis, c’est-à-dire changer de prêteur. Le Conseil voulait ramener cette limite à trois jours. C’est-à-dire que, si vous aviez acheté un téléviseur à la Fnac le vendredi, dans la pratique vous ne pouviez pas trouver un autre crédit plus avantageux. Maintenant, vous aurez le temps de renégocier votre crédit… même après avoir acheté à crédit.

Et tout cela est évidemment de portée européenne, c’est-à-dire quelle que soit la nationalité de la banque qui vous aura accordé le prêt. Pour les Français, c’est déjà une avancée réelle par rapport aux droits que nous avons actuellement ; pour un pays comme le Luxembourg, où l’on emprunte dans les banques des Etats voisins, cette révolution dans le droit civil des emprunts est un avantage considérable.

Erika

Mais la grande nouvelle de la semaine en matière de droit civil, c’est évidemment le procès Erika. Vous trouverez ici les commentaires enthousisates de Yannick Jadot, de Greenpeace. Or les grandes avancées qui sont ici pointées sont tout simplement… les enjeux de la bataille de la directive sur la responsabilité civile des entreprises en matière environnementale, qui s’était terminée plus ou moins par un match nul. À l’époque, j’étais rapporteur pour la commission Économique et monétaire et Yannik était mon correspondant au nom du groupe « G8 » des associations européennes de défense de l’environnement. Nous nous étions battus en particulier pour deux choses :

* Que l’on prenne en compte les dégâts environnementaux (et pas seulement économiques) avec pour obligation pour le pollueur de remettre l’environnement en l’état initial, ou payer une compensation.

* Je m’étais plus particulièrement battu pour que les plaintes et les condamnations éventuelles soient solidaires. C’est-à-dire que le juge condamne plusieurs responsables à la fois pour une certaine somme, à charge entre eux de se mettre d’accord sur qui doit payer combien, le juge désignant néanmoins un débiteur « chef de file », cela afin de contourner justement la capacité qu’ont acquise les grands pétroliers de « noyer » la propriété juridique du pétrole (comme des celle pétroliers) quand il est en mer ! Ce qui fut le cas pour l’Erika, et encore plus clairement pour le Prestige. La directive ne fut pas assez claire, tant les enjeux étaient importants et les lobbies déchaînés. La transposition en droit français est à peine ébauchée, mais ce qui est extrêmement émouvant, c’est de voir comment les juges ont utilisé les idées nouvelles de la directive telle que votée par le Parlement en première lecture.

Ainsi, la jurisprudence du droit civil français est en train d’évoluer sous l’influence d’un droit civil européen, en l’absence même d’une transposition claire et nette dans le droit français. Espérons que cette magnifique jurisprudence du TGI ayant eu à juger l’Erika ne sera pas remise en cause par une Cour d’appel, comme le jugement de Toulouse « Georges Lipietz contre État et SNCF » fut remis en cause par la Cour d’appel administrative de Bordeaux.

A noter d’ailleurs que mon père et mon oncle avaient justement demandé des dommages « solidairement » à l’État et la SNCF, sans préciser qui des deux devait payer. C’est le tribunal de Toulouse qui avait fait la part des choses : 10 000 euros par « transféré » pour l’État, 5 000 pour la SNCF… Et, comme on sait, la SNCF a gagné en appel, en arguant de l’incompétence du tribunal administratif. Inutile de dire que nous sommes en train de rechercher une tactique pour poursuivre l’action.

Ingrid

La déclaration du Président Chavez, selon laquelle la libération de Clara Rojas et de la sénatrice Consuelo Gonzalez de Perdomo justifiait que l’Union européenne retire les Farc de la liste européenne des organisations terroristes, m’a posé, vous vous en doutez, un sérieux problème, que j’ai fait clarifier à la réunion de la délégation pour la Communauté andine (que je préside). Là, j’ai mis cartes sur table, leur dévoilant une partie des négociations que je mène tous azimuts pour la libération d’Ingrid depuis cinq ans.

J’ai rappelé qu’en tant que Parlement nous n’avons qu’une seule carte à offrir en échange des otages, justement cette sortie de la liste. (La « liste des organisations terroristes » donne le droit aux États membres de saisir les biens de ces organisations, d’arrêter leurs membres quand ils tombent entre leurs mains, etc). Cela, je l’avais expliqué à plusieurs reprises aux différents responsables de la région (dont le Président Chavez) pouvant avoir des contacts avec les Farc, et aux Farc eux-mêmes, y compris après la « fin du premier round » de mes négociations, par divers canaux, dont le PC colombien. Mais je n’avais jamais laissé supposer que nous nous contenterions de la libération de Clara Rojas et d’une seule sénatrice. C’est d’ailleurs la position d’Ingrid elle-même. Combien d’otages à libérer unilatéralement ? je suis toujours resté vague en public, mais j’ai toujours cité Ingrid, élue colombienne ayant la nationalité européenne (Voir par exemple ici)

Le reste de la délégation écoute oreilles grandes ouvertes, me félicite pour le sérieux avec lequel j’assume mon rôle de président. Je leur indique que j’avais bien entendu mis au courant mes deux vice-présidents socialiste et PPE, ainsi que l’ancien président du Parlement européen (à l’époque, le socialiste Josep Borrell), que l’on m’avait objecté que la sortie d’un groupe guérillériste de la liste des organisations terroristes poserait le problème d’un précédent pour le Hamas, mais que j’avais découvert, lorsque j’étais allé parrainer les négociations entre le gouvernement colombien et l’ELN à Cuba, et en discutant avec des diplomates plus chevronnés, que la sortie de la liste ne posait pas tant de problèmes : les Ealam Tamouls avaient été sortis de la liste au moment du tsunami.

Je demande donc à tous les groupes politiques de s’exprimer un par un sur le compromis suivant : le Parlement européen prendrait position pour le retrait des Farc de la liste à la condition d’un retour au statu quo ante de janvier 2002 (quand l’Union européenne jouait un rôle médiateur entre le gouvernement colombien et les Farc, alors considérées comme « parties à un conflit armé »). Ce statut leur avait été retiré, et les Farc avaient été inscrites dans la liste des groupes terroristes après l’enlèvement d’Ingrid, de Clara et d’autres élus au début 2002. Un par un, les représentants de tous les groupes politiques approuvent cette position. Je la transmets aussitôt par les canaux diplomatiques au Président Chavez.

À propos d’Ingrid, lisez le minuscule livre par lequel les Éditions du Seuil rendent publique l’intégralité de sa lettre à sa mère Yolanda, la « preuve de vie » obtenue par Chavez. Quoi qu’en dise le critique de Libération, cette lettre est belle d’un bout à l’autre.

Il y a aussi des lettres des enfants d’Ingrid. Les enfants, je n’ai jamais voulu bavarder avec eux. Un jour j’ai gaffé en parlant trop légèrement à Yolanda, femme d’une lucidité et d’un courage pourtant admirable, des rythmes (en terme de trimestres plutôt que de jours)] de cette négociation. Dire à des enfants « Votre maman, je crois qu’on a une petite chance de finir par la récupérer, mais vous serez déjà grands », ça je n’ai jamais eu le courage.

Ingrid, on reste avec toi !

Villejuif

Les Verts et leurs alliés de l’association citoyenne Villejuif Autrement, se sont développés à partir des élections municipales de 1995 à Villejuif, face à une municipalité communiste très anciennement enracinée, dont le maire était le suppléant de Georges Marchais… Deux ans plus tard, suite à un jugement ayant reconnu des fraudes dans ces élections de 1995, des nouvelles élections avaient eu lieu et nous avions encore légèrement progressé, approchant la barre des 10%. Enfin, en 2001, il n’y avait que trois listes, la gauche (PC, PS, MRC) qui fit 50%…plus 11 voix, la droite qui fit 26%, et nous, Verts-VA, 24%. Il n’y eut donc pas de second tour.

Cela fait donc 12 ans que nous constituons « l’opposition constructive » face à la vieille gauche archi-dominée par le PC (il est majoritaire à lui tout seul en conseil municipal, ayant complètement satellisé le parti socialiste). Et à chaque élection depuis 1995, nous proposons au parti socialiste une alliance de premier tour pour une primaire à gauche. Et à chaque fois le parti socialiste nous répond : « Nous voudrions bien, mais nos instances départementales ne veulent pas ». Même jeu cette année.

Or, au bout de 12 ans, nous commençons à être un peu las de proposer, proposer, proposer encore dans notre rôle d’ « opposition constructive », sans pouvoir passer à l’acte et servir notre ville. Autre élément nouveau : à l’ancien maire, Monsieur Cosnier, a succédé une nouvelle maire, Madame Cordillot, plus attentive à nos propositions. Face à la pusillanimité du parti socialiste, nous avons donc tenté le grand jeu, proposé une union à trois sur la base du résultat de 2001, c’est-à-dire 2/3 pour la majorité sortante, et 1/3 pour nous, en reconnaissant à la maire sortante la légitimité de conduire la liste.

La réunion a eu lieu ce lundi, alors que j’étais à Strasbourg. Le PC a été aussi cassant qu’on pouvait le craindre, il nous a proposé… moins de conseillers municipaux que nous n’en avons actuellement dans l’opposition. Le PS a fixé le plafond des yeux. Bref, nous repartons en autonomes, Verts et Villejuif Autrement, avec cette fois pour tête de liste Jeanine Coutant, une remarquable militante associative, connaissant tout le monde à Villejuif, et aussi l’administration municipale. Bref, elle ferait une excellente maire.

Quant à la droite, elle se divise, il y a aura une liste sarkozyste et une liste Modem. Cette liste Modem s’est construite en catastrophe en s’appuyant sur les mécontents des deux bords (droite non sarkozyste, et électeurs socialistes exaspérés de la satellisation du PS). J’ai eu beau leur dire que créer le Modem à Villejuif n’était pas une bonne idée et renforçait la possibilité pour le PC de rester en tête, rien n’y a fait. Cette liste Modem nous prendra certainement quelques voix, mais nous en prendrons sans doute chez les socialistes exaspérés par la passivité de leurs dirigeants. Bref, le jeu est très ouvert.

J’avais oublié de vous parler d’une curiosité de cette séance strasbourgeoise : l’invitation solennelle du Grand Mufti de Syrie ! Choqués par la prise de parole d’une autorité religieuse dans cette enceinte, le co-président des Verts, Dany Cohn-Bendit, a ostensiblement quitté la salle pendant le discours. Tout en partageant son point de vue, je suis resté pour voir ça.

Le Grand Mufti de Syrie solennellement invité au Parlement européen

La partie religieuse du discours du Grand Mufti fut excellente. Distinguant « la Civilisation » comme somme des progrès historiques de l’humanité, il a très bien parlé de la contribution de toutes les « cultures » au progrès de LA civilisation humaine, et insisté sur le fait que cette civilisation ne pouvait être « religieuse », car le religieux relève de Dieu et la civilisation des hommes. Parfait, bien mieux que du Sarkozy à St Jean de Latran.

Mais évidemment, c’est le Grand Mufti de Syrie. Il s’est défini comme issu de ce « pays de Cham », comprenant… le Liban, la Syrie et la Galilée, et a bien entendu soutenu les positions de son Président, Bashar al-Assad.

J’avoue avoir le plus grand mal à comprendre comment un Parlement qui l’an dernier a préféré donner le prix Sakharov à un journaliste partisan de l’indépendance du Liban, plutôt qu’à Ingrid Betancourt et aux associations d’amis des séquestrés, a pu cette fois-ci inviter la voix indirecte du dictateur syrien…



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