L’enlisement
par Alain Lipietz

lundi 17 décembre 2012

Passés 65 ans, mes semaines deviennent de plus en plus chargées. Comme je le craignais, pour un militant, la retraite n’est rien d’autre que le passage du salariat au servage : y a plus de limite, de week-end, de vacances.

D’abord, il y a tout le service après-vente de mes multiples vies. Les conférences se succèdent : sur André Gorz, sur les années 70, sur la revue Esprit, sur la Sncf et la Shoah, sur l’économie du vivant, sur l’Argentineetc. Je n’ai même pas fini de toutes les transcrire sur ce site. Et puis il y a les papiers à écrire (sur le protectionnisme, sur les OGM, sur l’Europe) , les émissions de radio (sur les gaz de schistes), de télé (l’une d’elles m’a donné l’occasion de régler quelques comptes avec les climato-négationnistes)…

Mais surtout, les batailles politiques ne me lâchent pas. Il y a d’une part l’actualité locale (le colloque organisé sur les bidonvilles de Romsen Val de Marne, la brutale accélération des luttes urbaines à Villejuif) et d’autre part la politique nationale, avec le véritable enlisement auquel nous assistons.

J’ai trop investi, depuis quatre ans, dans une interminable série de campagnes électorales, afin d’imposer les solutions écologistes au centre des réponses à la crise (et nous n’étions pas loin d’y arriver en 2009 !), pour ne pas m’indigner ce qui se passe actuellement.

En 1981, je n’étais pas « organisé », mais j’avais accepté de participer à l’équipe d’économistes autour de Jacques Attali et François Hollande, à l’Élysée. Nous n’avions rien pu faire pour empêcher que cette gauche (une gauche alors très « première gauche », étatiste, productiviste) prenne en charge, en France, la transition du fordisme au modèle libéral productiviste. Dès 1982 il avait fallu déchanter : et j’avais écrit le livre L’audace ou l’enlisement.

En 1997, je participais activement à l’aventure des Verts qui entraient pour la première fois au gouvernement. Notre travail collectif, mes livres comme La société en sablier, avaient contribué à orienter ce gouvernement hors des sentiers battus du libéral-productivisme, avec les 35 heures, la fermeture de Superphénix, l’abandon de Rhin-Rhône. J’ai pu titrer alors 1998 : l’audace après l’enlisement ?. En 2000, c’était terminé.

Cette fois, il s’agit d’affronter une crise bien plus grave que celle de la fin des années 70, plus grave même que celle des années 1930. D’où mon acharnement : qu’une écologie politique forte occupe des positions de pouvoir, avec un programme clair. Les responsabilités du gouvernement PS-EELV sont aujourd’hui écrasantes. Au milieu des années 30, il fallait s’extraire de la gestion libérale, par Pierre Laval, de la crise du libéralisme classique – ce qu’avait tenté Léon Blum, et plus durablement que lui Roosevelt (après le libéralisme de Hoover). De même, c’est à ce gouvernement-ci, et à lui seul, qu’incombera la responsabilité d’avoir amorcé - ou pas - la transition vers la sortie écologiste de la crise du libéral productivisme. Du moins, en France. Après les terribles années Sarkozy, nous avions besoin d’un Léon Blum.

Or tout se passe comme si aujourd’hui la France passait de la case Laval à la case Daladier, sans passer par la case Léon Blum. Comme si ce trimestre marquait déjà l’abandon de toute ambition pour sortir de la crise.

Il y eut d’abord le vote du TSCG. On s’y attendait un peu : faute d’avoir pu imposer à Merkel la renégociation de ce « traité de la règle d’or », Hollande a imposé son adoption par la France et sa transcription dans la loi organique française. Or ce traité ferme immédiatement la possibilité d’une transition vers la sortie écologiste de la crise.

Les écologistes ne sont pas en général pour l’endettement, façon comme une autre de dilapider l’héritage que nous empruntons aux générations futures. En 2000, nous, les Verts, avions bataillé (y compris contre l’UDF de Bayrou) pour soutenir le ministre Christian Sautter, qui voulait consacrer les revenus fiscaux exceptionnels à une cagnotte, pour désendetter la France et parer aux besoins futurs d’endettement. À l’époque, d’éminents économistes comme Jean-Paul Fitoussi nous avait objecté : « Mais les générations futures , ce sont les enfants avec qui nous vivons ! Réduisons notre taux d’imposition, plutôt que de nous désendetter. » Objection réfutée : qui paie ses dettes, s’enrichit.

Maintenant, il s’agit de tout autre chose. La crise écologique est là. Nous avons jusqu’à 2020 pour empêcher qu’elle ne tourne à la catastrophe irréparable. Nous devons, aujourd’hui, investir massivement et partager le fardeau de la transition écologique avec ces « générations futures ». Nous devons nous endetter pour isoler nos logements, construire des transports en commun, etc. S’astreindre, par loi organique, de ne plus voter que des budgets en équilibre, c’est renoncer à la transition et nous condamner, dès 2060, à une planète plus chaude de 4° (avec toutes les conséquences).

Or, les députés et sénateurs écologistes, que nous avions eu tant de mal à faire élire, ont, sous la pression de leaders EELV, voté cette loi organique, en dépit du vote en sens contraire du conseil fédéral de EELV.

Et ce mois-ci, ça recommence. Hollande et Ayrault adoptent un « pacte de compétitivité » (critiqué ici le mois dernier). Ce pacte va totalement à l’encontre des objectifs écologiques et sociaux sur lesquels nous nous sommes faits élire conjointement. Le gouvernement l’impose comme un « cavalier législatif » sur le dernier budget rectificatif de l’année, initialement dédié à des mesures anti-évasion fiscale. Les députés socialistes s’apprêtent à voter sans broncher. Alerté par de jeunes militants et assistants parlementaires stupéfaits, j’écris un texte appelant nos parlementaires à ne pas voter çà, appel ensuite développé par notre belle jeunesse et pas mal d’anciens. Le débat a lieu dans le groupe écologiste de l’Assemblée. Six voulaient s’abstenir, mais onze choisissent de soutenir. Finalement Eva Sas présente la position majoritaire du groupe, dans le plus beau style « la parole est libre, mais la plume est serve », mais deux de nos députés (Noël Mamère et Sergio Coronado) s’abstiennent quand même de voter la loi rectificative.

Je vous invite à lire le brillant et terrible discours d’Eva Sas. Son analyse est impeccable, la conclusion est terrible : "Nous votons le projet de loi de finance rectificative pour ne pas ajouter la crise gouvernementale à la crise économique". Mais ce choix revient à renoncer au seul levier que nous possédions encore d’exprimer notre "Non possumus" (nous ne pouvons pas laisser faire ça), c’est à dire opposer la menace d’une crise gouvernementale à une politique gouvernementale qui aggrave la crise économique.
C’est donc la nature même de notre engagement politique qui se trouve finalement mis en crise.

Le malaise est tellement énorme dans la base du parti écologiste, que dès la semaine suivante nos sénateurs/trices éliminent par amendement le pacte de compétitivité du budget rectificatif (EELV occupe en effet la position d’un groupe charnière au Sénat : le PS n’a pas la majorité sans nous ni le PCF). Ce budget rectificatif se trouve donc réduit à ce qui en faisait l’objet initial et la légitimité : la lutte contre l’évasion fiscale, et nos sénateurs/trices peuvent le voter. Mais, à ce moment-là, c’est le Parti communiste qui vote contre ce budget rectificatif anti- fraude fiscale et le fait chuter au Sénat !

On voit ainsi se dessiner deux formes de politiques d’opposition très différentes au processus d’enlisement dans lequel est entré le parti socialiste. Les communistes (et plus largement le Front de gauche) sont engagés dans une opposition stérile à tout ce qui vient de la majorité socialiste, y compris la modulation du prix de l’énergie en faveur des bas revenus-faibles consommateurs d’énergie, ou la lutte contre l’évasion fiscale. Les écologistes au contraire cherchent à maintenir le contact avec la majorité socialiste, cherchent à défendre des amendements, justifiant leur soumission aux diktats gouvernementaux par leur solidarité envers la soumission des députés socialistes.

Un vieil ami, Patrice Lanco, fait remarquer que ces parlementaires verts ne tirent même pas profit des enseignements de l’Expérience de Milgram. Vous savez : une autorité « légitime » donne l’ordre à des individus « cobayes » ordinaires de torturer quelqu’un (il s’agit en fait d’un acteur censé recevoir des décharges électriques, et les cobayes n’entendent que ses cris). Et on s’aperçoit que ces cobayes, que rien ne prédisposait à cela, marquent de plus en plus de réticences, mais acceptent pourtant de torturer. Cette expérience montre aussi que la révolte d’un certain nombre de leurs pairs peut pousser les plus timorés à dire « Stop ! J’arrête ça ! »

De la même façon, le gouvernement semble pousser ses parlementaires à maltraiter de plus en plus la société française sans que les députés osent dire Stop, au nom de la solidarité gouvernementale et de la crainte de l’autorité. Le but est de les amener à couper encore une soixantaine de milliards dans les budgets sociaux ou écologiques et les services publics. Il est donc essentiel que les écologistes lèvent le drapeau de la révolte, y compris dans l’intérêt des députés socialistes !

En réalité je crains fort que nos élus écologistes, ou du moins une forte proportion d’entre eux, craignent surtout l’autorité de leurs deux ministres, qui leur intiment la consigne de rester solidaire du gouvernement, afin de garder leur propre place, et sous la menace de perdre des plumes lors des prochaines investitures. Menace à mon avis bidon : au train où vont les choses, il ne restera plus beaucoup de chance de victoire aux socialistes comme aux écologistes, et cela dès les prochaines élections municipales. Dommage pour nous, dommage pour le peuple de France, dommage pour la planète.

Cet enlisement, après le tournant de 1982 et celui de 2000, appelle toutefois une explication beaucoup plus profonde que l’égoïsme à courte vue d’élus cherchant à conserver leur poste, sans se préoccuper du « pourquoi on les a élus ». C’est ce que je tente d’expliquer lors d’une réunion de la fondation Copernic. Il n’y a pas une gauche radicale « fidèle » et une gauche sociale-libérale en train de tomber à droite. Il y a d’abord et avant tout, à gauche, une opposition entre les productivistes et les autres.

Les premiers rêvent d’être là, « au cœur de » ce qu’ils imaginent être la puissance… Ils furent dirigistes dans les années 1950, sociaux-libéraux dans les années 90, libéraux dans les années 2010. Mais leur culture est invariante : la connivence avec le pouvoir économique (public ou privé), ces grands patrons et technocrates avec qui on rêve de s’entendre, non pour satisfaire les besoins de la population, mais pour l’ivresse de « faire tourner la machine ». Ils prétendent bâtir pour loger ou pour créer des emplois (« la croissance »), mais en fait ils rêvent de bâtir pour bâtir, ils ne se demandent même pas si cela ne créerait pas plus d’emplois et de bien-être, de simplement améliorer l’usage de l’existant.

Et cette logique s’étend au Parti communiste : en témoigne Notre Dame des Landes, où ce parti, malgré dix, cent arguments rationnels, soutient pour une fois le chef du gouvernement socialiste et la création d’un nouvel aéroport, au nom de l’emploi, alors que pour le même prix on pourrait d’une part améliorer l’existant (Nantes-Atlantique) et d’autre part financer des milliers de travaux d’isolation des logements, des lignes de transport en commun…

À Villejuif même, dans ma ville, nous nous battons au jour le jour contre une municipalité communiste, qui depuis 30 ans faisait fuir les entreprises en couvrant la ville de banderoles misérabilistes : Villejuif, ville sinistrée, pour finalement se résoudre à livrer le nord de la ville au Crédit Lyonnais, à la grande fureur des syndicats et des salariés contraints de déménager. Et du jour au lendemain, sous prétexte de l’arrivée d’un métro, elle couvre brutalement tout le sud de la ville de projets de ZAC, provoquant une levée de boucliers des habitants. La maire multiplie les réunions de « concertation », en réalité : des réunions de présentation, où la révolte et les contre-propositions des habitants ne sont écoutées que pour être réfutées. Je l’attendais un peu, mais oui, la maire a fini par le dire : « Villejuif sera au cœur même de la plus grande métropole du continent ! » Mais oui, mais oui… et au cœur de la Grande Europe du Marché unique ?

C’est pourquoi le principal mouvement social d’opposition au gouvernement n’est pas celui des « pigeons » ni celui des ouvriers de Florange, mais la résistance contre Notre Dame des Landes. De mieux en mieux convaincue, la partie consciente de la population clame au gouvernement socialistes-écologistes : « Vous faites fausse route ! Vous êtes là pour reconstruire l’économie française sur une base énergétique sans carbone ni nucléaire. Nous comprenons les difficultés financières héritées du passé. Alors, arrêtez de jeter l’argent par les fenêtres, dans des projets inutiles et qui nous éloignent du but ! Sortez-nous de la crise, ou partez ! »

Déjà ? Sauf si nos élus… ou la mobilisation populaire ?



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