Dés mardi midi, Jean-Luc Bennahmias (eurodéputé Vert de la commission sociale du PE) me prévient, rigolard : « Dans toutes les commissions, la directive Bolkestein est retoquée ». Mercredi, suivant une tradition déjà rodée (retirer un projet avant de se faire battre en plénière ! ), le président de la Commission européenne Barroso retire le texte et décide de le « rééxaminer ». Victoire ! au moins provisoire… Reste à passer aux actes, comme le remarquent les Verts du PE
La Bolkestein… un projet qui date de la précédente législature et de la Commission Prodi. Pendant la campagne européenne, personne ne m’en parlait, sauf quelques correspondants d’ATTAC que je rassurais : elle ne passerait jamais. La presse française, Chirac et le PS ne l’avait pas encore repérée. La Confédération Européenne des Syndicats , si !! Dès les manif syndicales européennes du printemps (500000 personnes à Berlin, avec Bernard Thibault, 500000 à Rome et… 15000 à Paris), elle était au centre des discussions. Mais le patronat européen du bâtiment aussi était contre.
En fait, c’était une énorme directive prétendant s’attaquer aux multiples obstacles qui empêchent un avocat ou un notaire à s’établir dans un autre pays européen. Mais dans ce fourre-tout où il y avait du bon et du moins bon se cachait une bombe : le "principe du pays d’origine". C’est-à-dire que les salariés en mission dans un autre pays que le siège de leur entreprise relèveraient du droit social du pays d’origine ! Or tous les sous-traitants, de quelque industrie que ce soit, et particulièrement du batiment, peuvent être considérés comme des « services ». Donc potentiellement il leur suffirait de décentraliser le siège social en Esthonie pour faire appliquer n’importe où en Europe le droit social esthonien ! La délocalisation à domicile…
J’exagère à peine : voir la notice que lui consacre SINOPLE, l’association des Verts français au Parlement européen (j’en profite pour faire la pub de son excellent travail...)
Bref, tout le monde (et même le fameux altermondialiste Chirac) étant finalement monté au créneau (avec huit mois de retard sur la CES), les parlementaires répercutent, et la directive tombe. Parfait exemple de la liaison mouvement sociaux- démocratie représentative, mais cette fois à l’échelle européenne.
Coup de bol : il s’agit d’une directive relevant d’un chapitre (les règles de la concurrence) que le traité actuel (Maastricht-Nice) met déjà en codécision avec le Parlement ! On n’a même pas eu besoin du Traité Constitutionnel. Mais il va en être autrement sur les services publics.
J’explique.
Mercredi, la Commission économique et monétaire du parlement vote. Mon rapport sur la BEI y passe comme une lettre à la poste ! J’avais à vrai dire complètement balisé le terrain.
Arrive alors le vote sur le rapport « in’t Veld ». Ce rapport traite d’une décision de la Commission « sur les aides d’État sous forme de compensation de service public ».
Attention, attention ! on raconte tellement de sottises à gauche sur ce sujet complexe qu’on laisse le champ libre à la droite. Alors accrochez vos ceintures, on va rentrer un peu dans les détails ! Mais comme tout le monde se plaint de ce qu’on ne voit pas ce que le TCE peut changer dans la réalité sociale européenne, ça mérite un détour.
Normalement , le traité actuel dit que (art. 86) :
« 2. Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de la Communauté.
3. La Commission veille à l’application des dispositions du présent article et adresse, en tant que de besoin, les directives ou décisions appropriées aux États membres. »
Bon , relisez attentivement. Le point 2 dit que les règles de la concurrence s’arrêtent là où commencent (« en droit ou en fait ») les exigences du service public. Hein ? quoi ? comment ce fait-ce ? on croyait que c’était le contraire !
Ben non. Mais la Commission, très néo-libérale, avait fait glisser la pratique vers le contraire. Et les gouvernements, trop contents de pouvoir dire « la baisse des services publics ? c’est la faute à l’Europe ! » avaient laissé faire.
Donc, la Commission, s’appuyant sur le point 3 qui lui donne une sorte de pouvoir de police administrative, avait adopté une pratique sourcilleuse qui exigeait de chaque autorité publique (Etats, régions, municipalités) qu’elle lui notifie les aides qu’elle comptait accorder à un service public, et attende le feu vert. L’article suivant, le 87, qui autorise les aides d’Etat aux personnes, aux régions, aux secteurs, exclut en effet les aides à des entreprises particulières car elles « faussent la concurrence » : il faut donc demander l’autorisation de la Commission. La « notification » exigée par la Commission servait à vérifier s’il ne s’agissait pas d’une aide d’Etat au sens de l’article 87.
Jusqu’au jour où une région allemande, à qui la Commission cherchait des poux dans la tête pour les subventions qu’elle versait à son service public de transport, Altmark, s’est rebiffée. Elle a porté plainte devant la Cour de justice européenne de Luxembourg (le « conseil d’Etat » européen). Et la Cour, s’appuyant sur le 86-2, non seulement a reconnu la légitimité des subventions, mais arrêté qu’une autorité publique n’avait même pas besoin de demander l’autorisation ni même de notifier une aide publique quand celle ci n’était rien d’autre que la rémunération d’une obligation de service public ! Bref, le service public échappe aux limites de l’article 87.
Cet arrêt Altmark, succédant à plusieurs autres (voir mon rapport sur la concurrence 2002), a semé la confusion dans la Commission. Celle-ci s’est donc résignée à transformer l’arrêt Altmark en nouvelle « décision ». Il s’agit en somme de décider ce qui permet de dire qu’une entreprise quelconque a des charges de service public, et donc à ce titre un droit inconditionnel à subvention, et de combien.
C’est sur ce projet de décision de la Commission que portait donc le rapport de Madame in’t Veld, une libérale-démocrate, économiquement pas très à gauche.
La masse des amendements déposés était énorme. Je ne vous donne pas le résultat des courses dans le détail, d’abord parce que ce n’est pas encore publié sur le site du PE, ensuite parce que tout peut encore bouger en plénière. Mais deux points semblent acquis de ce premier vote.
1.Conformément à ce qu’on avait remarqué lors du débat sur le rapport Herzog, la droite allemande est prête à dire qu’en matière de service public chacun est maître chez soi : même les villes et régions peuvent financer ce qu’elles veulent. Il ressort des amendements adoptés que, « après consultation des usagers », une municipalité, une région, une nation, peut décider les obligations de service public qu’elle veut et les subventionner en conséquence !
Et attention ! Il ne s’agit pas de service forcément « non-rentables » ! c’est le projet de la Commission qui prévoit un taux de profit « raisonnable », c’est la gauche qui refuse qu’on subventionne des services bénéficiaires...
2.Contrairement à ce qui s’est passé lors du rapport Herzog, la droite ne conteste plus qu’on peut s’appuyer sur le projet de Traité Constitutionnel Européen (beaucoup plus favorable aux services publics que les traités actuels) comme s’il était déjà adopté, puisque les gouvernements l’ont signé et le Parlement l’a déjà voté. Le rapport in’t Veld s’appuie donc tranquillement non seulement sur l’article III-166 du TCE, qui n’est autre que notre vieil article 86, mais aussi sur le nouvel article III-122.
Or, c’est l’article qui change tout, sur le fond et sur la forme. Le voici :
« Sans préjudice des articles I-5, III-166 (l’ex-86), III-167 ( l’ex-87, qui autorise les aides publiques « horizontales » , aux personnes, aux branches, aux régions) et III-238 (qui autorise depuis des lustres les aides aux transports publics), et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général en tant que services auxquels tous dans l’Union attribuent une valeur ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de sa cohésion sociale et territoriale,l’Union et les États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application de la Constitution, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d’accomplir leurs missions. La loi européenne établit ces principes et fixe ces conditions, sans préjudice de la compétence qu’ont les États membres, dans le respect de la Constitution, de fournir, de faire exécuter et de financer ces services. »
Deux points-clés, donc :
a) Alors que l’actuel article 86 (devenu 166) dit simplement que les règles de la concurrence s’effacent devant le service public, le nouvel article fait obligation à l’Union et aux Etats (« veillent à… ») de les « fournir, faire exécuter et financer. »
b) C’est maintenant la loi européenne (c’est à dire en codécision Conseil- Parlement) qui décide, ce qui encadre sérieusement le pouvoir actuel de « décision » de la Commission (art 86-3 devenu 166-3, où la décision de la Commission est définie comme un simple « acte d’exécution »)
Alors, le rapport in’t Veld qu’on est en train de voter ?
Eh bien ! tant qu’on est dans le traité actuel, c’est un simple « avis ». Si bon qu’il devienne, dans le travail des parlementaires jusqu’à la plénière , il n’a aucune valeur contraignante. La Commission en fera ce qu’elle voudra, elle "décide".
Si, d’ici là au contraire, le Traité instituant une Constitution pour l’Europe est adopté, le rapport in’t Veld (qui passera alors en codécision avec le Conseil) deviendra "loi européenne".
La défense des services publics : c’est l’un des enjeux du Oui ou du Non.