La crise grecque et l’Europe du Non
par Alain Lipietz

jeudi 13 mai 2010

Le débat économique et social se développe actuellement très vite et sur tous les fronts. Je le mène principalement sur mon blog d’Alternatives économiques… ce qui ne m’empêche pas de participer aux passionnants débats de la construction d’Europe-Écologie.

À la mi-avril, la question des retraites polarisait la discussion. Depuis, on assiste de part et d’autres à un certain attentisme. Fillon et Sarkozy semblant un peu patauger quant à l’axe de leurs offensives, la mobilisation du 1er Mais a été un peu faible et terne, faute d’objectif clair. La réflexion se poursuit pourtant. Je n’ai pu participer au meeting du 6 mai de l’appel Faire entendre les exigences citoyennes sur les retraites, mais Cécile Duflot y a pris la parole (voir la video)

Un débat s’est ainsi engagé avec Jean Gadrey, ancien économiste plutôt proche du PCF (dans notre jeunesse…) qui a viré résolument écologiste. J’avais insisté (comme beaucoup d’autres écologistes…) sur le fait que la question des retraites était fondamentalement une question de croissance du temps libre, donc de partage des gains de productivité, et que ceux communément projetés pour l’avenir étaient nettement supérieurs aux « transferts vers le financement des retraites » imputables à la seule démographie. Jean ouvrit la discussion sur le forum de mon billet d’Alternatives économiques, « Cinq débats-clés sur les retraites ». Attention, disait-il, le souci de la protection de l’environnement va ralentir les gains de productivité !

Eh oui ! S’il est vrai que la conversion verte va créer une masse d’emplois, cela veut dire qu’il faudra plus de travail humain pour se nourrir ou se déplacer, donc que la productivité (apparente) du travail va diminuer ! Débat complexe et passionnant, qui s’approfondit sur un nouveau billet d’Alternatives économiques, « Gains de productivité et financement des retraites ». Il ne change d’ailleurs pas grand chose sur la stricte question des retraites, du moins à l’horizon de la crise actuelle , qui voit les « anciens » emplois disparaître, et avec eux leurs cotisations retraites. Quand on sera revenu au plein emploi des adultes de moins de 60 ans, on verra… Mais aujourd’hui, ne pas trop faire fonds sur la productivité future invite avant tout à financer les retraites par un repartage de la valeur ajoutée actuelle, en faisant cotiser les profits…

Là dessus, et alors même que l’appel Faire entendre les exigences citoyennes sur les retraites visait entre autres à réconcilier dans le combat commun ouiouistes et nonistes (et même signataire de l’appel Bourdieu et de l’appel Touraine, en 1995 !), v’la-t-y pas que quelques trolls passent à l’attaque sur les forums et sur Facebook : les « ouiouistes » ne peuvent pas défendre les retraites !!

Ce qui nous rappelle que (comme le temps passe !) nous allons bientôt célébrer le 5ème anniveraire de la victoire du Non. Il serait peut-être temps d’en tirer le bilan, qu’on ait voté « stratégiquement » Non, par opposition à une Europe plus fédérale, ou « tactiquement » Non, en pariant qu’on ferait mieux la prochaine fois. Quant à ceux qui ont voté Non en pensant abolir ainsi les traités précédents, ceux de Maastricht et Nice ((bien plus libéraux que le TCE), je suis de tout cœur avec eux, mais ils n’avaient simplement pas compris la question posée et s’étaient fait manipuler par les deux catégories précédentes.

Je rédige donc, toujours sur Alter éco, une esquisse de bilan de ce choix, qui fut, de droit et surtout, hélas, de fait, un choix pour l’Europe intergouvernementale de Maastricht-Nice contre une Europe un peu plus fédérale et un peu plus contrôlée par les élus des peuples européens : « Préparons studieusement la célébration du Vè anniversaire du 29 mai ! »

Le débat commence « studieusement » sur le forum correspondant, quand la réalité vient brutalement percuter mon diagnostic : l’absence de fédéralisme, la réduction post-29 mai de l’Europe à un forum intergouvernemental, débouche sur un paroxysme de la crise grecque, après des mois de tergiversations (principalement de la part du gouvernement allemand, mais Sarkozy s’opposait encore lui même à l’idée d’un Fonds monétaire européen…). Finalement, l’Europe vole au secours de la Grèce, mais en imposant un plan d’austérité délirant, qui provoque la colère des salariés grecs.

Une coalition de forces syndicales et politiques (Verts et « gauche de la gauche ») réunie par ATTAC convoque alors une conférence de presse où, derrière la solidarité envers le peuple grec, perce de profondes divergences. Pour la « gauche de la gauche » (NPA et Parti de Gauche principalement), plutôt que de rechercher la solidarité européenne avec sa conditionnalité, la Grèce devrait répudier ou suspendre unilatéralement le remboursement de sa dette publique.

Je reprends donc le débat dans un nouveau billet d’Alter éco, « Le plan de sauvetage de la Grèce : qui doit payer ? ». Que la dette grecque, que tout le monde (gauchistes et spéculateurs !) considérait irremboursable, ait été ainsi « européanisée », mutualisée dans un ensemble plus sûr (l’eurogroupe) est une première victoire du fédéralisme européen contre la politique nationaliste cynique de Merkel, qui n’aura fait, finalement, que des mécontents en Allemagne et qui le paiera cher aux élections de Rhénanie du Nord-Westphalie. Et proclamer maintenant que la dette grecque, ainsi transférée à l’Europe, ne doit pas être remboursée, c’est faire le jeu des Goldman-Sachs qui spéculent à la faillite de la Grèce. Mais que l’on fasse payer (et en plus à un taux qui reste relativement élevé, même s’il est bien plus faible que ce qu’imposaient les banques) d’abord le peuple grec, et non les classes dominantes grecques qui ont largement bénéficié des largesses et du laxisme fiscal du gouvernement sortant de Konstantinos Karamanlis, c’est cela le vrai scandale.

A poser le problème en terme « la Nation Grecque contre la banques internationale », en ignorant l’aspect « répartition entre les classes sociales grecques », la « gauche de la gauche » fait une erreur d’autant plus grave que la question va bientôt se poser à la France. Car la politique d’endettement de Karamanlis est en fait la même que celle que j’avais dénoncée chez Nicolas Sarkozy, dès juillet 2007 et la présentation de sa loi TEPA (bouclier fiscal, quasi-suppression de l’impôt sur l’héritage etc.) : « Donner aux riches dans les années de vaches grasses et faire rembourser par les pauvres dans les années de vaches maigres ».

Cela dit, une fois « européanisée » la dette grecque, le problème de la crise mondiale reste entier : les dettes accumulées pendant la longue période du « libéral-productivisme » (1980-2005) ne pourront jamais être remboursées. Elles sont insolvables. En 2008, cette crise s’est manifestée comme une crise de liquidité des banques : on ne savait plus quelle banque détenait le plus de dettes insolvables, donc les banques ne se prêtaient plus les unes aux autres. La solution a été de nationaliser massivement les dettes privées (des banques). Et maintenant ce sont les Etats qui se trouvent endettés à mort et pour une part insolvables, et qui affrontent en première ligne la seconde phase de la crise : l’insolvabilité de la dette accumulée dans les 30 dernières années. Concrètement, les pays européens, dont l’Allemagne, se trouvent maintenant détenteurs (ou futurs détenteurs) d’une dette grecque irremboursable (même, et surtout, en saignant le peuple grec).

Là dessus, je suis invité à la table-ronde inaugurale du « Dialogue franco-allemand » organisé en Sarre par la fondation Asko-Europe, le 6 mai, donc au lendemain des sanglantes manifestations grecques et au début de la spéculation contre la dette des gouvernements « suivants » : le Portugal, l’Espagne et l’Italie (avant la Grande-Bretagne et la France…), et à la veille des élections de Rhénaniedu Nord-Westphalie. Il me faut à la fois dénoncer le virage « noniste » (anti-européiste) de la droite allemande et la volonté de faire payer aux peuples l’insolvabilité généralisée.

Arrivé la veille à la gare de Sarrebruck, je fais la route avec un étudiant allemand qui me raconte que la presse allemande martèle le chiffre du prêt allemand à la Grèce pour les trois ans à venir (22 milliards)… et donne le chiffre du prêt français pour une année (6 milliards) ! Je cale donc mon intervention sur « la double crise » (celle de l’économie mondiale et celle de l’Europe non-fédérale) en tenant compte de l’état présumé de l’opinion allemande. J’explique qu’il faut d’abord mutualiser les dettes au niveau européen, puis en effacer une partie, car les droits acquis par les banques correspondent à un modèle périmé, et faire payer le reste par ceux qui ont abusivement profité du modèle ultra-libéral. Je conclus en rappelant la solidarité financière européenne… à l’égard de l’Allemagne de l’est ! Cliquez ici pour lire mon intervention.

Finalement ça passe bien. Sur le chemin du retour, le sympathique représentant de la Commission européenne, Jean-François Jamet, m’explique que le débat a effectivement commencé sur ce schéma : européaniser la dette puis faire défaut sur une partie. Deux schémas s’affrontent déjà : européaniser la dette publique dans les limites autorisées par le traité (60% du PIB national) et laisser le reste exposé aux pressions des banques, ou au contraire européaniser la dette en excès… Débat très technique sur lequel nous aurons le temps de revenir…. En sachant que l’inflation, qui ferait payer tout le monde à l’exception des plus puissants, est encore le scénario le plus probable.

Mais si vives ont été les résistances de Merkel et du peuple grec que la spéculation a déjà repris contre la zone euro : personne ne croit que la première paiera et que le second remboursera. Alors, le week-end dernier (7-9 mai), le Conseil des gouvernements européens décide d’élargir la stratégie esquissée pour la Grèce une semaine auparavant : mutualisation européenne massive des dettes publiques, et austérité promise à tous les peuples pour rembourser plus tard.

Je ne boude pas mon plaisir sur le premier volet. Ce que nous essayions en vain d’obtenir depuis 20 ans et le débat sur le traité de Maastricht, la menace des traders (et, ô honte, les appels angoissés d’Obama qui sait bien que, si l’euro tombe, le dollar sera le suivant sur la liste) vient d’en imposer une partie aux gouvernements européens et à la BCE. En un week-end a disparu la soi-disant indépendance de la BCE, qui va commencer à monétiser de la dette publique, et un début de fédéralisme financier européen est adopté, avec un fonds pouvant mobiliser des centaines de milliards au secours des gouvernements « locaux » ! Mais l’Europe du Non est toujours là : ce sont les gouvernements, et non le Parlement, qui décident, et imposent l’austérité à leurs peuples en expliquant que c’est une exigence « des autres. » Et le schéma reflète la majorité électorale de l’Europe, très largement à droite : on fera payer les salariés. Mais bon, le prêt fédéral c’est maintenant, le plan de remboursement, c’est pour plus tard, on a encore le temps de se battre.

Vous trouverez ici une excellente analyse de Christian Chavagneux, toujours dans Alter éco.

Le débat reprend pour moi le 11 mai. Le courant de Pierre Moscovici au PS, Besoin2gauche, m’a invité à discuter du texte adopté par le PS (et largement issu de ce courant) : « Le nouveau modèle économique, social et écologique ».

La réunion est très sympathique et intéressante, même si je suis assez étonné de l’insistance de Moscovici sur la « conversion à l’économie de marché » et à la « culture de gouvernement ». Dire ça en 1982 d’accord, mais était-ce vraiment ce qu’il y avait à retenir de la défaite de 2007 ? Instruit par trois expériences « de gauche » en 20 ans, j’interviens surtout sur la « contrainte extérieure » et les marges de manœuvres, mais inévitablement le débat verse sur les événements du dernier week-end.

Mon ami Daniel Cohen (ancien collègue au Cepremap et devenu son directeur), comme Matthieu Pigasse (président de Lazard… et des Inrockuptibles !), sommes d’accord que la décision du week-end est un grande victoire de l’Europe. Mais pour Daniel, bon keynésien, cela semble suffire. La contrainte monétaire étant levée, les Etats ne sont plus sous la pression de « trouver du liquide ». À contre-emploi apparent, j’insiste au contraire qu’il y a un vrai problème d’insolvabilité généralisée, que le remboursement de la dette pose un vrai problème de répartition entre les classes sociales, que d’ailleurs nous, les Verts, avions soutenu Christian Sautter en 2000 et reproché à Fabius de distribuer la « cagnotte » aux riches plutôt que rembourser la dette publique en période de vaches grasses, qu’il faudra surtout ne pas tout payer aux banques !

On me demande dans le débat si une redistribution suffira à relancer l’activité. Je précise qu’il n’y a pas que la redistribution, il y a la crise écologique, qui appelle une « conversion verte » planifiée, riche en emplois. Mais, comme le rappelle Daniel lui-même, en 1997, malgré la contrainte des critères de Maastricht, la « majorité plurielle » PS-PCF-Verts de Jospin et DSK avait pratiqué une certaine redistribution qui avait mécaniquement relancé l’économie. Nous sommes donc tous d’accord que la solution n’est surtout pas d’imposer une solution à la Pierre Laval-Herbert Hoover-1930 : replonger le monde dans la dépression par une austérité populaire générale.

Bon, j’arrête là. À part ça, j’ai écrit un article sur les politiques sociales en Amérique latine, fait un débat télévisé avec un « climatosceptique »… et surtout participé à une excellente convention francilienne d’Europe-Ecologie. Mais de tout ça on parlera une autre fois.



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