Dimanche, après le débat avec Alain Juppé lors de la 82e Semaine sociale de France, où mon intervention a, semble-t-il, été très appréciée, je m’envole en mission pour l’Équateur. Je n’y étais pas retourné depuis ma dernière mission en novembre 2005.
Depuis, deux grandes nouveautés : un président de gauche, Rafael Correa, a été élu et il a fait convoquer par référendum une Assemblée constituante où son parti a remporté une très large majorité (75 % !). Il a refusé le TLC (Traité de libre-échange) avec les États-Unis, et la Communauté andine, comme je l’avais proposé à l’époque, a ouvert les négociations d’un Traité d’association avec l’Union européenne.
L’essentiel de nos débats sur place vont porter sur la situation politique (où les vieux partis discrédités font de la résistance), sur le traité d’association lui-même et son chapitre le plus délicat (les bananes !), et enfin sur une proposition extrêmement intéressante : obtenir une compensation de la communauté internationale pour garder le pétrole sous terre.
Il y a deux ans, nous avions été frappés par le divorce total entre les vieux partis et la société civile. Pas tout à fait total : les maires de Quito et de Guayaquil, membres respectivement de la sociale démocratie et de la démocratie chrétienne, jouissaient localement d’un prestige certain, mais qui ne rejaillissait pas sur leurs partis.
Nous avions à l’époque demandé à rencontrer l’économiste Rafael Correa, car je subodorais qu’il pourrait être le prochain président. Ce qui s’est effectivement produit cette année. En même temps, il y avait des élections législatives à l’assemblée appelée Congrès national, mais cette institution était si discréditée que Correa s’était gardé d’y présenter des candidats, et avait annoncé un projet de refonder la démocratie équatorienne avec une assemblée constituante.
Naturellement, la coexistence de Correa, économiste de gauche de la nuance Stiglitz, formé en Europe et aux USA, avec un Congrès où il n’a aucun représentant, s’est révélée tout de suite très conflictuelle. Ainsi, Correa a essayé d’obliger les banques à baisser leurs taux d’intérêts ravageurs, et s’est fait barrer par le Congrès national. Naturellement, le référendum convocatoire pour une Assemblée constituante a remporté un triomphe (80%). Là, il a bien fallu que Correa présente des candidats : son propre parti, Acuerdo Pais, l’a encore emporté triomphalement (75%), devant la multitude des anciens partis se partageant le reste. (Le second parti est le PSP, Parti social patriote de l’ancien président renversé, Gutierrez). Le Parlement européen avait envoyé une mission de contrôle de ces élections. Elles ont été globalement très honnêtes, mais le système de vote incroyablement compliqué ayant posé des problèmes dans une des circonscriptions, l’Assemblée constituante ne se réunira que le 29 novembre, après notre départ.
Donc, quand nous arrivons, la seule assemblée élue reste ce Congrès national qui ne représente pratiquement plus rien, et qui vient de s’illustrer en s’opposant à la baisse des taux d’intérêts usuraires exigés par les banques des consommateurs et des petits producteurs ! Dans les sondages, son prestige tourne à 3 – 4 %.
À chacune des 3 élections (présidentielle, referendum et constituante), Rafael Correa et encore récemment le futur président de l’Assemblée constituante, Alberto Acosta, de Acuerdo Pais, ont annoncé que l’Assemblée constituante dissoudrait le Congrès et assumerait pendant les 180 jours de son existence les fonctions législatives. Et pourtant, ce Congrès national envoie des lettres et des émissaires à tous les parlements du monde (au Congrès américain, au Parlement européen), en clamant son indignation de voir ainsi « disparaître le pouvoir législatif ». Le Parlement européen a déjà répondu qu’il n’avait qu’à rencontrer ma délégation.
Dès le premier jour, je suis donc reçu par le Congrès. Une meute de journalistes m’attend à l’entrée, mais le président du Congrès m’entraîne à la tribune. Je fais une courte déclaration, expliquant les termes de nos propositions pour l’accord d’association ente la CAN et l’Union européenne, et je félicite le peuple équatorien d’avoir, avec maturité, mis fin à sept années d’instabilité institutionnelle en se prononçant à la Constituante pour une très claire majorité.
Aussitôt, le président et les vices président du Congrès national changent de visage, lisent leur petit discours, et sans laisser la possibilité de l’ombre d’un dialogue, le président me prend par le bras et m’expulse littéralement de l’édifice, prétendant m’empêcher de parler aux journalistes.
Je pose à mes pieds mon sac à dos : « Tiens, la presse ! Voulez-vous une déclaration ? » et je me livre à une conférence de presse improvisée, commençant comme toujours par les grands principes de l’accord CAN-UE. Mais visiblement, cela n’intéresse pas la presse : « Pensez-vous, en tant que parlementaire européen, que l’Assemblée constituante ait le droit de dissoudre le Congrès national ? » Je réponds prudemment, mais fermement : « En tant que parlementaire européen, je n’ai pas d’avis, nous ne sommes pas une Cour suprême internationale, et nous avons été nous-même été fondés par un Traité international. Mais en tant que Français, je peux vous dire que la tradition des différentes assemblées constituantes de notre histoire, c’est qu’elles ont toujours assumé le pouvoir législatif pendant le temps qu’elles siégeaient. On peut très bien faire autrement. Je crois que c’est aux corps constitués antérieurement, le Président et le Congrès national, d’aller voir la Constituante et de lui demander : Qu’est-ce qu’on fait ? C’est une question de fair play ».
Le lendemain mardi au matin, nous rencontrons les ambassadeurs, ainsi que le président de la commission du Parlement européen qui a contrôlé des élections à la Constituante. Nous tombons d’accord sur le fait que le référendum convocatoire aurait pu préciser plus nettement ce point, même si la campagne présidentielle de Correa, celle du référendum et celle pour l’élection de l’Assemblée constituante étaient parfaitement claires quant aux intentions de la nouvelle majorité. Je propose de nous mettre d’accord dans notre communication sur la formule : « Il n’y a pas de règle. Nous ne sommes pas une Cour suprême. Dans ces conditions, nous recommandons à la classe politique équatorienne de se comporter selon la tradition et l’élégance ».
Le match de qualification pour la coupe du monde de football (match contre le Pérou qui mobilise le mercredi toute l’attention du pays) va me permettre d’illustrer ce propos. L’Équateur bat le Pérou par 5 à 1 ! Dans toutes mes interventions ultérieures, je préciserai : « Que signifie l’inélégance en politique ? Eh bien c’est comme si, après la brillante victoire de l’Équateur, le Pérou venait dire : oui mais à la 42e minute, il y a eu une faute d’arbitrage, il faut rejouer le match ».
Cela n’empêchera évidemment pas les politiciens et la presse de droite de tempêter, et d’essayer de me faire dire qu’il est inacceptable de « supprimer le législatif ». Il faut à chaque fois réexpliquer que la fonction législative n’est pas supprimée, elle est simplement assumée par l’Assemblée la plus récemment élue par le peuple, jusqu’à la prochaine élection législative dans le cadre de la nouvelle Constitution.
Lors de plusieurs dîners (chez l’ambassadeur de France, puis avec des éditorialistes de la grande presse, puis avec des amis rencontrés au cours de mes précédents voyages), j’ai l’occasion de discuter un peu plus profondément du problème. Il est parfaitement clair que l’énorme victoire de Correa, plus certains de ses traits de caractère, peuvent laisser craindre une dérive par laquelle les vainqueurs des élections pourraient faire bon marché des règles de régulation constitutionnelles. Cela dit, la victoire de Acuerdo Pais (75%) est sans équivalent dans tout le continent : Correa dispose d’une majorité incomparablement supérieure à celles qu’ont jamais pu obtenir ni Chavez, ni Morales, ni Uribe, ni Kirchner, ni Lula. Mais c’est cela même qui suscite l’hostilité de la grande entreprise et de la presse, dont les éditorialistes semblent reporter sur Correa des copiés-collés des diatribes de leurs collègues vénézueliens ou boliviens contre Chavez et Moralès, en outre assimilés à l’ Iranien Ahmadinejab.
À la conférence de l’OPEP, présidée par Chavez en Arabie saoudite, ces 4 présidents ont en effet proposé de payer le pétrole dans un « panier » de monnaies, afin de compenser la dégringolade du dollar (l’Équateur est dollarisé, mais Correa ne veut plus remettre en cause cette décision qui lui permet de bénéficier d’une dévaluation compétitive douce et contrôlée).
Petite incidente : toute la presse européenne et latino-américaine n’a retenu que ça du discours de Chavez à l’OPEP, ainsi que ses diatribes contre le roi d’Espagne qui, au Chili, l’avait interrompu par un « Porque no te callas ? ». Dans le monde arabe au contraire, on n’a retenu qu’une chose : dans le pays des Lieux Saints, Chavez a commencé son discours par un signe de croix et a cité deux fois le Christ ! La globalisation culturelle a ses limites…
Témoin de la tentation « jacobine tropicale » induite par la majorité écrasante de Acuerdo Pais : notre rencontre avec le Ministre de l’intérieur Gustavo Larrea (pourtant ex-président de la Ligue des Droits de l’Homme). Il nous expose son projet politique en disant chaque fois « nous », ce « nous » désignant tantôt le peuple équatorien, tantôt le parti Acuerdo Pais, tantôt sa direction, tantôt le gouvernement et tantôt le ministère de l’Intérieur.
Autre problème qui facilite ce jacobinisme tropical : comme le dit ingénument un représentant de la « société civile » que nous avons auditionné, « la société civile est maintenant dans l’État ». C’est-à-dire que de très nombreux animateurs du mouvement social urbain, qui avaient renversé Lucio Gutiérrez il y a trois ans, sont maintenant ministres, secrétaires d’Etat etc. Résultat : plus grand monde pour animer les mouvements sociaux !
J’en discute un soir avec quelques amis rencontrés lors de mes visites précédentes, dont Marc Saint-Upery (auteur d’un remarquable ouvrage sur l’Amérique latine : Le rêve de Bolivar), quelques sociologues, journalistes, et l’un de ces jeunes nouveaux vice-ministres. Ils me confirment cette tendance. En revanche, disent-ils, le mouvement féministe et le mouvement indigéniste sont restés extérieurs au gouvernement.
C’est incroyable, mais c’est comme ça : le mouvement indigène équatorien, qui fut le premier d’Amérique latine, bien avant la Bolivie, à bouleverser le cadre politique, et qui était représenté jusqu’ici par le parti Pachakutic, semble avoir disparu de la carte. Il faut dire que l’expérience de la participation du Pachakutic au début de la présidence de Lucio Gutiérrez s’était soldée par un désastre. Mais les choses semblent plus graves : au fil des années, la dissolution des communautés indigènes dans la masse des métis s’est encore accélérée avec l’exode rural et la montée des Évangélistes. Sardoniquement d’ailleurs, le Ministre de l’intérieur, Gustavo Larrea, nous l’avait confirmé : « Le mouvement indigène a disparu parce qu’il représentait des intérêts particuliers et pas l’intérêt général. Comme le mouvement socialiste, d’ailleurs ».
Heureusement, bien des métis du Pachakutic (et bien sûr d’anciens militants socialistes et écologistes) sont dans le parti Acuerdo Pais et dans les ministères…
(à suivre)