Débattre par temps de grève
par Alain Lipietz

jeudi 10 mars 2005

Aujourd’hui, c’est jour de manif, et on annonce des grèves dans le métro. J’ai rendez-vous à 11h à Politis pour débattre du TCE avec Jean-Luc Mélenchon. Arrivé à Bastille, je renonce au métro en grève et rallie Politis à pied.

Le débat avec Jean-Luc est de très bonne tenue. Je le percevais comme une sorte de Chevènement jeune, défenseur de la France. N’avait il pas critiqué en 1997 la surtaxe sur les profits des grandes entreprises (toute première mesure redistributrice de la majorité plurielle) sous prétexte que cela handicapait la compétitivité française ? N’avait-il pas écrit, à propos du Non qui reviendrait à choisir le traité de Nice (qu’il avait soutenu et voté en 2000, comme auparavant Maastricht), donc l’intergouvernementalité : « Les socialistes n’ont pas pu voter un mauvais traité » ? Il m’étonne aujourd’hui par ses professions de foi fédéralistes : il voudrait le vote à la majorité partout ! Tant mieux, si la campagne du Non peut au moins faire des convertis à l’Europe fédérale ! Il reconnaît toutefois n’avoir pas tout à fait compris la stratégie d’« égalisation vers le progrès » des législations sociales prévue par la Constitution, et la différence entre les paragraphes 210-2-a et 210-2-b.

Déjà 1 heure et demi ! La manif va commencer. Je marche vers la Bastille, espérant trouver un métro : il y en a, mais ils sont bondés. Je passe le pont d’Austerlitz, achète un sandwich et regarde passer la manif Boulevard de l’Hopital.

Elle est énorme. Manifestement, CGT et CFDT ont réussi à faire venir des délégations significatives du privé, un après-midi de semaine. Les cibles officielles sont très sociales. Mais partout, les partisans du Non affichent leur choix. Ceux du Oui (position officielle de la CFDT, mais aussi de nombreux militants CGT) se taisent. Problème : à l’heure actuelle, le Non se revendique, amalgamant toutes les sources de mécontentement, le Oui, qui tient un discours complexe (Oui à la Constitution, Non à Raffarin, peut-être à la Turquie), se tait. Ne risque-t-on pas, à ne pas brandir son Oui, d’encourager une cristallisation du mouvement social sur une seule expression politique : le vote Non à la Constitution... et donc le maintien du traité de Nice, ce que ne cherchent certainement pas les manifestants !

Je retourne à mon ancien bureau, rue du Chevaleret, de l’autre coté de la Pitié. C’est là que j’ai travaillé, depuis 1972 jusqu’à mon élection comme député européen en 1999. C’est là que j’ai écrit une vingtaine de livres et des centaines d’articles. C’est là que, dans des multitudes d’armoires, dort la documentation accumulée pour des livres que je n’aurai sans doute plus jamais le temps d’écrire. La direction de mon centre de recherche, le Cepremap, m’a généreusement laissé l’usage de ce bureau après mon élection. Mais le Cepremap déménage, il faut partir, et je n’ai pas de place chez moi. Je dois donc liquider en quelques jours ce qui aura été une part enthousiasmante de ma vie. J’y travaille quelques heures par-ci par-là depuis décembre, mais je dois avoir tout fini demain. J’ai regroupé mes livres dans une armoire dont j’ai indiqué l’existence aux copains (elle a déjà été vidée par eux presque deux fois !), ce qui restera sera pour la bibliothèque du Cepremap. Quant à la documentation accumulée, les notes pour les livres que je n’écrirai plus, je la jette. Impression de jeter ma vie, une sorte d’andropause intellectuelle.

J’achève donc ce travail dans un état à la limite de la dépression. Par ailleurs, j’ai attrapé froid en marchant en chaussures de ville dans la neige de Guéret, je n’ai plus de voix du tout, il me reste pourtant le dernier débat de la semaine. J’essaie de prendre le métro pour m’y rendre, évidemment « le trafic est fortement perturbé ». Je décide d’y aller encore une fois à pied, il n’y en a que pour une vingtaine de minutes. Ce débat est organisé par de très vieux amis, « Les violons de la Baleine blanche », autour de la librairie Jonas, la plus belle du XIIIe arrondissement (et, allez, de Paris). Je ne peux donc absolument pas le rater, malgré ma totale extinction de voix. En route, je me bourre d’Euphon®, mais ne peut rien contre la fièvre qui monte.

La salle est pleine, beaucoup des vieux amis. Mais mon contradicteur partisan du Non est cette fois Alain Lecourieux, que je ne connais pas. Dès sa première intervention, je ressens une certaine gêne : ce militant d’Attac ne connaît visiblement les institutions européennes, leur fonctionnement actuel, et les modifications de ce fonctionnement qu’entraînerait la Constitution, que par une lecture livresque du texte de la Constitution. Il ne comprend ni ce que ce texte signifie dans le langage juridique, ni ce qui est changé par rapport aux pratiques actuelles. Un peu comme un internaute débutant, qui, sans avoir jamais utilisé un logiciel de consultation du web, critiquerait Firefox d’après la simple lecture de son mode d’emploi : « On n’a pas le droit de faire ceci, on sera obligé de faire cela »

Lorsque j’essaie d’intervenir, ça se corse ! Mes lèvres collées au micro laissent passer un filet de voix, mais aussitôt lui me couvre d’une voix de stentor, ne me laissant pas aligner deux phrases. Complètement épuisé, je renonce, passe mon manteau. Une partie de la salle me demande de rester, ce que j’accepte à condition de pouvoir présenter mon point de vue tranquillement, comme je l’ai fait dans tous les débats contradictoires jusqu’ici. C’est à peu près ce qui se passera.

Alain Lecourieux ayant pris soin de transmettre sur internet un listing de mes ignorances et de ses arguments « en béton », j’y réponds dans un texte à part. Je dois dire que sa superbe assurance, n’ayant d’égale que ses incroyables bévues, m’a posé un problème tactique important pendant tout ce débat. Lorsque, entre autres énormités, il me lança « Je ne ferai pas au député Vert Alain Lipietz l’injure de penser qu’il ignore que l’environnement reste entièrement au régime de l’unanimité, sans codécision ? », aurais-je dû « claquer » ce Trissotin ? D’abord, je n’en avais pas la force physique, ni même morale. Avoir passé de longs mois en contact permanent avec les ONG d’environnement lorsque j’étais rapporteur sur la directive « Responsabilité environnementale des entreprises », avoir obtenu à l’issue de cette longue bataille une directive nettement en avance sur la « Charte de l’environnement de Chirac, avoir vu le Conseil écorner cette victoireet entendre dire une pareille sottise, sans que la salle ne réagisse par un « oooh » de stupéfaction !

Non, la salle n’en sait rien , la salle se fout d’ailleurs probablement des batailles menées par le Parlement et les ONG sur l’environnement, qui font que la législation européenne a 20 ans d’avance sur la législation française. Comme l’écrasante majorité des Français , la salle va voter entre deux textes qu’elle ignore (Nice et le TCE) et qu’elle n’aura pas le temps de lire. C’est sa parole contre la mienne. Or même s’il n’y connaît pas grand chose, il est dans la posture de l’héroïque Géo Trouvetout, qui y est allé voir et qui a des révélations à faire. Moi, j’ai déjà le handicap d’être de ceux d’en haut, ceux qui « en profitent » et composent de minables compromis dans un anglais approximatif avec nos chers cousins lettons, grecs, maltais ou allemands.

Et il est toujours délicat d’opposer la connaissance à l’ignorance. Je vois bien dans l’assistance la gêne qui s’est installée, chez les partisans du Non les plus rétifs à la démagogie. Un auditeur fait d’ailleurs remarquer : « Je comprends pourquoi les députés européens de gauche préfèrent le TCE à Nice. Mais nous, le commun des mortels, qui ne pourront vraiment ni lire, ni comparer les deux traités, nous ne pouvons raisonner ainsi. Nous votons contre l’Europe libérale. » C’est reconnaître que, pour qui connaît la question autrement que de façon livresque et approximative, il n’y a pas photo entre le traité actuel et le suivant. Mais c’était aussi souligner la coupure, difficile à réduire, entre les eurodéputés et leur base. On ne peut briser cet obstacle qu’en faisant rêver, et moi je ne veux pas faire rêver sur le TCE. Je sais que ce sera mieux que Nice (qui n’est pas l’enfer : on continue à voter des choses plus progressistes que ce que font Chirac et Raffarin), mais ce ne sera pas le paradis.

De la salle, une amie pose une autre question : la laïcité. Elle évoque successivement le fameux article 62 de la Charte des droits fondamentaux, l’engagement des institutions européennes de maintenir un dialogue ouvert et transparent avec les institutions religieuses (article 52)... Elle aurait pu évoquer le fameux article 70 sur la liberté religieuse et le droit d’en pratiquer les rites en privé et en public.

Je ne lui réponds pas sur le troisième point puisqu’elle ne l’a pas soulevé, mais j’entends le faire ici puisqu’il est critiqué par Fabius et par des militants d’ATTAC. Cet article fondamental sur la liberté religieuse n’est rien d’autre que la reprise de la Déclaration universelle des droits de l’homme (rédigée par un Français), article 18, et de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (ratifiée en 1950 par la France), article 9 ! Il était bien clair, il y a quelques dizaines d’années, que la reconnaissance du droit de pratiquer sa religion dans son for intérieur et à domicile n’était absolument pas la réponse aux effroyables persécutions religieuses imposées par les totalitarismes. Reconnaître la liberté religieuse, c’est reconnaître à la fois le droit d’en respecter les rites et le droit de la vivre en public. Quant à la validité des religions, et la légitimité de les combattre en tant que religions quand on est athée, c’est une tout autre question. Mais la victoire éventuelle de l’athéisme sur les superstitions religieuses ne pourra certainement pas passer par l’oppression des religions.

À mon sens, c’est exactement ce que veut dire la Constitution lorsque, énumérant les différents corps constitués de la société civile avec lesquels elle entend poursuivre un dialogue ouvert et transparent, elle cite non seulement les syndicats et les associations, mais aussi « les religions et sociétés de pensée ». La Ligue de l’enseignement, la Libre pensée, sont tout autant concernées que les églises... D’ailleurs, la loi française fondamentale de 1905, organisant la séparation de l’église et de l’État, consacre des dizaines d’articles à régler leurs rapports ultérieurs... et elle va bien au-delà d’un dialogue, puisqu’elle explique de façon très concrète comment elle mettra gratuitement des bâtiments à la disposition des églises ! N’avons nous pas un "ministre des cultes" ? que dirait-on pourtant si l’Union avait un "Commissaire aux cultes" !

Quant à la mobilisation de féministes contre l’article 62 de la Charte des droits fondamentaux... elle me paraît relever d’une volonté de critique un peu systématique ! Cet article est l’un des plus beau  : « Toute personne a droit à la vie. Nul ne peut être condamné à mort et exécuté. ». Ce n’est rien d’autre que la reprise du 6eme amendement à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Quand cet article a été intégré à la Convention, le 28 avril 1983, à la suite de l’abolition de la peine de mort par la France, personne, et surtout pas les féministes, n’y avait trouvé quoi que ce soit à redire. Prêter à cet article un sens caché anti-avortement n’est possible que si l’on admet que l’embryon est une personne. Or, toutes les tentatives des anti-avortement de faire avaler cette incongruité juridique ont jusqu’à présent échoué.

Je me demande d’ailleurs comment aurait pu être rédigée l’abolition de la peine de mort sans que de manière tout aussi tirée par les cheveux, elle ne soit utilisée comme un argument anti-avortement. Aurait-il fallu supprimer la première phrase ?



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