Michel Rocard

4 juillet 2016 par Alain Lipietz

Je l’ai rencontré pour la première fois en 1967. Il était secrétaire national du PSU, j’étais responsable des activités « culturelles » de l’École Polytechnique et je l’avais invité pour une conférence devant les élèves. C’était la grande époque du Contre-plan et du colloque de Grenoble, exactement ce qu’il fallait à la moyenne des élèves. Nous avons discuté toute la soirée après la conférence, il ne m’avait pas totalement convaincu. J’étais déjà un poil plus à gauche : ma référence, c’était le Gorz de Stratégie ouvrière et néo-capitalisme, plus un vif intérêt pour la Révolution Culturelle en Chine.

Mais j’ai su tout de suite que nous conserverions toute notre vie un accord politique de fond, un accord « primordial », bien au-delà du politique. Non pas son protestantisme (j’étais catholique !) mais, disons, le « jansénisme politique ». Une grande humilité sur le pouvoir que nous avions vraiment, en politique, de changer les choses, une grande ambition néanmoins pour ce à quoi nous appelle l’Idéal, et une exigence féroce en matière de probité politique, tant intellectuelle que financière.

Après mai 68, le PSU m’est apparu comme la voie qui me convenait, alliant le simple réformisme modernisateur à la contestation radicale. Et j’ai toujours regretté que cette alliance se soit dissoute, par sa faute à lui, et par la notre (je parle de la Gauche ouvrière et Paysanne et de la Gauche révolutionnaire de ce parti). Il nous a exclus, au congrès de 1971, il a rallié le PS au nom de la « deuxième gauche » en 1974, après avoir fait barrage à la candidature de Charles Piaget… Bref, pas vraiment un allié !

Et pourtant je ne pouvais nier que je partageais sa critique de la « première gauche ». J’ai longtemps cherché un lieu pour recueillir l’héritage de cette critique sans basculer finalement comme lui dans un réformisme de moins en moins exaltant, poussant le jansénisme jusqu’au « devoir de grisaille ». Et j’ai cru le trouver dans l’écologie politique. Plus tard, j’écrirai « Pour une troisième gauche qui ne glisse pas vers la deuxième »

Mais jamais je n’oubliais ce qui m’attachais indéfectiblement à lui : ce jansénisme. Et cette intelligence.

En 1993, ces législatives qui devaient solder toutes les capitulations de François Mitterrand, nous primes la décision, Dominique Voynet et moi, de violer le tabou imposé par la direction waecheterienne des Verts, et de négocier des désistements réciproques avec certaines personnalités de gauche. Michel était en difficultés dans les Yvelines, Dominique à Dole. J’appelai Michel.

Michel Rocard, conscient du désastre annoncé, venait de lancer un pavé dans la presse, appelant à un « Big bang », non seulement du Parti socialiste, plus même que de la gauche, mais de toute la scène politique. Il m’invita à un petit déjeuner dans son bureau, le samedi du premier tour.

En quelques minutes, nous étions d’accord pour le désistement réciproque. Et je lançais la discussion sur le « Big bang ». Trois heures de discussion sur paper-board, feutres de toutes les couleurs en main. Tout y passa : la société / les masses, les organisations de masse / les partis, l’hégémonie / les identités multiples, etc etc etc.

Au bout de ces trois heures, Michel s’épongea le front : « Rhâââ ! ça fait du bien ! ça fait dix ans que je n’avais pas parlé politique ! »

Le « parler politique » était depuis dix ans devenu l’univers des petites phrases. On ne pouvait plus même exposer une thèse dialectique en deux demi-phrases. J’en veux immensément à la presse et aux adversaires de Michel d’avoir caviardé la proposition principale de sa « trop longue » phrase, prononcée devant la Cimade : "La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part." Toute l’honnêteté et toute la générosité de Michel étaient là, et on transformait son honnêteté en profession de foi égoïste !

Quelques années plus tard, la « seconde gauche » britannique, qui préparait la victoire du New Labour prétendit reconnaitre – bien illégitimement ! – ses orientations dans mes travaux sur le post-fordisme. Son idéologue, Antony Giddens, nous invita Michel et moi pour un débat sur la « nouvelle gauche européenne », dans un somptueux château de la campagne anglaise, propriété du MI 5. Michel me présenta à sa compagne : « C’est mon grand remord ! Jamais je n’aurais dû le virer du PSU ! »

Et comme avec André Gorz, le débat reprit. La mort l’a interrompu. Ces voix qui s’éteignent manquent terriblement à la France, à l’Europe, à la gauche.



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