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par Alain Lipietz | décembre 2007

Multitudes N°31, hiver 2007-2008
André Gorz et notre jeunesse
LANGUE ET TRADUCTIONS DE L’ARTICLE :
Langue de cet article : français
André Gorz a mis fin à ses jours, avec sa femme Dorine, lundi 24 septembre 2007. Ils avaient presque le même âge, 84 ans, et étaient ensemble depuis plus d’un demi-siècle.

De tous les hommes qui m’ont « intimidé », André fut sans doute, après l’Abbé Pierre, le plus impressionnant. Je l’avais d’abord tranquillement connu par ses écrits, dans mon adolescence, quand se formait ma pensée politique : avec Stratégie ouvrière et néocapitalisme, 1964. Et puis bien sûr, après Mai 68, dans ses articles du Nouvel observateur signés Michel Bosquet, dans son livre Réforme et révolution, 1969.

C’était exactement l’homme et la ligne politique qu’il me fallait. Comme pour tous ceux venus au marxisme à partir d’une tradition religieuse ou humaniste (lui était judéo-catholique ayant découvert Sartre à Lausanne, moi j’étais venu au marxisme par la lecture d’Henri Desroches et Jean-Yves Calvez), son problème était l’aliénation et l’émancipation. "Notre" Marx, c’était d’abord Les Manuscrits de 1844 et le Sixième chapitre inédit du Capital. C’est-à-dire : comment devenir et demeurer une personne humaine malgré l’hétéronomie, la dictature quant aux fins et aux moyens imposée par le capitalisme (salariat + marché) à notre activité.

Cette volonté d’autonomie jusque dans le travail s’appuyait, dans ses ouvrages des années 60, sur l’émergence de nouveaux travailleurs qualifiés, des techniciens (ceux de Sud Aviation ou de l’Industrie pétrolière). Mais, quelques années plus tard, André percevra mieux que la haute technicité de ces surqualifiés (candidats à "l’autogestion") avait pour revers – c’est le principe même du taylorisme !- la déqualification des autres : les OS des industries fordiennes. Sous l’influence de l’ « opéraïsme » italien (Trentin et Foa dans le syndicalisme, Rosanna Rossanda du côté de Il Manifesto), il étendrait ses préoccupations à « l’ouvrier-masse », aux OS de la grande industrie qui seront la base du projet de Potere operaio (Negri) et Lotta continua (Sofri, Viale), parents spirituels de la GOP (Gauche ouvrière et paysanne) française.

Justement, en 1970, et sous cette double influence italienne, s’était créé l’organe de la future GOP, L’Outil des travailleurs, avec Marc Heurgon et de jeunes ouvriers qui sont restés mes amis, Yves Bucas, Alain Desjardins, Gérard Peurière… J’étais un jeune intellectuel disponible, ils me confièrent le boulot de rédac-chef. Et aussitôt, Marc m’emmena voir André Gorz. Plus terrorisé que moi au seuil de sa porte, c’était déjà pas possible ! Assis, penché en avant, avec son sourire littéralement ravissant, il plongea dans les miens ses yeux d’une clarté infinie, comme pour me demander « montre-moi si tu es intelligent, montre-moi si tu es un homme ».

Ainsi commença un échange intellectuel qui allait durer plus de vingt ans. Je lisais attentivement Michel Bosquet dans le Nouvel obs, et lui n’hésitait pas à y reprendre les thèmes et analyses de tel éditorial de L’Outil. Lorsque parut mon livre Crise et inflation, pourquoi ? en 1979, il écrivit dans le Nouvel Obs une recension ultra élogieuse se terminant par l’étonnant « Un homme, un vrai » qui me combla d’une perplexité absolue. Il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’un ouvrage théorique (surtout comme Crise et inflation !) puisse avoir une quelconque valeur humaniste. Inutile de dire que cela n’arrangea pas ma timidité.

Mais cet éloge de l’émancipation n’était pas la seule chose que j’aie apprise de lui. Dans Réforme et révolution, j’avais appris (et ce n’était pas très facile, dans l’exaltation post soixante-huitarde) à me défier du « tout ou rien », du mythe du grand soir par lequel on changerait d’un coup les rapports de production. J’avais appris qu’il y avait d’énormes marges de transformation à l’intérieur même du capitalisme : ce que nous allions montrer, en tant que chercheurs, avec l’approche de la régulation, et ce à quoi je suis toujours resté fidèle en tant qu’homme politique, le réformisme radical.

La troisième chose que Gorz avait apportée à ma jeunesse, c’est que toute stratégie politique devait dorénavant s’inscrire dans un cadre supranational, et au moins européen. Comme il l’écrivait dès Stratégie ouvrière..., dès 1964 : « La lutte des classes en Europe sera conditionnée par l’intégration économique européenne, quelque forme qu’elle prenne, et par les bouleversements dont les processus d’internationalisation de la production s’accompagneront sur tous les plans. Ainsi convient-il d’examiner quelles possibilités d’action s’en dégagent pour les classes laborieuses, en commençant par éliminer les développements qui dès à présent doivent être exclus. Premièrement, le retour au protectionnisme national - certaines organisations de la classe ouvrière (le PC, la CGT notamment) répugnaient tout récemment encore à poser le problème d’une lutte supranationale contre le Marché commun… Un échec de l’intégration européenne n’est pas à exclure, et il offrirait au mouvement ouvrier des possibilités d’intervention réelles quoique dans des positions peu enviables et dans des perspectives de long terme peu séduisantes… Le retour au protectionnisme national et au nationalisme économique est donc à exclure… Il serait plus fécond de rechercher par quels moyens la classe ouvrière, en s’insérant de manière antagoniste dans cette construction, peut s’emparer du processus d’internationalisation et lui assigner ses propres perspectives. »

Ce combat ouvert en 1964 résonnait avec ma propre « éducation européenne », et allait participer à ma construction politique. L’Europe, c’est à ce niveau que , politiquement, ça se passe, de Mai 68 au rejet de la guerre d’Irak, en passant par la chute du Mur tracé à Yalta. Ce combat s’est pour l’instant soldé par la lourde défaite, 41 ans plus tard, du TCE face aux traditions nationalistes du PCF dans la CGT (et de la FSU, etc.). Mais je garde confiance que les équipes dirigeantes de la CGT et d’une partie de la FSU ont parfaitement compris le message.

On s’étonne peut-être de ne pas voir évoquer jusqu’ici l’écologie. Même s’il rejoindra très vite la critique la "société de consommation dirigée" initiée par Socialisme et Barbarie et Henri Lefebvre, même s’il jouera un rôle décisif dans la rupture d’une bonne partie des "soixante-huitards" d’avec le productivisme marxiste, André Gorz n’est un "père de l’écologie" que par sa réflexion sur la désinance "logie". Logos : le sens. André fut avant tout, pour moi, le philosophe du sens, comme je m’en explique ailleurs [1]. L’écologie politique, la "vraie" (le rapport Humanité/Nature), je l’ai découverte avec René Dumont : à quelles conditions, politiques et sociales, mais quand même, un peu techniques et démographiques (!), la Planète peut-elle nourrir les Terriens …

J’en profite pour évoquer mon rapport à Gorz vis-à-vis d’un autre héritage : le structuralisme. Michel Bosquet était le nom d’économiste de Gérard Horst, comme André Gorz était son nom de philosophe. Mais mes "pères économiques" étaient les Althussériens, Charles Bettelheim, Etienne Balibar. Et justement, l’approche de la régulation, telle que je la soutenais, visait à remettre du "sujet", de la divergence, de la lutte et de la politique (même illusoire), potentiellement donc de l’émancipation, dans la dictature de la reproduction des structures. Remettre de la liberté là où Altusser nous avait enfermé semblait bien s’accorder au projet de Gorz, et il accueillit dans Les Temps Modernes mon premier article politique, "D’Althusser à Mao ?" (ma réponse était non…)

C’est donc avec étonnement que je lus, dans un petit mot joint à sesChemins du Paradis qu’il m’adressa en 1983, la phrase sibylline : "J’ai beaucoup aimé ton essai méthodologique, (...), dans lequel j’ai crû reconnaître comme un écho du systémisme (ce qui, de ma part, est un compliment)". Je ne sais plus de quel essai il s’agissait (j’étais assez prolifique à l’époque), mais en tous cas il était "régulationniste", et donc pas, à mes yeux, systémiste.

Ainsi donc, Gorz-le-sartrien était un systémiste rentré ! Je devais découvrir, après sa mort, cet aveu que, s’il n’avait pas lu Sartre en premier, il serait devenu un systémiste hégélien... Bon, je crois que le Hegel de Marx laissait une chance au devenir-sujet d’une classe définie par sa place dans les rapports de production. Et pourtant, c’est bien sur ce point - l’impossibilité pour une classe définie par des rapports de production de se transformer en agent de leur abolition, ou même de leur transformation, de subvertir un système de l’intérieur - qu’allaient se creuser des divergences entre André et moi.

En fait, ces divergences avaient commencé à germer dès le milieu des années soixante-dix. Plutôt un chassé croisé… La rupture d’André avec le productivisme marxiste s’esquissait et allait prendre des proportions qui jamais ne coïncideraient exactement avec ma position du moment. Déjà, je n’avais pas apprécié son salut d’une défaite de la social-démocratie en Suède, qui permettrait « peut-être » à la droite de remettre en cause le nucléaire. J’avais laissé entendre mon agacement dans un article des Temps modernes qui critiquait Serge Christophe Kolm pour désigner Michel Bosquet, sans l’en avoir averti à l’avance, et l’avais ainsi froissé.

Bien sûr, son évolution vers l’écologie (Critique du capitalisme quotidien, 1973, Critique de la division du travail, 1973, Ecologie et politique, 1975) ne pouvait que satisfaire ma filiation avec René Dumont. Mais les Adieux au prolétariat, 1980, me choquèrent. Pourtant, dans la revue Partis pris, nous ferraillions déjà depuis quelque temps contre « la révolution prolétarienne, mythe conservateur » (beau titre de Jean Tercé). Mais là, j’eus l’impression qu’André bradait tout. Non seulement la mythification du rôle historique d’un prolétariat, classe-pour-soi, mais à la limite la solidarité envers le prolétariat en-soi (classe exploitée). Et surtout il me semblait déserter le combat pour une désaliénation du travail, qui ne soit pas un rejet de la valeur-travail, de la fierté du travail, du « donner un sens » au travail.

Cette fois, nous eûmes une explication entre quatre z’yeux. Il me dit « Mais Alain, toi, tu peux t’intéresser à ton travail, aimer ton travail, te réaliser dans ton travail, parce que tu es chercheur, et moi aussi » (argument que je reprendrai plus tard à propos de Dominique Méda !). Je lui répondis « Oui, mais avant même que nous ayons construit une société où l’on pourrait être, le matin, balayeur et l’après midi chercheur, je veux des réformes qui permettent au balayeur, à l’ouvrier à la chaîne, à la caissière de supermarché, de dire quand même leur mot sur le travail qu’il ou elle fait, pouvoir en dire « c’est mon travail ». Car si on ne reconstruit pas la fierté du travail, alors les exploités, qui ont quand même besoin de fierté, n’auront plus que la fierté de leur exploitation, et ça, ce sera terrible. »

Ni lui, ni moi (malgré 15 ans de plaidoyers pour un nouveau modèle de développement capitaliste fondé sur l’implication négociée des travailleurs) ne sommes jamais parvenus à trouver la solution à ce défi. Nicolas Sarkozy, en exaltant, sur les ruines de la valeur-travail à laquelle la gauche avait renoncé, « la France qui se lève tôt », devait, des années plus tard, s’engouffrer dans la brèche. Ce discours de "la France qui se lève tôt" opposera en effet victorieusement ceux qui ont pour seule fierté d’être exploités à ceux qui n’ont même pas la chance de l’être (ces "fainéants de chômeurs assistés, ces jeunes qui ne veulent plus travailler, ces immigrés qui viennent chercher des allocations".)

À l’époque du dialogue avec André que je viens d’évoquer, on n’en était pas encore là. Le Pen commençait son ascension et le FN n’était pas encore le premier parti de la classe ouvrière. Mais le problème de la disparition de la fierté du producteur était déjà posé.

J’avais été frappé lors d’un stage dans une mine de charbon, lors d’enquêtes sur le bâtiment, par le fait que les ouvriers qui ne peuvent pas se vanter de ce qu’ils font, comme socialement utile et irremplaçable, s’autovalorisent autrement. Par la « perruque » (en se fabriquant du petits trucs , ou des outils plus performants : ce que les Linhart appellent "’implication paradoxale", qui peut aller jusqu’à des formes extrêmes : voir le cas du cheminot Léon Bronchart, esclave à Dora [2]). Ou par les risques volontaires qu’ils prennent (faire les zouaves sur les grues), et même par ceux qu’on leur inflige : "Nous, on risque l’éboulement, le grisou, on travaille en 3 X 8 par 800 mètres de fond, on va crever de silicose, on est des durs et ceux d’en haut sont des gonzesses, etc...")

Ces propos de mineurs datent de 1967. Vingt ans avant, ils auraient dit "Nous, on remet les mines en marche, parce que les Français vont avoir froid cet hiver, parce que nous seuls avons le savoir-faire pour ça, parce que les ingénieurs étaient des collabos, parce que notre Parti va bientôt prendre le pouvoir…". Ensuite ils ont voté Le Pen, puis Sarkozy…

En réalité, ce que je reprochais à André et ce qu’il pouvait me reprocher, c’était l’ampleur des réajustements qu’exigeaient la prise en compte de l’écologie politique et ce qu’elle impliquait dans la remise en cause du marxisme. Débat très loin d’être clos, et sur lequel nous avons passé ensuite des années, André et moi, en réajustement successifs, y compris dans le débat sur le revenu de citoyenneté. Les dédicaces des livres qu’il m’envoyait étaient du genre : « Pour Alain, ce livre qui va nous rapprocher et nous éloigner encore ». La société en sablier, pages 122 etc., marqua comme une sorte d’armistice, après le Métamorphose du travail, quête du sens (1988) d’André.

J’ai suivi de loin ses ultimes développements sur le capitalisme cognitif, prisonnier que je suis, depuis près de dix ans, d’autres barreaux qui me coupent des échanges intellectuels : l’infernal zapping du Parlement européen.

Et puis, il y eut la maladie de Dorine. André et elle se protégèrent dans leur coin de paradis. À chaque invitation, il me répondait au téléphone « Mais je ne peux pas, tu sais bien, Dorine… » Pour beaucoup de ceux qui m’invitent, je dois être devenu quelqu’un qui répond toujours « Mais je ne peux pas, tu sais bien, Francine… »

Lorsque parut l’an dernier la Lettre à D., je ne lus que le dernier paragraphe : « Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort l’un de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si par impossible nous avions une seconde vie, nous voudrions la vivre ensemble ». J’y reconnus le test de Milan Kundera dans L’immortalité, l’ange qui passe chaque année demander à l’héroïne, devant son mari : « Je suis chargé d’organiser votre réincarnation, souhaitez-vous revivre ensemble sur la même planète ? » Un test que je me repose régulièrement. Mais j’y lus aussi avec un frisson l’annonce de leur décision de partir ensemble. Et cette décision ne pouvait être que prochaine : encore heureux que le livre ne fût pas posthume… Par superstition, comme pour différer l’inéluctable, j’en remis la lecture à plus tard.

Dorine et André sont morts ensemble. Ils vécurent très vieux et eurent une infinité d’enfants : celles et ceux qui nourrirent leur militantisme des livres d’André, co-élaborés dans son atelier secret, avec Dorine.




NOTES


[1« Gorz ou la quête du sens », Ecorev’, à paraître.

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