Le duel.
par Alain Lipietz

vendredi 4 mai 2007

Bon, je ne vais pas vous casser les pieds trop longtemps avec mes petites histoires européennes et mondiales : en France, on vit sur la planète Présidentielle. Quand même, deux mots sur mon activité, puis j’y reviens.

UNASUR

Mercredi, je reçois enfin l’ambassadeur de Bolivie auprès de la Communauté européenne. Je dis « enfin », car aussi incroyable que cela paraisse, la Bolivie, sans doute le petit pays pauvre actuellement le plus politiquement passionnant de la planète, aura attendu près d’un an avant de nommer un ambassadeur auprès de la première puissance économique mondiale, l’Union européenne, qui assure le plus gros budget de coopération en sa faveur, et qui avait accepté dès le sommet de Vienne la « nationalisation » de ses compagnies pétrolières opérant sur place !

Ce nouvel ambassadeur est un adorable et brillant jeune homme qui a quitté un boulot en or à la BNP pour travailler pour son pays, moyennant le salaire qu’Evo Morales offre à ses hauts fonctionnaires… Nous avons rendez-vous à onze heures. La conversation est si amicale et chaleureuse (il parle évidemment un parfait français) que nous le retenons à déjeuner, et même, l’après midi, à la réunion de la délégation pour la Communauté andine, où il observe nos microscopiques travaux en compagnie… de l’ambassadeur de Colombie !

L’événement du jour, c’est l’accord entre les pays pétro-gaziers andins, et la grande puissance « éthanol » en voie de formation au Brésil. L’accord a été passé dans l’île de Margarita, au Venezuela, sous le haut patronage de Lula et de Chavez. Par la même occasion, la Communauté sud-américaine des nations (CSAN), fondée à Cusco il y a plus de deux ans et restée en rade, a été rebaptisée UNASUR (Union des nations du sud). Au dernier moment, Rafael Correa, le nouveau président équatorien, a sorti de sa manche la proposition d’en établir le siège à Quito, et a proposé comme Secrétaire général un ancien président de l’Equateur, Rodrigo Borja.

Borja a été président de l’Equateur de 1988 à 1992, et depuis, s’était retiré de la politique, tel Cincinatus. C’est un éminent juriste, mais surtout le fondateur du parti de la gauche démocratique (ID), qui est la sociale démocratie équatorienne, parti dominant de la Sierra. La proposition a recueilli le consensus général, tant l’homme est respecté.

Un indice de l’importance de l’événement : dans les notes que m’avaient fournies les services du Parlement, on soulignait l’absence du président péruvien Alan Garcia, laissant entendre que cela signifiait peut-être un désaccord. Le lendemain même, l’ambassadeur du Pérou me téléphone pour m’assurer que cette absence était purement accidentelle et qu’Alan Garcia s’était fait représenter ! Si vous lisez l’espagnol, vous pourrez dans l’article ici en lien constater l’engagement fort de Marco Aurelio Garcia, conseiller personnel du président brésilien Lula. Ouf, ça a l’air de devenir sérieux !

Jeudi, je déjeune avec les représentants de la Mutualité française pour discuter d’une directive en cours réglementant la liquidité des mutuelles. Je leur fais le point sur les compromis que j’avais déjà négociés lors de mon rapport sur la surveillance et les règles prudentielles des conglomérats financiers. Et je retourne dans ma circonscription villejuifoise où, à Cachan, doit avoir lieu le meeting départemental du soutien de la gauche à Ségolène.

La présidentielle

Je l’ai dit dans mon précédent blog : la semaine dernière, à Strasbourg, les eurodéputés Verts se sont particulièrement activés auprès des centristes. De ce point de vue, les choses se sont bien passées en France. Le débat entre Ségolène Royal et François Bayrou a eu lieu sur une petite chaîne de la TNT, BFM-TV, le samedi, carbonisant complètement l’activité de Sarkozy de la semaine, et le présentant en Berlusconi des medias et ennemi des centristes. Même s’il gagne la présidentielle, les choses se compliquent pour lui en vue des législatives de juin.

Samedi matin, je distribue l’excellent tract vert pour Ségolène sur le marché de Villejuif. L’après-midi, le député socialiste de la circonscription et maire de Cachan (Jean-Yves Le Bouillonnec, qui s’est illustré par son courage lors de l’affaire du squatt géant), réunit dans un square de Villejuif les leaders politiques de la gauche de la ville. Sagement, les uns après les autres, nous apportons notre soutien à Ségolène, mais je suis le premier à poser la question clef : « Comme dit Mao, pour gagner, il faut unir la gauche et rallier le centre. La gauche, jusqu’à Arlette, est unie depuis dimanche soir. Maintenant, il faut rallier le centre ». Aussitôt, le représentant du MRC m’emboîte le pas.

C’est vrai que les socialistes et encore plus les communistes restent très réticents à reconnaître l’évidence : la grande affaire, c’est le ralliement des voix du centre (sans compter l’inexprimable, le ralliement du maximum des électeurs du Front national). Autour d’un verre, les langues se délient. J’apprends que les conseillers municipaux de droite de Villejuif, qui sont constitués en association sans référence à un parti particulier, ne voteront pas Sarkozy.

Le Premier Mai, avant de repartir pour Bruxelles, je choisis de me joindre aux Verts qui distribuent notre tract le long de la manif syndicale, plutôt que de me rendre à l’immense rassemblement de Charléty qu’on me décrira avec enthousiasme. Mais je préfère essayer de toucher des « pas forcément convaincus ». J’ai terriblement peur de l’abstention de gauche, du vote blanc chochotte, de la pose dandy type Onfray (« Moi Môssieur, je n’ai pas voté Chirac contre Le Pen, j’ai voté Non parce que je n’aimais le TCE, je voterai blanc parce que je n’aime pas Ségolène ». Total : je préfère en rester à Maastricht-Nice et la victoire de Sarkozy).

Mercredi soir, je regarde depuis mon bureau (je n’ai pas la télé dans mon appartement de Bruxelles) le débat Ségolène-Sarkozy. À ce stade de la campagne, il est évident que les contenus n’ont plus guère d’intérêt : les professions de foi, bons résumés, sont dans les boites aux lettres de tous les foyers. Ce qu’on regarde, ce sont les deux Bêtes qui prétendent devenir Président de la République. Or, l’un des deux est une femme.

Ne tournons pas autour du pot : les Français s’apprêtent à une énorme transgression en désignant une femme comme leur chef de l’État, Présidente de la République. Alors s’il vous plaît, ne trouvez pas futile ce que je vais dire : comment va-t-elle s’habiller ? Inutile de faire du Lacan pour comprendre que l’imaginaire et le symbolique se mêlent étroitement, là, au réel. Les Français n’ont plus eu de femme chef de l’État depuis Catherine et Marie de Médicis, et Anne d’Autriche. Alors comment s’habille au XXIe siècle une Présidente de la République française ? C’est exactement la même question qu’on se posait, à la veille de l’intronisation d’Evo Morales : comment s’habille un militant indigèniste, quand il devient Président d’une république de l’Amérique latine ?

Eh bien je dois le dire, elle est superbe, cette veste sombre de Ségolène sur son petit col blanc. Quelque chose entre la pasteure et l’avocate, découvrant à peine la naissance de sa gorge.

En face, Sarkozy, visiblement mal à l’aise, s’est mis sur son trente et un de Neuilly, et comme il veut avoir l’air sympa, il joue le Borloo et il le fait bien. J’aime bien Borloo, mais ça veut dire que Sarko fait le ministre. C’est le sentiment qui domine pendant toute l’émission. Elle, la Présidente, et lui, un ministre.

Bien entendu, tous leurs numéros ont été préparés à l’avance, y compris le coup de la colère froide de Ségolène. Elle doit montrer comment une femme, Présidente de la République Française, s’engueulera dans une confrontation un peu « virile », en Conseil européen, ou face à Bush ou à Poutine. Elle est parfaite. Elle se saisit d’une occasion en or, le numéro de Sarkozy sur l’aide aux enfants handicapés, qui, avant même que Ségolène ait répondu, m’avait fait bondir. Tous ceux qui se sont occupés de travail social se souviennent de la terrible année 2003, quand le gouvernement de Sarkozy a coupé les vivres aux associations, pas seulement d’ailleurs celles qui s’occupent d’enfants handicapés, mais celles aussi qui s’occupent des personnes âgées : une partie des 15 000 morts de la canicule vient de là.

Donc Ségolène n’a pas à feindre l’indignation. Elle joue en toute sincérité sa colère froide. L’autre peut bien glapir « Mais vous vous énervez ». Non, elle le foudroie du regard, mais toute sa gestuelle reste parfaitement contrôlée. Du grand art…

Malheureusement, elle rate son estocade sur la question du nucléaire en faisant un lapsus dont elle ne se rend pas compte : au lieu de lui demander quelle est la part du nucléaire dans l’énergie française, elle lui dit : « quelle est la part du nucléaire dans l’électricité ? » Bien sûr, lui se goure : « 50% » ! 50%, c’est ce que les Verts voudraient obtenir en une mandature en partant du niveau actuel de 80%.

Ségolène lui cloue le bec d’un « 17% », prouvant bien qu’elle a commis un lapsus au départ, car 17%, c’est la part du nucléaire dans toute l’énergie française, et là, évidemment, faire descendre cette part n’est pas très difficile : 3-4% d’économie d’énergie, 3-4% d’énergies de substitution, c’est à portée de main. Elle lui cloue aussi le bec sur l’EPR et sur les énergies substituables, bref, se montre tout à fait écolo-compatible et lui nullissime, invraisemblablement nul pour le niveau de responsabilité auquel il prétend accéder.

Je ne dis pas que certaines autres déclarations de Ségolène ne m’aient pas fait grincer des dents. Mais après tout, elle ne sera que la Présidente de la République. La politique concrètement mise en œuvre se jouera beaucoup plus à l’Europe et à l’Assemblée nationale française. Mes critiques sont surtout : elle n’en a pas assez dit pour les centristes (la proportionnelle ! la proportionnelle !) et pour les vieux. Car pour la première fois, nous avons une élection où ce sont les retraités qui vont faire la balance. Et là, la « 2e gauche » de Ségolène et surtout les écologistes avaient une réponse : le tiers secteur, les associations d’aide à domicile…

Jeudi soir, je rentre pour le meeting de Cachan et recueille les nouvelles. Il y a un vrai mouvement de déplacement des centristes vers le non à Sarko, mais qui hésitent encore entre le blanc et Ségolène. Et je lis le stupéfiant appel de Onfray au vote blanc.

Le meeting de Cachan est excellemment introduit par le maire, Le Bouillonnec. Après, les officiels de la gauche val-de-marnaise se succèdent. Ça ronronne un peu. Je prends alors la parole avec force : « Je ne viens pas vous dire de ne pas voter Sarkozy, je viens vous dire que Ségolène peut gagner, doit gagner, va gagner ». Et je développe l’histoire de la victoire de Prodi, et les 4 points qui permettent de voter pour « l’arc Royal », depuis les centristes jusqu’à Besancenot et Bové.

Et je conclus encore plus fermement : « Ségolène a eu raison, hier : Sarkozy est comptable des malheurs accumulés depuis 5 ans qu’il est au gouvernement. Mais je vous le dis, et dites-le à vos amis : ceux qui aujourd’hui s’en tiendraient à l’abstention ou au vote blanc voteront en fait Sarkozy et seront comptables dans 5 ans de ce que Sarkozy aura fait s’il est élu Président ».

L’excellent Jo Rossignol, maire de Limeil-Brévannes et autre grand défenseur des sans papiers, conclut dans le même sens sur le mode humoristique.

Alea jacta est.



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