Catastrophe au Prix Sakharov
par Alain Lipietz

vendredi 27 octobre 2006

Dure semaine à Strasbourg, qui se termine par une défaite lourde de conséquences : le Prix Sakharov échappe encore une fois à « Ceux qui soutiennent les otages en Colombie », Ingrid, ses compagnons d’infortune, les radios et associations de familles qui soutiennent le moral des otages et de leurs parents. Ce choix est catastrophique pour ces quelques milliers d’otages (80 % des otages mondiaux).

Au cours des semaines précédentes, il n’avait pas été possible de faire démordre, d’une part le PPE de son soutien (fermement défendu par les Allemands et les Polonais [1]) à Alexandre Milinkevich, chef de l’opposition à la dernière dictature héritée du soviétisme en Europe de l’Est, le Belarus, et d’autre part le PSE et les communistes qui soutenaient (pour des raisons qui ont vaguement pu sembler d’actualité il y a 2 mois) l’homme de presse libanais Ghassan Tueni. Seuls les Verts et les libéraux-démocrates étaient clairement engagés en faveur des otages. Mais nous savions que les otages étaient en second choix aussi bien pour le PPE que pour l’alliance socialistes-communistes. En effet, même au sein du PPE, les Espagnols y voyaient l’occasion à la fois de condamner les Farc et d’envoyer un avertissement au président colombien Uribe, dont l’évolution devient de plus en plus inquiétante, à l’heure où, dans les zones désormais tenues par les paramilitaires amnistiés, on découvre des fosses communes avec des milliers de cadavres de leurs victimes et, dans le disque dur d’un de leurs chefs, “Jorge 40”, la comptabilité macabre des contrats d’assassinats et des expéditions de drogue vers l’Europe.

Lundi matin, même Le Figaro titrait : Les familles des otages colombiens désespérées. En effet, tirant prétexte d’un attentat à la voiture piégée à Bogota, non revendiqué (et pouvant être attribué aussi bien aux Farc qu’à une nouvelle initiative d’auto-attentat de la part de la sécurité militaire), Uribe avait le week-end dernier piqué un nouveau coup de sang. Il ordonnait la fin de toute négociation avec les Farc, y compris par l’intermédiaire de la troïka Suisse - Espagne - France, et donnait l’ordre à ses troupes de libérer les otages par la force, ce qui ne peut déboucher que sur un bain de sang. Accorder le Prix Sakharov aux otages et à ceux qui les défendent aurait été un clair avertissement à Uribe, alors qu’on voit moins l’urgence d’un soutien du Parlement aux deux autres candidats.

Jeudi matin, nous étions donc confiants, à l’entrée de la Conférence des présidents devant décerner le Prix Sakharov : « les otages au second tour ». Dans cette procédure, chaque président de groupe vote avec le poids de tout son groupe. Au premier tour, le PPE présente Milinkevich, socialistes et communistes présentent Tueni, Verts et libéraux présentent les otages. Pas de majorité. Et là, coup de théâtre : le président des libéraux, Graham Watson, déclare aussitôt : « Nous nous rallions à la proposition du PPE » ! Milinkevich est élu. C’est certainement un homme très respectable. Mais quel utilité, pour lui, le prix Sakharov ? Le pouvoir belarusse lui reproche justement son penchant pro-européen ! Alors qu’Uribe cherche à ne pas heurter l’Europe.

Au début de la séance plénière, tout le monde, à gauche, est consterné. Des libéraux-démocrates nous confient que Watson a trahi en échange d’un poste de questeur pour la deuxième partie de la législature. Des socialistes nous disent qu’en fait leur président Martin Schultz était depuis le début en faveur du Belarus, pour envoyer un signal de fermeté à Poutine. Quant aux communistes, on s’interroge encore sur les raisons du formidable coup de pouce qu’ils viennent de donner au président Uribe.

Mis à part les conséquences de ce vote qui risquent d’être dramatiques pour les otages, cet axe, à nouveau manifesté entre la droite et les libéraux-démocrates, est le plus inquiétant. Il est confirmé par le vote de la Commission du marché intérieur (IMCO), responsable de la préparation de la deuxième lecture de la Bolkestein par le Parlement après passage en Conseil. On se souvient qu’au début de l’année, le Parlement avait éliminé de la Directive Services le « principe du pays d’origine ». Mais il avait refusé (suite à la chute de l’article 122 du TCE…) d’exclure de la Directive Services l’ensemble des services publics. Raison pour laquelle nous, les Verts, avions voté contre. Il avait toutefois exclu les « services sociaux d’intérêt général » en donnant une liste d’exemples non limitative : logement social, aide aux familles…

Le Conseil a durci cette position et fait de cette liste une liste limitative, précisant même qu’il s’agissait de l’aide au logement et aux familles les plus démunies. C’est à dire de la conception réactionnaire du « social » : l’aide aux pauvres. Et le Conseil a précisé qu’il n’accepterait aucun nouvel amendement du Parlement. Or, mardi, la Commission IMCO a voté qu’elle acceptait ce diktat du Conseil, et proposé de ne voter aucun amendement par rapport au texte de la position commune du Conseil des gouvernements. Ce qui représente à la fois une victoire sur le fond de la droite libérale, et une défaite du Parlement renonçant à son rôle de législateur. Reste encore à voter ça en plénière…

Même alliance de toute la droite à propos du rapport de la présidente de la commission économique et monétaire, la fabiusienne (et donc noniste) Pervenche Bérès. J’ai déjà raconté comment, de compromis en compromis, elle s’était résignée à un texte inacceptable pour nous. Mais le PSE nous avait demandé instamment, à nous et aux communistes, de ne pas voter « contre », afin de ne pas gêner Pervenche à la présidence de sa commission. Je m’apprêtais donc, en tant que « shadow rapporteur » (celui qui indique aux autres membres du groupe ce qu’il propose de voter), à recommander l’abstention au vote final.

Le jeudi, toute la matinée est consacrée à l’interminable procédure de vote sur le budget 2007. On sait que, si le TCE avait été adopté, nous aurions voté, pour la première fois dans l’histoire européenne, la totalité du budget-dépenses, et donc aurions pu, par exemple, profondément modifier la politique agricole commune en augmentant les primes à l’agriculture biologique, modifier les Fonds régionaux, etc. Mais les électeurs ont tranché, on en reste à Maastricht-Nice, et donc le parlement ne vote que sur des broutilles. Procédure profondément ennuyeuse sur des centaines d’amendements, mais qui me laisse le temps de discuter avec notre collaboratrice Inès Trépant du rapport Beres qui vient au vote après. Inès m’informe que, dans la nuit, le PPE et les libéraux ont déposé une série d’amendements rompant les compromis passés avec Pervenche. Le texte va donc devenir aussi inacceptable que celui dont j’avais retiré ma propre signature il y a quelques années, tant il avait été défiguré par les amendements. Par l’intermédiaire d’Inès, je parlemente à distance avec Sahra Wagenknecht, shadow du groupe communiste. Il n’y a aucune raison que nous nous fassions attaquer par les « nonistes de gauche » pour nous être abstenus sur un tel texte, cela afin de ne pas gêner … une autre « noniste de gauche » ! Nous nous mettons d’accord, Sahra et moi, pour faire voter nos groupes « contre », si les amendements de la droite passent, aboutissant à un texte final inadmissible. C’est ce qui se passe. Le PSE s’abstient.

Mêmes alliances, même résultat désastreux (mais sans plus de conséquence législative) à propos du rapport sur les Partenariats-Public-Privé.

Cela dit, ce bloc de la droite, composé en fait du PPE, des libéraux-démocrates et du groupe souverainiste Union pour l’Europe des Nations (Alliance Nationale italienne, PiS polonais, etc) , connaît quelques fissures, qui nous permet quelques succès. Par exemple, le rapport de notre collègue Verte Elisabeth Schroedter sur le détachement des travailleurs , qui confirme le rejet du principe du pays d’origine relativement aux droits sociaux des salariés « détachés » dans un autre pays, est largement adopté. Ici, c’est la majorité favorable à la concurrence « non faussée » (et non pas « ouverte » - même faussée- comme dans l’actuel traité de Maastricht-Nice), qui se reforme. De la même façon, le rapport de notre collègue Marie-Anne Isler-Beguin sur l’instrument européen de défense de l’environnement, LIFE+, est adopté largement : il s’oppose à la renationalisation de ces fonds. LIFE+, aux yeux du Parlement, doit rester un outil financier entre les mains des institutions communautaires de l’Union.

Plus significativement encore, un affrontement à couteaux tirés, émaillé d’incidents de séance et de querelles de procédure, oppose, à propos du soutien au processus de dialogue avec l’ETA engagé par le gouvernement socialiste espagnol, le bloc PPE-UEN à la gauche et aux Verts. Mais cette fois les libéraux-démocrates sont de notre côté. Nous l’emportons de justesse.

Autre fracture potentiellement très intéressante, l’affaire du rapport « anti-dumping ». Il s’agit d’un rapport d’initiative de la Commission du commerce international, à propos des mesures anti-dumping que devrait prendre l’Union contre la concurrence « faussée » par les importations de certains pays du Tiers monde comme la Chine. Le rapport, confié à Cristiana Muscardini de l’UEN, est terriblement agressif et fleure bon le protectionnisme de type colonial. Les Verts et la gauche ont présenté divers amendements pour rendre le rapport plus « politiquement correct ». Les amendements sont adoptés par le PPE, embarrassé par la violence du texte de son allié. Du coup, un de mes amendements, à la portée potentiellement considérable, est adopté : il assimile le non respect des accord internationaux en matière sociale et environnementale à des formes de dumping ou de subventions, ce qui pave la route à l’introduction de clauses environnementales et sociales sur le libre échange international, et à la subordination de l’OMC aux grands accords de défense du climat, de la biodiversité ou des droits des travailleurs… Le rapport est ainsi adopté. Simple succès tactique ? ou signe d’une faille dans le consensus néo-libéral régnant depuis un quart de siècle ? l’avenir nous le dira.

Autre bon moment : mardi soir, le cas Onesta est examiné à huis clos par la Commission juridique. Le rapport Lehne (un homme du PPE) est excellent. Conformément à la demande de Gérard, il ne demande pas l’immunité parlementaire afin que celui-ci puisse plaider son cas et celui des Faucheurs volontaires à la Cour européenne des droits de l’Homme. En revanche, sur le fond, il donne largement raison à Gérard et propose au Parlement européen de le soutenir devant la Cour ! Rapport adopté à l’unanimité par la commission…

Autre rapport intéressant (mais sans aucune portée législative), sur les femmes immigrées. Le Parlement européen se montre ici assez généreux avec les femmes de l’immigration (quand même 54% de l’immigration nouvelle en Europe). Encore que les libéraux-démocrates, UDF comprise, trouvent le moyen de rejeter un amendement des Verts demandant de distinguer le statut personnel des femmes immigrées de leur statut en tant qu’épouses (ce qui veut dire qu’une femme répudiée ou qui divorce d’un mari violent ne perd pas son droit au séjour obtenu par regroupement familial) !

L’immigration est d’ailleurs l’objet d’un très bon séminaire à Strasbourg cette semaine. Je vous le raconterai demain…


NOTES

[1Pour mémoire : le Belarus est issu du dépeçage (en 1772) de l’ancien royaume de Pologne-Lituanie qui s’étendait sur la Pologne, la Lituanie, le Belarus et l’Ukraine, du XIVe au XVIIe siècle. Il s’agissait de territoires slaves reconquis par les princes lituaniens sur les Tartaro-mongols. Toute cette région, de la Baltique à la Mer Noire, connut alors un Age d’Or (qui en fut un aussi pour ses juifs). Lors de la reconstitution de la Pologne en 1918, le Congrès de Versailles définit une « ligne Curzon » séparant ethniquement la Pologne de la Biélorussie. Cette ligne est la frontière actuelle. Mais beaucoup de Polonais (et bien sûr d’Allemands) rêvent du temps où la Pologne s’étendait sur toute l’actuelle Biélorussie (en rivalité avec la Prusse orientale). Ces deux pays ont donc une « politique à l’Est de la ligne Curzon » qui vise aussi à éloigner le « péril russe ».



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