Affaire DSK : la double présomption d’innocence
par Alain Lipietz

mardi 17 mai 2011

Impossible de ne pas réagir aujourd’hui sur l’affaire DSK. J’avais pourtant plein de choses à vous raconter sur les évènements des derniers jours. Le Conseil fédéral EELV de samedi, qui a blanchi Dany des accusations colportées par la presse, le colloque de Cerisy sur le PSU, avec un débat final sur le parallèle entre la bataille des « assemblée régionales ouvriers-paysans » débouchant sur l’éclatement du PSU après la victoire de Rocard au congrès de Lille, et la bataille de la coopérative Europe Ecologie, qui sera tranchée au Congrès de La Rochelle. Mais une telle actualité prime tout autre, quoiqu’on en dise.

DSK est out. On mesurera peu à peu ce qu’impliquera pour la France la disparition du meilleur candidat anti-Sarkozy (selon les sondages), on mesurera peu à peu ce qu’a signifié pour le monde d’avoir eu, puis d’avoir perdu, un keynésien à la tête du FMI lors de l’éclatement de la crise mondiale. Mais qu’une aventure « privée » ait pu couler un tel homme public nous propulse dans la sphère de ces personnages royaux précipités dans le drame domestique : les héros de tragédie, ces tragédies que l’humanité ressasse depuis plus de deux mille ans parfois.

Depuis 2 jours, la France communie dans la « présomption d’innocence » accordée à DSK. Pas un mot sur la « présomption d’innocence » envers une femme (prénommée semble-t-il Ophelia… « Ha, ha ! are you honest ? » Ça ne s’invente pas ! ) qui l’accuse de l’avoir violée.

Dans les années 1970 il était encore courant que la plainte d’une femme pour viol soit considérée a priori mensongère, et beaucoup de commissariats accueillaient les femmes de façon si humiliante que les victimes ne portaient pas plainte. Je me souviens avoir participé à des meetings organisé par le Mouvement des Femmes pour la défense des droits des femmes violées. Depuis, un bon bout de chemin a été fait, et la plainte des femmes victimes est au moins écoutée. Quelle régression depuis dimanche !

Le problème, dans ces circonstances où s’affrontent deux personnes s’accusant mutuellement, est que la formule « présomption d’innocence » est bidon et auto destructrice, puisqu’elle signifie « présomption de culpabilité » de l’autre. Et le fait que DSK soit tout puissant et elle femme de chambre immigrée, DSK blanc et elle noire, DSK d’un pays de haute culture et elle africaine, DSK de la même orientation politique (appelée là-bas « démocrate ») que le président des USA et le chef de la Police de New-York, et surtout DSK homme et elle femme, tout cela ne prouve pas que DSK mente et que Ophelia dise la vérité, mais explique ce que j’ai entendu hier en boucle sur les radios et lu sur mon portable.

De même, le fait que DSK soit de notoriété publique un dragueur lourdement insistant ne prouve pas qu’il soit coupable, mais explique que tout le monde, hors micro, se comporte comme s’il était enfin grillé, et la France débarrassée du risque d’un pétage de plomb plus scandaleux encore car plus tardif, après que DSK se soit déclaré candidat à la Présidence de la République, ait été investi par le PS, élu par les Français…

De même l’image de DSK sortant menotté de son premier interrogatoire en commissariat est traumatisante, mais n’a rien de honteusement anglo-saxonne. Elle nous rappelle d’autres images bien françaises. José Bové bien sûr, brandissant triomphant ses menottes. Mais aussi le trésorier des Verts, Etienne Tête, qui en 1992, le PS étant depuis 10 ans au pouvoir avec Badinter pour icône, était présenté hâve et menotté à la presse, accusé d’avoir... cumulé une activité bénévole, dans la gestion d’une association étudiante et la perception des Assedic (il avait été acquitté et la réglementation Assedic condamnée en Conseil d’Etat).

Alors, assez d’anti-américanisme et d’anti-féminisme primaire, et essayons de réfléchir, en tenant compte du paradoxe de la double présomption d’innocence (qui sera tranchée peut-être assez vite, quand sera controlé avec plus de précision l’alibi de DSK et seront analysées des traces ADN recueillies, semble-t-il.)

1. La présomption d’innocence de DSK signifie qu’Ophelia est présumée mentir. Et tout pro-féministe que je sois, j’ai écrit un livre sur le mythe de Phèdre : une femme qui accuse mensongèrement de viol un homme promis à la royauté et, ce faisant, cause sa mort. Présomption fondée jusqu’ici sur la seule « atmosphère US » : les coups tordus politiques (type Julian Assange de Wikileaks et Monica Lewinsky/ Clinton), les accusations de viols (toujours sur Bill Clinton) de filles cherchant à se faire du fric. Ophelia est donc présumée avoir suivie un des deux types de scénarios suivants :

a. Elle se fait draguer, mais non harceler (ce qui serait un délit de la part de DSK) par le Monsieur de la chambre 2806, raconte ça à ses collègues qui lui disent « mais c’est un VIP de niveau mondial, tu peux te faire une montagne d’or en l’accusant de viol, puis en négociant avec son avocat le retrait de ta plainte ».

b Elle est approchée par une officine de coups tordus travaillant pour l’UMP, ou des ennemis de la gestion keynésienne de DSK au FMI, qui lui demandent de tendre un piège à DSK.

Ces présomptions n’ont rien d’invraisemblable, mais demandent à être au minimum étayées d’un indice, avant d’accabler une femme qui, de prime abord, est victime d’un viol.

2. Car si l’on part maintenant de la présomption d ‘innocence d’Ophelia (c’est à dire de la sincérité des accusations portées par une femme de « tout en bas » contre un homme « tout en haut »), alors le comportement de DSK est atroce (après une tentative de viol, enfermée dans la chambre, elle s’échappe, il la rattrape dans la salle de bain et parvient à lui imposer une fellation).

DSK est un copain de jeunesse, un ancien collègue de mon centre de recherche. Je l’ai connu charmeur, pas violeur. J’ai comme tout le mode entendu les rumeurs qu’avec le temps sa puissance avait remplacé son charme, que de « charmeur » il était devenu « harceleur », ne perdant plus de temps en manœuvres de séduction. Mais il y a encore un saut entre le harcèlement (y compris la main baladeuse) et le viol. Si Ophelia dit vrai, il ne s’est pas limité, surgi à poil de la salle de bain (ce qui est parfaitement légitime) et tombant par hasard sur une femme de chambre retapant son lit, à s’en tirer en plaisantant par des « propositions choquantes », ni des gestes qu’on disait autrefois « ancillaires », mais l’a enfermée pour la violer, la pénétrer de force, dans sa bouche.

Et c’est ce passage à l’acte qui « sidère », qui paraît impensable, au-delà de ce qu’on craignait de lui (ou pour lui…) . Car DSK était parfaitement conscient de commettre un crime et non une privauté de french lover, et que c’est ce crime-là que tout ses ennemis attendait.

Deux explications sont alors avancées , relevant de « l’acte manqué » au sens des psychanalystes (c’est à dire parfaitement réussis, selon l’ordre de l’inconscient, mais contraires à ce que voulait le moi conscient).

a. Le suicide politique ? Le 28 avril (15 jours auparavant) DSK avait déclaré à Libération que ses adversaires disposaient de trois armes contre lui sur la route apparemment bien dégagée de l’élection présidentielle : le fric, le sexe, et sa judéité. Et le même jour, il s’était exhibé dans un Porsche, pire, la Porsche de fonction d’un conseiller travaillant chez Lagardère. Le coup du yacht de Bolloré avant même d’être élu. Quinze jour lus tard, il viole une soubrette, juste en passant, et alors que sa fille l’attend au restaurant (dit-il) , sous le nez des cameras épiant toutes les entrées et sorties d’un palace, au coeur du pays-phare du politiquement correct et du nouveau puritanisme « féministe ». Il aurait voulu casser un destin inconsciemment refusé qu’il aurait inventé un truc de ce genre (mais pas forcément un crime ! un simple délit bien placé aurait suffi : il aurait pu peloter Merkel en public…)

b. La pulsion incontrôlée ? La tendance au harcèlement sexuel (qu’il sera sans doute facile à l’accusation de confirmer) se serait peu à peu transformée en un phantasme de toute-puissance : « j’ai envie, ça m’amuse, donc je peux ».

Ces présomptions n’ont rien d’invraisemblable. Contrairement à la première hypothèse, elles sont étayées par les accusations de la victime, et corroborées au moins, s’agissant des horaires, par les caméras de vidéosurveillance (sans préjudice des preuves et témoignages à venir). Cependant, elles ne sont que des spéculations psychologisantes, visant à répondre à l’objection rationaliste sur l’absence de mobile, déjà esquissée par ses avocats : « C’aurait été de la folie, il n’allait surtout pas faire ça maintenant, d’ailleurs il pouvait avoir toutes les femmes qu’il voulait, pourquoi vouloir sauter en quelques minutes une servante pas très attirante ? »

3. Et puis la réalité fut peut-être grise. Il sort à poil, est surpris par sa présence, gêné il feint les rites de la parade voire de l’agression amoureuse, a minima des attouchements non consentis par un inconnu à poil (et les avocats joueront de toute la palette au fur et à mesure que l’enquête exhibera des indices éliminant l’hypothèse n°1) , elle se débat, le griffe, il la gronde, elle se sauve, elle a peur de perdre sa place, elle dénonce la première, et en rajoute pour se défendre… Tous les deux ni tout à fait coupables de ce dont ils s’accusent l’un l’autre, ni tout à fait innocents (la définition de la tragédie, selon Racine).

Résultat, deux vies foutues en l’air, la Grèce perdant son meilleur soutien, la crise financière mondiale qui repart, la zone euro qui éclate, le Juif DSK traîné dans la boue comme Alexandre Stavisky, Sarko et Le Pen au second tour…

Dans tous les cas que je viens d’évoquer, nous entrons dans le domaine de la tragédie, de la disproportion entre la faute et ses conséquences. C’est en ce sens que la décence est requise. Pour Ophélie, fut elle une pauvre femme croyant décrocher un sac d’or, comme pour Dominique, fut-il un malade sexuel.



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