Retour des plénières à Strasbourg. Ça rallonge mes va-et-vient pour passer mes dernières nuits avec Francine, mais je passe les journées à Strasbourg cette semaine, car l’Europe affronte un tournant important. En outre, je dois négocier les amendements sur le rapport que je rédige avec le libéral-démocrate italien Gianluco Susta sur « Commerce international et changement climatique », pour l’assemblée parlementaire euro-latino-américaine (EUROLAT) que je vice-préside. La plénière vote d’ailleurs une résolution sur l’Alliance Europe-Tiers-Monde contre le changement climatique.
La plénière de ce mois-ci est entre autres activités marquée par deux cérémonies : la remise du Prix Lux aux frères Dardenne pour Le silence de Lorna, et du prix Sakharov à l’opposant chinois Hu-Jia, notre candidat (à la grande fureur du gouvernement de Pékin). Mais je ne résumerai ici que deux débats avec votes importants. D’une part, le débat sur le Conseil européen des 15 et 16 octobre, qui a adopté les premières mesures face à la crise financière, le président de ce semestre, N.Sarkozy, venant justifier « sa » politique ; d’autre part l’importante résolution du PE à propos de certains arrêts fameux de la Cour de Justice de Luxembourg sur l’application des conventions collectives locales aux travailleurs détachés d’un autre pays.
Le président en exercice du Conseil européen, Nicolas Sarkozy, est venu présenter les résultats du Conseil, lequel n’a fait que reprendre les conclusions du sommet de l’Eurogroupe élargi à la Grande-Bretagne. Je l’ai dit dans mon billet précédent, pour les Verts, ces décisions sauvent le système bancaire et donc évitent la chute dans un précipice (banques en faillite, déposants non remboursés...), mais elles sont très insuffisantes et ne s’en tiennent qu’à la surface des choses. Ce qu’il faut affronter, c’est la double crise écologique et sociale du libéral-productivisme.
(Beaucoup s’étonnent que « l’on trouve soudain des centaines de milliards pour renflouer les banques et rien pour financer le RSA et le Grenelle. » Je vais essayer de pondre un papier sur la monnaie de crédit. En fait, les Etats ne font qu’adosser de leur crédibilité inentamée — sauf l’Islande — les Banques qui refusent depuis près d’un an de se faire des prêts entre elles. Ces centaines de milliards vont être empruntés par les Etats aux banques qui ont de quoi prêter, et surtout à la Banque Centrale qui va donc créer de la monnaie, puis reprêtés avec risques et bénéfices aux banques plus fragiles. En attendant que je rédige ce papier, on peut se reporter par exemple ici à la façon dont s’est débloquée la crise finale du fordisme, celle du début des années 80, où les pays endettés du Tiers Monde tinrent le rôle des actuels ménages victimes des « subprimes »)
Sarkozy fait très fort, très bateleur, très volontariste. Il plaisante avec le leader du PSE sur sa « conversion au socialisme ». L’ultra-libéral d’il y a quelques mois a disparu. Il incarne sans complexe le néo-planisme... de droite. Comme les choses, les gens, les positions, les intentions évoluent à toute vitesse face à la crise, je ne peux noter ici que mes impressions fugaces.
Passons rapidement sur son style « Faites ce que je dis, pas ce que je fais », sur son style « Tout a commencé en septembre dernier ». Oui, Nicolas Sarkozy, comme tout le monde, se convertit à l’action de l’État. Mais qui, dans l’hémicycle, à part les Français, se souvient qu’il a commencé sa présidence , il y a à peine un an, par la loi Tepa, privant l’État de 15 milliards d’euros par an, 15 milliards rendus aux riches et à leur héritiers sans aucune implication productive ? Il parle de créer des « fonds souverains » européens. Mais la France a toujours eu des « investisseurs institutionnels » (les « zinzins »), comme la Caisse des dépôts, pour faire ce boulot. Qui, dans l’hémicycle, sait que Sarkozy, en ouvrant aux banques privées la possibilité de distribuer des livrets A, leur abandonne 20% de la collecte ?
Visiblement, Sarkozy jouit de son personnage fugace de président du Conseil européen, alors que les idées viennent de Gordon Brown et le feu vert d’Angela Merkel. Il sait qu’il devra abandonner ce rôle au 1er janvier, alors il postule déjà pour un autre rôle, celui de président de l’Eurogroupe (les pays membres de la zone euro), groupe informel que préside actuellement Jean-Claude Juncker. Et très significativement il ne dit plus rien du Non irlandais et de la façon de faire aboutir le traité de Lisbonne. Ce qui confirme mon soupçon : il était contre le TCE et Lisbonne, en tout cas n’a desserré les dents en 2005 que contre la Turquie.
On voit ainsi se dessiner le (un ?) projet sarkozien : laisser tomber l’Europe démocratique avec co-décision à la majorité Parlement-Conseil que visaient le TCE et le traité de Lisbonne, se replier sur un Conseil des gouvernements des pays de l’euro, à la rigueur élargi à la Grande-Bretagne puisque c’est là qu’est la City et le plus inventif des néo-planistes, Gordon Brown. Ainsi serait créée une Europe à deux vitesses, dont la partie la plus active serait strictement inter-gouvernementale, débarrassée de tout contrôle parlementaire. Un planisme technocratique de droite.
Face à cette tendance, la résolution de compromis du Parlement sur le dernier Conseil européen est, comme nous le craignions, insipide. Tous les amendements venus des communistes ou des Verts (cf. « notre » projet de résolution) sont rejetés, et, comme les communistes, nous votons contre.
Sont ainsi rejetés : nos amendements visant à lutter contre les paradis fiscaux (alors que la droite et les libéraux avaient applaudi Sarkozy quand il en avait parlé !), l’idée d’une taxe de Tobin et nos propositions pour la réforme du système de Bretton Woods, ainsi que notre proposition de mettre en place une autorité de supervision des banques trans-frontières au niveau européen. Plus inquiétant encore, l’objectif de 10% d’agrocarburants dans les transports est maintenu, comme l’idée de promouvoir les énergies « faiblement carbonées » (euphémisme pour le nucléaire). Et, d’une façon générale, notre amendement pressant les États-membres de ne pas se servir de la crise financière comme d’un prétexte pour remettre à plus tard leurs obligations en matière de lutte contre le changement climatique et la pauvreté, est rejeté.
Toutefois, il faut noter que le Modem et quelques autres libéraux-démocrates, ainsi qu’environ la moitié du groupe socialiste (l’autre moitié s’abstenant), soutiennent nos amendements. Notre amendement sur la taxe de Tobin obtient même le soutien d’une vingtaine de membres du PPE, dont le « terrible » Radwan de la CSU bavaroise, coordinateur du PPE en Commission économique et partisan de toujours de la dérégulation (faites son nom sur le moteur de recherche de ce site !), mais qui avait commencé à « bouger » en avril dernier... Les copains allemands me racontent que la droite néo-planiste allemande en est à réclamer un grand programme public de construction d’autoroutes… comme Hitler !
Mais aucun membre de l’UMP ne soutient notre amendement sur les paradis fiscaux, alors que c’est théoriquement la position de François Fillon…
En revanche, c’est à une très large majorité que le Parlement européen prend position sur une question qui agite depuis quelques temps les syndicats : les arrêts du « conseil d’Etat » de l’Union, la Cour de justice européenne (arrêts Laval, Rufhert et Luxembourg).
J’ai expliqué le problème à propos de l’arrêt Laval. La Cour de justice réaffirmait bien le droit de tous les travailleurs à recourir à la grève, et même au blocage des entreprises, contre le dumping social, par exemple quand il prend la forme d’entreprises venues de pays à faible protection sociale travailler dans un pays à forte protection sociale (d’Estonie en Suède). Ce que dit la Cour de Justice, c’est qu’il serait discriminatoire d’obliger une entreprise d’un autre État membre à appliquer les clauses d’une convention collective d’un pays hôte, quand cette convention collective n’est même pas obligatoire pour les entreprises nationales de ce pays ! Or, dans les plus typiques des pays où le rapport salarial est resté social-démocrate, la Suède ou l’Allemagne, les conquêtes sociales sont inscrites dans des conventions collectives non obligatoires beaucoup plus souvent que dans la loi. Pendant un demi-siècle ça avait suffi, plus maintenant (et c’est un vrai problème que les économistes « régulationistes » avaient pointé dès les années 1990).
Reconnaissant les inquiétudes que peuvent susciter de tels jugements, le Parlement affirme la solution implicitement suggérée par la Cour : chaque pays doit se doter « de dispositions législatives ou de conventions collectives déclarées d’application générale pour toutes les entreprises similaires appartenant au secteur concerné ». (considérant O)
Adosser les conventions collectives à la loi, c’est en en effet la seule solution pour garantir un socle de droits des travailleurs dans un pays donné, quel que soit leur pays d’origine, socle défini a minima par la Charte européenne des Droits fondamentaux, et ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Ce vote du Parlement est un succès très important, car la Commission Barroso, qui reste libérale, avait justement pris position pour une application très faible des principes trans-nationaux de protection des travailleurs. Le Parlement européen appelle la Cour de justice à rejeter cette position de la Commission et à approfondir une jurisprudence se basant sur la Charte des droits fondamentaux.
Détail amusant : cette Charte des droits fondamentaux, quoique re-votée solennellement par le Parlement et signée par le Conseil et la Commission européenne, n’a toujours aucune valeur contraignante puisque ni le TCE ni le traité de Lisbonne, qui l’auraient constitutionnalisée, n’ont été adoptés. Pourtant, les deux Verts nonistes (une Anglaise et le Suédois) votent cette fois avec tout le groupe en faveur de la résolution. Notre collègue suédois Carl Schlyter m’explique que son parti Vert national, tout en continuant à s’opposer à un traité fédéraliste européen, vient de décider qu’il appuyait la Charte des droits fondamentaux.
Vendredi, puisqu’il n’y a plus rien à faire, Francine rentre à la maison. Elle assiste, déjà très affaiblie, à une petite fête pour l’anniversaire de ma fille Judith. Samedi soir, nous mangeons des huîtres arrosées au Corton Charlemagne (1979) et visionnons peut-être notre dernier film. Elle choisit Lettre d’une inconnue, d’Ophüls. Et maintenant, elle est vraiment très très faible. J’occupe mon temps auprès d’elle à peaufiner sur ILV la présentation de son œuvre littéraire. Son premier roman, La femme à la fenêtre, peut déjà être commandé en livre, et nous discutons la couverture du second roman, Perséphone en personne. Elle sera basée sur un tableau de Francine, comme celui de La femme à la fenêtre qui sert de logo à ce billet.
Lisez sur le site ILV, commandez ses livres sans hésitation, c’est magnifique. (Attention, son nom de plume est Francine Ségeste !)