Les Jeux olympiques et paralympiques, théâtres de la Comédie humaine

25 septembre 2024 par Alain Lipietz

Voilà, c’est fini, et la vasque est éteinte où brûlait la flamme olympique.

Comme la plupart des écologistes, j’étais contre ces jeux à Paris, pour des raisons écologiques (l’énorme transhumance mondiale qu’ils allaient entrainer), financières (le coût de ces jeux alors que l’État ne combat plus la misère) et sociales (les quartiers et bidonvilles des plus précaires déménagés sans ménagement). Et je reste hostile aux Jeux d’Hiver dans les Alpes françaises dont les stations, en 2030, auront sans doute perdu leur neige naturelle.

Mais une fois voté, il fallait que « ça soit bien ». Et, de bout en bout, ce fut une immense réussite à laquelle j’ai pris le plus grand plaisir. J’avais pris soin de regarder au préalable tous les documentaires de France -TV sur leur "making-of" et j’ai compris que les cérémonies seraient de gigantesques œuvres de spectacle vivant, dignes du Palais des Papes d’Avignon où Thomas Jolly s’illustra par des mises en scène shakespeariennes au long cours, avec des milliers de couturières, des dizaines de milliers de bénévoles, et un metteur en scène de génie qui « s’exprimait ». J’ai compris que les dépenses nouvelles seraient réduites au minimum par l’usge intelligent de ce que nous ont légué l’Ancien régime, deux empires et la République impériale. Et en tous points je suis d’accord avec les bilans de Thomas Jolly, grand ordonnateur des cérémonies comme œuvres culturelles et politiques à destination d’un public populaire, dans Le Monde ou dans Télérama.

Mais j’ajouterai autre chose : les épreuves olympiques et paralympiques sont elles-mêmes un spectacle vivant, une œuvre artistique à destination des masses, et, comme telle, politique. Que je n’ai regardée d’ailleurs qu’à la télévision, quasi intégralement, parce que j’aime bien suivre les compétitions en gros plans (oui, je sais, ça veut dire que je ne suis pas un vrai « supporteur »). Parler de spectacle, qui plus est artistique et politique, pose un double problème : du côté du sport, qui n’est pas qu’un spectacle, du côté spectacle, que l’on ne considère généralement pas comme artistique et encore moins politique, même s’il est connu que dans le passé, de Berlin à Mexico, s’y affrontèrent souvent des enjeux politiques. Avant d’entrer dans le détail des cérémonies et des jeux, et des classements des pays qui en ont résulté (non sans enseignements politique et géopolitiques), il faut dire un mot sur ce double problème, en ce qu’il met particulièrement en cause le regard prêté aux « intellectuels de gauche ».

 I. Le sport, vulgaire spectacle de droite ?

France-TV a pris plaisir à montrer les éminentes personnalités "centristes" assistant aux jeux en spectateurs enthousiastes : le Président Macron, son Premier ministre démissionnaire Attal... et pas de Jean-Luc Mélenchon, ni d’Olivier Faure, ni de Marine Tondelier, ni de Lucie Castets... La cérémonie finale, celle des médaillés français, fut l’occasion d’un discours « inspiré » d’Emmanuel Macron, psalmodiant le nom de son parti (balayé aux élections européennes et législatives) : « Ensemble ». Cette obscène récupération politique ne lui épargna pas les sifflets qui accompagnaient ses apparitions à chaque cérémonie officielle. Mais c’est l’absence de l’apparition « des autres » qui suscita l’interprétation risquée du politologue Philippe Marlière, dont je partage généralement les analyses. Mais là, désolé : complètement à côté de la plaque, dans une totale ignorance de la « politique du sport » en France.

D’où lui vient cette idée que la gauche aurait boudé les Jeux par mépris de classe des passions populaires ? D’ailleurs comment sait-il ce qu’ont fait, durant les Jeux, « les politiques, journalistes et intellos » de gauche ? Peut-être étaient-ils/elles plus intéressés par « regarder » (devant leur télé) plutôt qu’« être vus » (sur les gradins) ? Rappelons que ce sont François Hollande et Anne Hidalgo qui ont imposé ces Jeux, que ce sont les collectivités tenues par la gauche (Paris et la Seine-Saint-Denis) qui en ont supporté le poids aux cotés de l’État, et j’ajouterai plus profondément que c’est le Front populaire, avec Jean Zay et Léo Lagrange, qui ont fait du sport un objet de politique publique.

J’ai eu la chance, dans ma jeunesse sportive, d’être entrainé par des hommes de l’Insep et du Bataillon de Joinville (rebaptisé pour 2024 « Armée des champions », officiellement « École interarmées des sports »). Ils firent de mes camarades et moi les champions de France 1968 d’un sport confidentiel, le parachutisme par équipe (champions universitaires, mais nous avions déjà battu sur cette épreuve les meilleurs paras professionnels : le 2e REP). Un sport qui offre la caractéristique que celui qui s’éloigne de son équipe fait perdre son équipe, et qui a beaucoup joué dans ma formation politique, même si la dimension "dépassement de soi" n’en est pas absente. Nous avions avec nos entraineurs des discussions passionnées sur la politique du sport, convergeant vers la nécessaire dialectique entre trois pôles : le sport de masse, le sport d’élite et de compétition, le sport-spectacle.

La base de la pyramide des champions et l’objectif de tout est le sport de masse, à la fois par politique de santé publique, et pour enseigner à la jeunesse des valeurs : estime de soi, respect du concurrent, solidarité dans les équipes, fraternité de tous les sportifs. Des valeurs plutôt portées par la gauche, mais pas étrangères à ce phallocrate de Coubertin. Mais pour attirer la jeunesse vers la pratique du sport, il faut lui présenter des champions, or pour les présenter, il faut organiser le spectacle joyeux des compétitions. Compétions qui peuvent engendrer un chauvinisme amusé ou hostile (« Le patriotisme, c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la haine des autres » disait Romain Gary) : c’est l’ensemble des valeurs qu’il faut inculquer en même temps. Et de fait, ces Jeux de Paris, avec leurs lots de records, de joies et d’amertumes, ont aussitôt suscité un flot d’inscriptions dans les associations et clubs sportifs, bien au-delà d’ailleurs de la capacité de nos équipements et entraineurs.

Depuis, je n’ai plus pratiqué la compétition, mais en tant que « politique » j’ai eu maintes fois à débattre de la politique du sport. Dans la réalité, gauche et droite valorisent les trois pôles, mais pas dans les mêmes proportions. L’invariant à gauche, c’est l’importance du sport de masse comme politique de santé et d’inclusion civique. Et plus si affinité : sport de compétition si on tombe sur de la graine de champions et de bons entraineurs, qui sont très majoritairement des bénévoles. À droite, on insistera plutôt sur les deux autres pôles, tout en considérant parfois l’utilité du premier pour « occuper les pré-délinquants », ou pour des objectifs clientélistes.

Ces nuances se cristallisent dans les votes des budgets des collectivités locales. Car le système français confie au tissu associatif local la mission d’organiser l’étage « sport de masse », qui à ce niveau ne se distingue pas du reste de la politique associative (par exemple : l’éducation musicale). Ce tissu associatif municipal ou départemental joue le rôle des universités dans le sport US. Ce sont les collectivités de gauche qui ont financé l’essentiel des « incubateurs » des futurs champions de 2024, en Seine-Saint-Denis comme en Val-de-Marne. Puis les « fédés », l’Insep, la DTN prennent le relais vers les championnats, mais aussi l’Armée (plus du tiers des médailles 2024) : héritage du camouflage de la professionnalisation, quand le principe d’amateurisme fixé par Coubertin s’imposait encore.

C’est là que peuvent apparaitre deux justifications à l’erreur de P. Marlière :
 Les budgets n’étant pas extensibles, il faut souvent choisir, et une municipalité de gauche hésitera à mettre l’argent du côté « élites » ou « spectacle ». Au contraire, dans ma commune, un maire de droite n’avait pas hésité à payer 10000 euros (somme énorme retirée au budget « Associations ») pour faire venir à une fête municipale un footballeur célèbre...
 Une partie des intellectuels de gauche méprise dans le sport son aspect « physique » : si c’est un art, au sens d’Aristote, alors il est vulgaire. Mais ce mépris de ce qui est physique existe tout autant à droite ! Pour ma part je pense n’avoir aucune leçon à recevoir en matière d’élitisme (j’ai écrit un gros bouquin sur un poème de Mallarmé) et pourtant je considère un athlète à l’égal d’un artiste : j’y reviendrai.

Cette tension est exacerbée par l’apparition de l’écologie politique, qui introduit un quatrième pôle : l’environnement (social et naturel), ce qui amène souvent les Verts à s’opposer aux méga-rencontres sportives. Les écolos sont pourtant connus pour leurs goûts sportifs y compris de haut niveau (Dominique Voynet : ancienne championne régionale en natation) et ce n’est pas un hasard : le rapport entre le « soi » et le corps est à la base de l’écologie politique comme du sport. Mais ils préfèrent la rando à pied... Quant à l’aspect social avec le nettoyage de Paris de ses réfugiés sans-abri, soulignons qu’il n’est pas intrinsèquement lié aux JO : le scandale c’est qu’on ne leur ait pas offert plus tôt des résidences d’accueil enfin dignes.

Cela dit, c’est comme un gros gâteau à la crème. On sait que ce n’est pas très bon pour la santé, mais si on vous le met dans l’assiette, hein ? J’ai boycotté les JO de Mexico (à cause du massacre de la Place des Trois-cultures) et la coupe du monde de foot en Argentine (à cause de la torture), j’ai « tenu » le boycott de la coupe du monde du Qatar (à cause des conditions de travail)... jusqu’au quart de finale. Sinon, j’en suis un grand fan. Les écolos ont voté contre la coupe du monde 1998 et contre les jeux à Paris car ils en connaissent le coût écologique et social. Puis se sont battus pour limiter ce coût. Puis se sont joints à la fête. C’est leur tactique constante.

Je prendrai encore mon expérience : l’irruption des écologistes au conseil régional d’Ile-de -France en 1992. Comme aujourd’hui à l’Assemblée Nationale, il n’existait aucune majorité mais la droite détenait le groupe le plus important Nous avions négocié avec elle que nous lui assurerions une majorité budgétaire sans le FN... mais que nous poserions nos conditions. S’agissant des aspects qui ont déterminé le succès de Paris 2024, j’en vois au moins deux.
1. Rendre la Seine et toutes les rivières d’Ile de France baignables. Le but était essentiellement « sports de masse » et protection de la flore et la faune, nous ne pensions pas au triathlon 2024 ! Mais aussitôt a commencé un immense travail de dentelle, d’amont en aval, sur tous les sous-affluents de la Marne et de la Seine, mètre par mètre, pour retrouver les innombrables rejets sauvages des eaux usées dans les rivières. Il aura fallu trente ans...
2. Le choix de l’emplacement du Grand stade pour la Coupe du Monde de foot 98. Impossible de s’y opposer, mais l’État proposait Marne-la-Vallée ou Melun-Sénart. Pas question de susciter une noria de voitures ! Nous avons exigé : à portée de métro. Restait une friche à Saint-Denis, nous avons exigé 3 stations RER supplémentaires pour la desservir, et la couverture de l’autoroute A1.... Ce Stade de France, sans avoir le prestige immense des compétions organisées dans les sites voulus par Louis XIV, Napoléon ou la République impériale pour ses expos universelles, a accueilli le plus extraordinaire public pour les épreuves d’athlétisme.

 II. La cérémonie d’ouverture

J’ai partagé l’enthousiasme général. Tout m’a plu, même s’il a plu. D’abord l’idée géniale de sortir du stade la parade des athlètes du monde entier (Palestine comprise, mais pas la Russie !), défilant sur la Seine, hilares sous la pluie pendant des heures alors que depuis des mois ils étaient sous le contrôle de médecins, nutritionnistes etc. pour être physiquement au top le lendemain. Les JO, c’est des jeux, c’est une fête, tant pis pour le risque de s’enrhumer !

Et bien sûr les spectacles. Aya Nakamura faisant danser la Garde Républicaine. Le « Ça ira » à la Conciergerie. Les statues des « Grandes Femmes » face au Palais Bourbon qui les a si longtemps ignorées. La barge aux centaines de danseurs. Et Céline Dion, son corps malade littéralement habité par Edith Piaf. Et cette flamme portée du Louvre aux Tuileries désertes par le groupe croissant des médaillés d’hier et d’aujourd’hui, comme une marée de souvenirs qui enfle, y compris cet athlète de 101 ans, jusqu’à nos deux héros antillais allumant la nacelle de ce ballon, hommage à Gambetta…

L’image la plus poétique, hallucinante, fut la descente du fleuve par ce cheval de métal, à travers la nuit. Au début je n’ai pas du tout compris : ce cheval écorché, sa cavalière masquée, ressemblaient trop aux 4 cavaliers de l’Apocalypse des Triomphes de la Mort de Pise ou de Sicile, et puis je n’ai plus cherché à comprendre et j’ai regardé fasciné. Thomas Jolly a précisé plus tard que c’était un croisement de Jeanne d’Arc et de la déesse de la Seine. Ah bon. C’est comme Mallarmé : si on ne comprend pas tout ce qu’il a voulu dire, admirons comment il l’a dit.

J’ai écouté les commentaires émus et unanimistes du studio de France -TV, répétant en boucle que c’était la France réconciliée après ces semaines de déchirements politiques. Comme j’aurais aimé qu’ils aient raison ! Mais bien sûr que non. C’était une cérémonie « wokiste », « la peste intersectionniste », de A à Z, dès les premières minutes (le gag de Djamel Debouze) : les trois premiers porteurs n’étaient pas des « Gaulois » ! Tout le spectacle hurlait pour une France généreuse, inclusive, inventive, que le RN, la droite « républicaine », la macronie et beaucoup de leurs électeurs détestent.

Et l’ennemi ne s’y est pas trompé. Prenez le Live du Monde, cliquez sur les liens vers des images du réseau X, lisez les commentaires : c’est un déferlement de haine anti-wokiste, contre cette cérémonie et tout ce que vous avez aimé. Un reportage sur le vif interviewait le public de la place la Contrescarpe, forcément acquis. Mais j’aurais aimé des reportages à partir des cafés dans l’Aisne ou la Creuse : qu’est-ce qu’« ils » en ont pensé, ces Français que la gauche ne comprend plus ?

Les jours suivant tombèrent les résultats des sondages : 80 % des sondés avaient apprécié la cérémonie. Ouf. Pourtant les critiques ne désarmaient pas. Elles se focalisèrent sur la réunion des Olympiens (légitimes à l’ouverture des... Olympiades !) assistant au défilé de mode de drag-queens. Que les indécrottables de l’extrême droite et Trump aient fait semblant de croire que ce Festin des dieux, avec un Bacchus impossible à confondre avec le Christ, était une parodie de « La Cène » de Léonard de Vinci, normal ! Cette cérémonie était un manifeste contre eux et tout ce qu’ils représentent, leur jeu était de la discréditer. Que l’Eglise de France ait marché dans la combine pose un tout autre problème.
Ou bien une inculture abyssale posant problème quant à la formation en « culture générale » des prélats français. Ils doivent pourtant se rendre fréquemment à Rome : ils ne font jamais de tourisme ? N’ont jamais vu le fronton du Parthénon, ou ce thème dans les peintures de la Renaissance ?
Ou bien la confirmation d’une évolution très dangereuse de l’Église de France. Jadis, elle ne manquait pas de prendre position contre les partis racistes et xénophobes. Mais pour le 7 juillet, elle a fait partie des très rares organisations de la société civile à se taire et à ne pas rejoindre le front républicain. Malgré tout ce qu’a pu dire et faire le Pape François.

Il faut rendre justice à la contribution de Patrick Boucheron, « l’historien de l’équipe » pour la préparation de la cérémonie des JO, et cible de l’extrême droite. Il est connu pour deux livres magnifiques : Conjurer la peur (sur la Fresque du Bon et du Mauvais gouvernement d’ Ambrogio Lorenzetti dans le Palais municipal de Sienne), et Histoire mondiale de la France (un recueil de mille pages de contributions). La fresque de Sienne m’a bouleversé il y a plus de 50 ans, c’est une des œuvres qui ont orienté ma vie de chercheur et d’écologiste politique. Ce qu’explique Boucheron, c’est qu’elle est entièrement orientée pour « conjurer la peur ». Laquelle ? Celle du basculement de la cité-république de Sienne dans la tyrannie, comme Florence alors en train de se livrer aux Medicis. Quelles recettes ? D’abord l’égalité rétablie par le fisc, symbolisée par le rabot de la justice dans la partie centrale de la fresque. Ensuite le parfait équilibre entre la ville et la campagne (ce qui m’a le plus impressionné dans ma jeunesse). Enfin l’accueil de la diversité : le petit groupe qui danse, en robe, dans la partie urbaine, sont en fait des hommes, des travestis. Toute ressemblance avec le temps présent...

Il est bien évident que cette triple orientation inspire toute la cérémonie, avec une cible claire : l’idéologie autoritaire, anti-LGBT, anti-féministe, anti-immigration, pas forcément du RN (la cérémonie est conçue depuis bien avant juin 2024) mais aussi contre Trump, Bolsonaro, Poutine etc... Cette cérémonie est une adresse de la France au Monde ! Et la France, historiquement et pour le reste du monde, c’est la Révolution Française. Traitée avec humour devant la Conciergerie, avec ce « Ça ira » provocateur, façon Hara-Kiri mensuel, qui se prolonge sans transition par l’air de Carmen, hymne à l’amour libre.

L’autre livre-repère, Histoire mondiale de la France, explique comment la France s’est construite par accrétion depuis son extérieur jusqu’au 14e siècle, puis à partir du 15e siècle devient un agent (parmi d’autres) de la dynamique du monde, pour le meilleur et pour le pire. C’est évidemment cette double dynamique qui est évoquée dans la cérémonie : récupération du « Festin des dieux olympiens » et de la Renaissance italienne (orgies comprises) depuis sa réception par François 1er et ses descendants, et l’idée de confier les deux pôles de la chanson de music-hall française, Zizi Jeanmaire et Edith Piaf, à deux vedettes étrangères, et de faire chanter en anglais Imagine par une Française et, par une Antillaise, une Marseillaise saluant l’érection de quelques Grandes Femmes de l’Histoire de France oubliées par l’Assemblée Nationale...

Rien de dogmatique, rien de sacralisé ni donneur de leçon, tout en humour et auto-dérision, esthétisé par le metteur en scène et la chorégraphe. Mais Patrick Boucheron a le projet d’un « Puy du Fou progressiste » : la contre-offensive culturelle, sur le terrain du « récit national », est lancée !

 III Les Jeux Olympiques, ou la gloire des battues

Après ce somptueux hors-d’œuvre, venons-en au premier plat de résistance : les JO eux-mêmes. Au petit jeu du « Qu’est-ce qui vous a le plus ému dans ces Jeux ? » je pourrais citer, comme tout le monde, l’essai de Dupont, la brasse de Marchand, la foulée de Beaugrand, le braquet de Fernand-Prévot, la triplette du BMX, l’ascension de Montmartre ou la jeunesse de Félix, mais je garde surtout le souvenir des perdantes.

D’abord la bouleversante interview de la première Française et arrivée 20e d’un marathon épuisant car vallonné, Meknes Woldu, éperdue de reconnaissance pour « la France, qui lui a donné cette chance », et son émotion pour invoquer son père, qui vient de décéder. Qui est-elle ? Je fouille le houèbe. Elle est née en Erythrée en 1992, est réfugiée en France à 11 ans (donc en 2003), et « placée de foyer en foyer » selon le journaliste de France -TV (donc, elle était « réfugiée mineure isolée » ?), elle est déjà 8e au concours du 5000 mètres aux Jeux Africains de Maputo en 2008 mais n’obtient sa naturalisation qu’en 2021 et devient aussitôt championne de France du 10 000... Sur le site de la Défense nationale française (qui a fourni 21 médailles à la France) elle est citée comme « aviatrice », sans mention de grade, et marraine d’une des bases aériennes. Elle est donc passée à travers les mailles de Frontex en Méditerranée, ou de la gendarmerie du Briançonnais. Elle a survécu, avant d’être « reconnue ». Est-ce bien à elle de dire Merci à la France ? Ou l’inverse ?

Aussi émouvante (mais née en France, fille d’un couple congolais) : Cyrena Samba-Maleya, « Cyrena du Bois l’Abbé », quartier prioritaire de la politique de la Ville à Champigny (Val de Marne : mon département a battu la Seine-Saint-Denis !), médaille d’argent, à un centième de seconde près, du 100 m haies, seule médaille française en athlé dans ces Jeux à domicile ! Assise sur la piste, elle attend la photo finish, fond en larmes à l’annonce du résultat : sa concurrente jamaïcaine (médaillée de bronze à un centième de seconde de plus : ça relève quasiment de l’incertitude quantique...) se précipite pour la consoler, mais non, ce sont des larmes de joie. Déjà belle au naturel, mais encore gorgée d’adrénaline et d’endorphine, littéralement rayonnante, elle parcourt le stade drapée du drapeau français. Et dans les interviews, mesurant apres-coup l’espoir que les journalistes sportifs avaient mis en elle, elle remerciera, à nouveau en larmes, ceux qui avaient cru en elle et appellera la jeunesse de France à croire en elle-même. En fait, les athlètes racisés et racisées, descendants d’esclaves antillais, ou immigrés de première ou deuxième génération, auront apporté bien plus que leur part de médailles. Encore plus que la cérémonie d’ouverture, ces Jeux sont une claque à l’extrême-droite raciste.

Contrastant avec la joie de Cyrena : le désespoir absurde mais compréhensible de Gaby Williams après la défaite en finale de basket face aux USA. Elle est franco-américaine (mère française) et à la suite d’un parcours en clubs multinational elle a choisi la France. À 3,7 secondes de la fin, la France est menée 64 à 67. Il n’y a plus qu’un minuscule espoir d’arracher une prolongation : par un « panier à 3 points ». Elle s’empare du ballon sous le panier français, parcourt tout le terrain, tire en courant : la balle entre dans le panier US... Mais son pied a mordu la ligne de 5 cm, son tir ne vaut que deux points, l’équipe de France est médaillée d’argent. Comme Cyrena en somme.
Alors pourquoi ce désespoir ? Il est absurde : c’est à elle (et quelques autres comme Marine Johannes) que les Françaises doivent ce résultat historique d’avoir presque égalé l’intouchable équipe US, sa « faute » a seulement fait perdre une occasion de prolongation que les Françaises auraient pu perdre de bien plus d’un point, sa charge et son extraordinaire « panier en courant » resteront dans les mémoires, l’équipe de France, qui n’avait eu que la médaille de bronze à Tokyo, progresse encore d’un cran ? Mais non, pour elle : elle a mordu et fait perdre son équipe.

C’est l’une des trois malheureuses françaises des demi-finales en judo (Shirine Boukli ?) qui donne la clef du paradoxe. Toutes espéraient l’or, ayant eu l’argent à Tokyo ou à Doha, toutes sont désespérées après leurs échecs, toutes se remobilisent en quelques heures, entrent sur le tatami avec un regard à faire trembler et expédient l’adversaire de la petite finale par ippon. Au journaliste qui croit malin de retourner le couteau dans la plaie (« Vous aviez déjà eu l’argent, n’est-ce pas amère de n’avoir que le bronze ? ») elle répond « La médaille d’argent, on la reçoit sur une défaite ; la médaille de bronze, sur une victoire. »

Très judicieuse remarque, et qui explique aussi partiellement la différence entre les matchs et les courses ou concours. Dans un match, "l’important c’est de gagner" même si le jeu est moche. Dans un concours (de saut etc) l’adversaire, c’est soi-même, sa propre douleur, sa propre maladresse, c’est son propre corps qu’il faut dompter, et on mesure ensuite qui a le mieux su le faire. La satisfaction n’est pas "battre l’autre" (le "punir" comme disent les journalistes sportifs, "montrer qui est le patron", et toutes ces horribles expressions qui me paraissent le contraire de l’esprit sportif) mais "faire au mieux" : le record personnel avant la victoire. Les courses occupent une position intermédiaire : pour toutes ces ravies d’avoir « participé », quelques jeunes filles ou garçons pleuraient de rage avec une médaille d’argent. Mais rien de pire que cette judoka japonaise, championne du monde, éliminée en huitième de finale, hurlant son désespoir comme si on lui annonçait la mort de son enfant : c’est la face sombre du sport quand il devient compétition.

Le sport de compétition, comme le théâtre, est un concentré de la vie, et sa spécificité comme sport ne doit pas occulter son universalité comme théâtre. Exemple de cette contradiction (j’anticipe) : la course en ligne du paracyclisme féminin catégorie H5, c’est à dire sans jambe. Quatre concurrentes se détachent, dont l’extraordinaire Oksana Masters, bébé-victime de Tchernobyl et de l’enfer des orphelinats soviétiques où elle fut violée et poignardée, qui la veille a remporté le contre-la-montre. Vous pouvez encore revoir son histoire déchirante dans le magnifique documentaire À corps perdus (sur France 2 en replay). Merci à cette mère qui, du fond du Texas, l’a adoptée sur photo à l’âge de 7 ans et lui a offert la vie et le bonheur de son amour, mais chapeau pour l’immense effort d’Oksana, qui n’a jamais oublié qu’elle incarnait aussi la résistance de l’Ukraine martyrisée. Mais sur la route ses deux principales rivales, italienne et chinoise, refusent de prendre le relais. Scandalisée, Oksana s’énerve, les houspille. Pour le commentateur sportif, elle commet une faute : il faut « rester concentrée », ignorer les deux autres qui suivent une tactique rationnelle : « c’est le jeu ». Pour le critique « théâtral », c’est un moment grandiose : elle s’envole écœurée dans les derniers km, gagne, snobe les deux autres médaillées et attend pour l’embrasser la 4e, l’Allemande qui elle au moins a pris des relais.

Et le commentaire des Jeux exacerbe les enthousiasmes et les tares de la vie politique. Je n’ai plus suivi sur les réseaux la rage des « anti-wokistes », mais elle ne s’est manifestement jamais calmée. Dans ces premiers Jeux olympiques paritaires accueillant des athlètes transgenres, la foudre est tombée sur la « trop masculine » Imane Khelif. J’ai remarqué par hasard l’article très « Printemps républicain » d’un nommé Sofiane Dahmani, indigné que Sifan Hassan, vainqueure du marathon féminin dans un sprint de légende, soit montée à la tribune avec son foulard islamique. « Une déchirure dans le tissu républicain » selon lui, qui n’a manifestement lu ni l’article 1 de la loi de 1905 ni l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, et ignore que cette femme d’origine éthiopienne est néerlandaise, donc non concernée par ce « tissu » imaginaire, et que les Pays-Bas ont historiquement un siècle d’avance sur la France en matière de république et de tolérance religieuse.

 IV Les Jeux paralympiques

Si les JO m’ont passionné (comme toujours), j’étais sceptique sur les Jeux Paralympiques, ne comprenant pas grand-chose à la classification des handicaps. Il suffisait de faire l’effort de se renseigner. Je n’ai pas été déçu : c’est toujours passionnant, mais en plus émouvant, parfois bouleversant.

Une nouvelle cérémonie d’ouverture magnifique, cette fois par grand beau temps, une nouvelle Marseillaise prodigieusement orchestrée (décidemment on découvre la chanson de marche de Rouget de l’Isle !), des discours remarquables du président du Comité organisateur, Tony Estanguet, et encore plus du président du Comité paralympique international, Andrew Parsons, lançant le thème de la « la révolution de l’inclusion », mobilisant sur la Place de la Concorde toute la symbolique de la Révolution Française, poing levé compris. J’y reviendrai, mais disons tout de suite que la France en a bien besoin. Les chorégraphies, qui cette fois ont pu se déployer, étaient magnifiques, pas « second degré », humour et autodérision, comme l’était l’ouverture des JO : la Révolution ne rigole pas. Presque pédagogiques, engagées, mais plus émouvantes aussi. Bien sûr, les géniaux solistes mais aussi les corps de ballets... et les incroyables éclairagistes, qui ont « mappé » la Place de la Concorde en bassin de compétition, les danseurs utilisant leurs béquilles comme avirons, épuisées sur la ligne d’arrivée !

J’ai visionné seulement en cours de route, en replay, l’extraordinaire reportage sur France 2, INDISPENSABLE, je le redis : À corps perdus, contant la vie de six athlètes. Des histoires chaque fois bouleversantes, pour les handicapé-es de naissance comme pour les accidentés du travail. Et chaque fois le rôle d’une mère (ou d’une épouse), mère courage ou mère adoptive, comme Haby Niaré, la coach française de deux médaillées de taekwondo — une toute jeune française, Djelika Diallo, et une réfugiée afghane, Zakia Khudadadi, l’une des héroïnes de A corps perdus (on se demande par quelle cruauté bureaucratique elle n’a pas obtenu sa nationalité française) — dont l’énergie brutale et l’enthousiasme délirant à la victoire de ses filles constitueront peut-être l’image la plus mémorable de ces jeux. Visionner un tel reportage alors que l’on sait déjà les défaites parfois cruelles de certain.es de ces athlètes est un peu perturbant, mais on sait bien que celles et ceux qui ont gagné ont eu aussi leur histoire extraordinaire. Je ne vous raconte pas ces histoires, mais vous apprendrez aussi des choses sur l’horreur d’un orphelinat post-soviétiques ou la... désinvolture d’une municipalité française incapable de la moindre adaptation vis -à-vis d’un enfant handicapé.

Car c’est quand même l’enjeu de ces Jeux : la « révolution de l’inclusion » ne durera-t-elle que deux semaines ? J’ai été élu en 1999 au Parlement européen, qui dans la mandature précédente avait voté l’obligation d’accès aux handicapés pour les établissements accueillant le public. Pendant un quart de siècle les gouvernements français n’ont cessé de négocier de nouveaux délais (et ce n’est pas fini). Comme si c’était encore un de ces « règlements abscons de Bruxelles ». Eh bien non, ce fut un vote quasi unanime des élus du peuple européen, et une exigence élémentaire pour une Française ou un Français sur cinq, nos frères ou sœurs, nos ami.es, nos voisin.es ! Au moins le public français l’a compris : la même ferveur pour les JP que pour les JO....

Les para-athlètes sont-ils donc des athlètes comme les autres ? Pas tout-à-fait. Si les Jeux Olympiques sont un théâtre de la Comédie humaine, les Jeux paralympiques portent ce théâtre à l’incandescence. Encore faut-il préciser les limites de la comparaison avec le théâtre. Cette année d’ailleurs j’avais séché le Festival d’Avignon, confiant que j’aurais ma dose avec les Jeux. Pour moi les grands athlètes sont des artistes à l’égal des acteurs, danseurs ou musiciens. Des acteurs qui improvisent leur rôle mais ne le déterminent pas : ils ne sont pas les seuls scénaristes ou metteurs en scène de leurs victoires ou de leurs défaites, ceux d’en face ou en amont le sont au moins autant. Et ce scenario, quoique parfois « homérique » ou « tragique », n’a rien à voir avec les épopées d’Homère ou les pièces de Sophocle. On aura vite oublié (au hasard) la finale du 1500 mètres des jeux de Rio, pas les tragédies Électre ou Œdipe-roi. Parce que ces histoires sont retravaillées par un auteur qui a su leur donner leur portée universelle.

Exemple : le marathon est à mes yeux l’une des trois plus significatives épreuves avec le triathlon et le décathlon. Et c’est la plus « sacrée » à cause de son origine grecque : la course de Philipidès (qu’au XIXe siècle on pensait impossible). Certains marathons olympiques sont devenus légendaires, comme ceux de Zatopek, d’Alain Mimoun (acclamé par 120 000 spectateurs au stade de Melbourne, 1956, ce qui relativise un peu le public parisien) et surtout Abebe Bikila à Rome, le berger éthiopien qui pieds-nus ouvrit la domination de plus en plus totale de l’Afrique de l’Est. Nous avons vu l’an dernier une pièce de théâtre sur Bikila en Off d’Avignon. Bien sûr la vraie course de Bikila fut un plus grand chef d’œuvre de spectacle vivant que le jeu de l’acteur qui l’incarnait. Mais sa course n’est devenue « éternelle » que scénarisée par des historiens, des poètes, des dramaturges.

En ces Paralympiques de Paris 2024, le marathon féminin des mal-voyants (catégorie T12) a battu tous les records de l’épique et du tragique. Deux Marocaines (l’Atlas a remplacé aux JP l’Afrique de l’Est, pour des raisons dont je parlerai) dominent rapidement. La première, Fatima Ezzahra El Idrissi, courant sans guide est bientôt seule en tête, explosant le record du monde de sa catégorie (2 h 48’ 36’’). En troisième position, la belle espagnole Elena Cogost trainant son guide décomposé s’engage dans la dernière ligne droite, pont Alexandre III. Elle doit le soutenir pour les derniers pas. Pour cela elle lâche le lien (censé la guider) qui l’unit à lui : elle sera disqualifiée ! Mais restera à jamais, aux yeux du public, la « vraie » médaille de bronze, et la médaille d’or de l’humanité. En sixième position, c’est au contraire la sexagénaire française Rosario Gangloff, animatrice sportive à Béziers et guidée par l’un de ses étudiants, qui à bout de force doit marcher à l’entrée du pont, trottiner, chuter, reprendre sa course, s’effondrer sitôt passée la ligne. Puis elle se relève et, très « Service public », prononce un discours : « Faites du sport, c’est la santé. » Bref, on en tirera surement un jour un film ou une pièce de théâtre, dont les actrices ne seront jamais aussi bonnes que les héroïnes réelles, mais le scénario en tirera la substantifique moëlle, comme je viens de l’esquisser en la racontant.

Autre différence avec l’acteur : contrairement au comédien selon Diderot, qui ne met rien de lui-même dans son rôle, l’athlète donne le plus de lui ; on lui demande même de « tout donner » (ce qui n’est pas prudent, comme on l’a vu avec Marie Patouillet, pourtant médecin, médaille d’or paralympique en pédalant au-delà de ses forces.) Marguerite Duras disait qu’il y a deux façons d’écrire : « en exercice du corp, et en consumation du corp ». Je crois que c’est très général, que c’est vrai pour l’acteur, je l’ai éprouvé en tant que conférencier (et j’étais bien meilleur en « consumation du corp », mais j’en était malade des heures à l’avance) et je pense que c’est vrai pour l’athlète aussi. Et beaucoup aux Jeux, dans la dernière ligne droite pour arracher l’or, ou encore plus peut-être en petite finale pour arracher le bronze, basculent en « consumation du corp ». Et c’est cela que je trouve magnifique, comme un regard farouche de Maria Casarès, ou un remord de Depardieu quand il avait encore un visage-océan. Bon, la beauté du corps aussi, comme le saut de Deplantis, les jambes immenses de Cassandre Beaugrand ou la foulée d’Alyson Félix (et le plongeon héroïque de Shaene Miller), ou le sourire radieux de Sofia Pace encore ravie d’avoir couru, bonne dernière, la finale du 400 m T38 derrière l’aérienne Karen Palomeque-Moreno.

Les T38 sont les moindres des handicapés physiques : « coordination du bas du corp faiblement limitée ». Le site Lexi-global précise : « Leur style de course est plus aérodynamique quand ils prennent de la vitesse. » C’est exactement ça. Karen Palomeque et sa dauphine Luca Ekler semblaient littéralement s’envoler à la fin de leur course. Elles sont quand même « paralympiques », donc « handicapées », mais ça ne se voit pas immédiatement, pas plus que la catégorie F20 (handicap cérébro-moteur) qui a vu l’explosion de joie de la lanceuse de poids Gloria Agblemagnon. Au contraire évidemment d’un Gabriel dos Santos, l’homme-dauphin sans bras ni jambe dont la coulée ridiculise celle de Léon Marchand (en fait c’est son seul mode de propulsion), ou des champions de courses ou matchs en fauteuils roulants, des aveugles du cécifoot qui vengèrent, salués par des holà silencieuses pour leur permettre d’entendre le ballon, la défaite de la France face à l’Argentine en coupe du monde de foot-voyant.

Ce qui amène à la fameuse question du « changement de regard sur les handicapés ».
Je l’ai dit : je regarde une performance d’athlète comme une performance d’acteur ou comme j’écoute celle d’un musicien, un lancer de boule d’Aurélie Aubert comme le doigté de Glenn Gould (la différence encore une fois c’est que Glenn Gould joue du Bach : une partie de boccia n’est pas une Variation Goldberg). Je sais que, handicapé ou valide, cela représente « 95 % de transpiration, 5% d’inspiration », et des années de travail. Et c’est ce rapport entre les années d’effort et les secondes (ou les heures) de la finale qui m’émeuvent et parfois me bouleversent. Et deux fois plus aux Paralympiques qu’aux Olympiques.

Alors, je regrette : quand on me dit que les para-athlètes ne demandent qu’à être considérés comme « des champions comme les autres, pour leurs seules performances », je ne marche pas. Un athlète valide c’est un don au départ, plus des années de travail, plus la volonté d’aller au bout de soi au jour J. Un para-athlète, c’est un malheur au départ, de naissance ou d’accident, plus une volonté de vivre quand même, plus des années de travail dans un entourage aimant et pas seulement entrainant, plus la volonté d’aller au bout de soi au jour J. Ce n’est pas qu’un petit quelque chose en plus. C’est une énorme victoire sur bien des choses en moins. La beauté, le sourire rafraichissant de Gloria Agblemagnon ne l’a pas empêchée d’être doublement racisée pendant toute sa scolarité, pour sa couleur de peau et sa gaucherie congénitale. Être regardée comme une personne comme une autre, oui. Comme des champions comme les autres ? Mais bien plus que les autres. Il faut, je le répète, voir le docu À corps perdus pour deviner ce qu’ils et elles ont dû traverser en plus, et pourquoi les Jeux Paralympiques sont encore plus merveilleux.

D’ailleurs la performance en soi, qu’est-ce que ça peut faire pour qui n’est pas soi-même sportif, faute de point de comparaison ? Pour le championnat de France en parachutisme de notre équipe, j’ai vite oublié notre performance. J’ai gardé mémoire de mon 800 mètres en décathlon simplifié (2’05 ) et donc j’ai noté que le record du monde descend au-dessous de 1’40, alors que les 800 mètres-fauteuils T51 se jouent plutôt à 1’30. Cela me rappelle que l’invention de la roue est la plus importante de l’histoire humaine après la révolution néolithique, mais le chrono précis de Austin Smeenk (victime d’une maladie dégénérative irréversible et qui perfectionne son style et son fauteuil depuis 20 ans), tout le monde s’en fiche.

Oui, on peut espérer que bien des gens ne se moqueront plus d’un boiteux, ne détourneront plus la tête devant un moignon (il y aura toujours des imbéciles pour harceler anonymement par internet). Un chroniqueur des JP a raconté que son enfant lui a déclaré : « À force d’en voir tout le temps, je n’ai plus peur des moignons. ». Une petite fille de 4 ans et demi avec qui je montais un banc minuscule pour décor de train électrique, comme nous en avions perdu un pied, philosopha : « Pas grave, il pourra faire les jeux paralympiques des bancs à un pied ». Mais si la bataille du regard est peut-être gagnée, est-ce que ça changera vraiment l’effort de la société pour leur rendre la vie un peu plus commode ?

 V. Les leçons du classement des pays

C’est là que les deux « classements des pays », que je déteste, présentent un grand intérêt : la différence entre JO et JP. Je les déteste parce qu’ils se font par médailles d’or, alors que le classement par total de médailles (mais j’irais volontiers vers un classement par nombre de finalistes) a du moins l’intérêt d’indiquer la possibilité de réalisation de soi offerte par la société (État + société civile) aux sportifs d’un pays.

Bien sûr, tous les pays n’ont pas la même population, bien sûr tous les pays n’ont pas les mêmes moyens. Mais les « classements alternatifs » proposés par Le Monde sont tout aussi ambigus, en particulier la prise en compte du Produit Intérieur Brut, surtout si l’on ne s’intéresse qu’à l’athlétisme, discipline demandant essentiellement un investissement dans le seul corps des athlètes, plus un bout de piste. En réalité, seule est intéressante la correction par la population. Elle fait apparaître jusqu’à la 22e place (plus d’une médaille par million d’habitants) deux faits massifs : la concentration sur les États insulaires, avec d’autant plus de succès qu’ils sont plus petits (4 États des Caraïbes dans le Top 5, 1er : la Grenade avec une médaille par 63000 habitants, 4e la Nouvelle-Zélande, 6e l’Australie avec une médaille par 500 000 habitants), et la concentration sur les social-démocraties du nord de l’Europe (Scandinavie et Pays-Bas) ou anciens pays du bloc soviétique. Si l’interprétation du second fait est évidente (le poids d’une politique sportive publique), le premier l’est beaucoup mois (à la rigueur : ces iles furent des pays de déportation, esclaves ou bagnards, lors de la « première mondialisation » ?)

Quant au classement « corrigé du PNB », il n’a pas grand sens et surtout pas de « montrer le « coût », pour les pays en développement, d’une médaille olympique. » Pour la bonne raison que le PNB ne sert pas qu’à financer l’acquisition de médailles, et heureusement. Peut-on vraiment dire que la médaille d’or du 100 mètres féminin, Julien Alfred, n’a couté que 1,2 milliards d’euros à Sainte-Lucie, quand les USA ont dépensé 200 milliards pour la médaille d’or du 100 mètres masculin, Noah Lyles ? D’autant plus absurde que Julien Alfred s’est entrainée dans une université US (celle du Texas)... comme la plupart des sprinters des Caraïbes. Ce classement, comparé au précédent, reste cependant intéressant. D’abord, il n’est pas très différent, car le PIB reste fortement corrélé à la population (contrairement au PIB par tête, que Le Monde n’utilise pas). Mais on note tout de même l’effacement de ex-pays du bloc soviétique aujourd’hui membres de l’Union européenne... au profit des ex-pays de ce bloc restés au dehors. Ce qui marque le bond en avant des premiers en matière de PIB depuis la chute du Rideau de fer, mais aussi chez les second la substitution d’un nationalisme sportif à l’ancienne politique sportive du « socialisme ». Et surtout, nous le verrons, le facteur économique va jouer un rôle décisif dans la comparaison entre les classements olympique et paralympique. Il serait par ailleurs intéressant d’étudier pourquoi, à pauvreté égale, les Caraïbes sont le vivier du sprint et l’Afrique de l’Est le vivier de la course de fond : climat, épigénétique ou... culture ?

Car la différence culturelle (qui inclut la tradition et le niveau d’enseignement général aux côtés la puissance de la politique sportive publique) écrase tous les autres facteurs. En témoigne la position de l’Inde (première population mondiale et désormais grande puissance économique) qui se traine 70e-80e dans tous les classements. Aux Caraïbes, on ne peut exceller que par le sport (ou la poésie), en Inde on ne fait pas de sport, on fait des concours de maths ou d’échecs...

De même (je me concentre maintenant sur la France), se réaliser dans les Dom-Tom ou en Seine-Saint -Denis a beaucoup plus de chance de passer par la voie de l’athlé ou du foot (ou du rap) que par la physique nucléaire. Et je suis content que la France brille plus par le total de ses médailles que par ses médailles d’or : on nous a seriné à l’école la devise de Coubertin « L’important n’est pas de vaincre, mais de participer ». Les pleurs de rage des jeunes médaillés d’argent m’ont toujours gêné, quoique je les comprenne (cf le théorème : « L’Argent, on le gagne par une défaite »). Ils sont hélas conformes à la politique d’aujourd’hui : « convertir les participations en médailles d’or ». Pourtant la France n’est pas spécialement « le pays de la lose » : son rang en « pieds de podium » (les quatrièmes place) est exactement le même que son rang en médailles d’or : 5e.

Oui, la France est « 5e » (16 médailles d’or) aux JO. Beau résultat pour un pays peu pratiquant sportif (sauf les sports familiaux de vacances : badminton, ping-pong et volley, or il y a un profond rapport, je l’ai dit au début de ce texte, entre pratique de masse et haute compétition, cf les Pays-Bas et le vélo), disparaissant progressivement du paysage en athlé, mais jouant cette fois à domicile devant des dizaines de milliers de supporteurs : derrière les USA, la Chine, le Japon et l’Australie, devant les Pays-Bas, la Grande Bretagne, la Corée du Sud, l’Italie et enfin l’Allemagne (10e). Première inquiétude : si l’on comptait par total des médailles, la France (64 médailles) passerait certes 4e devant l’Australie (53) et le Japon (45), et toujours largement devant les Pays Bas (34), l’Italie (40), l’Allemagne (33) et la Corée (32), mais derrière la Grande-Bretagne (65).

Le plus grave n’est pas là, mais dans la comparaison avec le classement des Paralympiques, qui exprime en plus le soin apporté par un pays à la santé et au bien-être des handicapés et la chance offerte de se réaliser dans le sport malgré leur handicap. Attention : seuls comptent les changements dans la position relative des pays, car les Paralympiques distribuent beaucoup plus de médailles que les JO : il y a plus de catégories. Aux Jeux Paralympiques, la France (19 or, 75 médailles) n’est que 8e, toujours dépassée par la Chine (94, 220), la Grande Bretagne (49, 124), les Etats-Unis (36, 105)... mais aussi par le Brésil (25, 89), l’Italie (24,71), et l’Ukraine (22,82). L’Australie et le Japon complètent le Top10, l’Allemagne est 11e. Bref, la France, quoiqu’à domicile, est derrière des pays plus pauvres, ou plus petits, ou sous les bombes.

Que les USA passent derrière la Grande Bretagne est déjà hautement significatif. Un pays dont près de la moitié des électeurs, trumpistes, est contre l’Obamacare et valorise les « gagnants » ne saurait massivement investir dans le soin aux handicapés et encore moins leur offrir des stades adaptés, voire des rues, des immeubles adaptés, des bourses universitaires. Cela vaut sans doute aussi, mais dans une moindre mesure, pour expliquer le déclassement de la France, de l’Australie, du Japon et encore plus de la Corée du sud (22e aux JP). Mais la pauvreté d’un pays semble exclure une politique de sport adaptée. Disparaissent quasiment les petits États antillais (dont les champions aux JO se sont souvent entrainés dans des universités US, qui les ont recrutés pour cela), ainsi que les pays d’Afrique de l’Est, pas assez riches pour promouvoir des handicapés, tels le Kenya (17e au JO avec 4 ors sur 11, 75e au JP avec une seule médaille, d’argent)... Cas particulier : la Suède qui chute de 16e (4, 11) aux JO à 72e (0 or, 3 médailles) aux JP. Est-ce que le modèle suédois soigne si bien les handicapés qu’il n’y en a plus, contrairement au Brésil où ils font partie du paysage urbain ? Ou que son gouvernement de droite avec soutien d’extrême droite les méprise ?

Détaillons ce retard français. Dès le départ : un tiers seulement de femmes dans la délégation française « para », parité chez les olympiens. Et si la Guadeloupe brillait au firmament des régions de France aux JO, c’est la Bretagne (terre de classes moyennes et de solidarité « catholique zombie ») qui domine au JP. En fait, au niveau mondial, dès la parade (magnifique) d’ouverture des JP, c’était frappant : des délégations beaucoup plus blanches qu’aux JO, une Afrique subsaharienne réduite à presque rien. Pour « participer » à des Jeux dédiés aux handicapés physiques, il ne faut pas trop charger la barque des autres handicaps : être femme, de minorité de couleur ou de religion, de provinces ou de pays périphériques. Samy Davis Junior (noir, juif et borgne) not welcome.

Oublions la Chine, un cinquième de la population mondiale, déjà égale des USA aux JO en nombre de médailles d’or, mais loin derrière en argent et en bronze, et qui les écrase aux JP parce qu’elle fait de ces jeux un outil politique de son soft power (sur ce plan, l’Ouzbékistan fait encore mieux : 35 millions d’habitants,13e aux JO, 13e aux JP avec 8 et 10 médailles d’or.) Notre vrai défi est la perfide Albion. D’accord, elle a eu 12 ans depuis les jeux de Londres pour recruter des jeunes enthousiasmés. Mais si ça ne lui a pas suffi aux JO, ça lui a suffi pour être 1ere du « reste du monde » aux JP. Pourtant les Français étaient autant « à domicile » aux JP qu’aux JO, et le public encore plus enthousiaste.

D’où vient le problème de la France, alors ? Probablement de ce qu’elle est frileuse devant l’intersectionnalité des handicaps (le macronisme comme le Printemps républicain font ouvertement la guerre à « la peste intersectionniste ») : le 93 et la Guadeloupe sont des viviers d’athlètes, à condition de ne pas être handicapé physique, et vice-versa. Et parce que, dans la vie quotidienne, dans l’aménagement de ses trottoirs, de ses édifices publics, en particulier sportifs, elle se fiche des handicapés.

Ça finit par peser... Et c’est là, plus que dans le « regard » des citoyens, le vrai défi de l’après-jeux. Couvrant d’éloges (certainement mérités) Paris, la France et les Français pour leur accueil des Jeux Paralympiques, le président (brésilien) du Comité paralympique international, Andrew Parsons, a sévèrement appelé les autorités territoriales à... rendre le métro francilien accessible aux handicapés. Ce qui n’est pas le cas, même dans les nouvelles stations de la Ligne 14, inaugurées pour les Jeux de Paris !



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