Cher Philippe,
On attire mon attention sur quelques paragraphes que tu as bien voulu me consacrer sur ton site, à propos de mon Oui au traité de Constitution européenne. Je te remercie de cet intérêt et voudrais te répondre sur quelques points.
Ton commentaire sur mes positions s’enchaîne sur une prise de position sur le droit d’initiative législative accordé aux citoyens de l’Union par la Constitution. Ta critique de cet article montre, excuse-moi de te le dire, une certaine méconnaissance des problèmes du droit constitutionnel européen. Lis par exemple le commentaire qu’en fait l’édition du Sénat français. Cet article (selon le Sénat) « donne à un million de citoyens européens le droit dont bénéficie déjà aujourd’hui le Parlement et le Conseil » avec le traité d’Amsterdam. Le fait que la formulation emploie, en français, le mot « invite » est simplement un de ces pompeux termes officiels. Je « t’invite » à répondre « non merci » à un policier qui « t’invite à le suivre » !
La question n’est pas là. La question est « avec quelle rigueur », c’est à dire dans quel délai la Commission qui, comme le Gouvernement dans la Constitution française, a le monopole de la fixation de l’ordre du jour du législatif, est obligé de céder à une telle invitation, qu’elle vienne du Conseil européen, du Parlement ou d’une pétition d’un million de signatures. Tu remarqueras que le problème est exactement le même dans la direction inverse. La Constitution, comme le traité actuel, fourmille de clauses comme « la Commission peut, après consultation du Parlement... ». Cette consultation peut sembler tout à fait formelle, eh bien elle l’est : une manière pour le Parlement de bloquer une décision est justement de ne pas donner son avis, et il ne s’en prive pas !
Ce genre de conflit se résout par ce qu’on appelle un « accord inter-institutionnel ». Comme les fameuses « niches parlementaires » de la pratique de l’Assemblée nationale française. Ces niches parlementaires n’enlèvent évidemment pas le pouvoir au gouvernement de bloquer une initiative du Parlement : ainsi le droit de vote des immigrés résidents, voté par l’Assemblée nationale à l’initiative des Verts, n’a jamais été transmis au Sénat par le gouvernement Jospin... La lutte entre exécutif et législatif est une constante de l’histoire de la démocratie.
J’ai développé cet exemple non pour te « faire la leçon » (car il est bien évident que la plupart des citoyens ne sont pas au fait de ces techniques institutionnelles), mais parce qu’il illustre clairement ta méthode, qui est celle de beaucoup de partisans du Non : isoler une phrase, l’interpréter de travers et lui faire dire le contraire de ce qu’elle dit. L’initiative législative citoyenne d’un million de signatures est pour moi une grande avancée de la démocratie participative, et surtout l’outil de la construction d’une conscience publique collective européenne.
Mais j’en viens au fond de ta critique : mon jugement positif sur le TCE reposerait exclusivement sur un parti-pris « dogmatique » en faveur de la supra-nationalité. Je te laisse la responsabilité du mot « dogmatique ». Je crois avoir montré, en vingt ans d’écrits et de publications, que j’aborde cette question avec nuances, sans cacher mes propres doutes et revirements.
Le fond de la question est pourtant simple : je reconnais (et cela depuis mes travaux d’économiste régulationniste), que le pouvoir politique est encore le principal moyen, entre les mains des citoyens et des salariés, pour mettre des bornes aux « empiètements » (comme dit Marx) de la concurrence et de la course au profit. C’est le pouvoir politique national qui a permis d’édicter, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’au troisième quart du XXe siècle, l’essentiel de la législation protectrice des travailleurs et de leur environnement. Cette efficacité du politique était elle même basée sur la relative coïncidence entre l’espace économique (principalement autocentré sur le marché national), et l’espace politique, celui où on votait les lois et où on conduisait les politiques publiques. Ainsi a pu se mettre en place pendant le troisième quart du XXe siècle le fameux compromis fordiste (dont les services publics à la française sont une des plus belles illustrations, illustration il est vrai particulière et très différente du compromis allemand ou du compromis suédois).
Que se passe-t-il dès lors qu’avec la reprise de la globalisation des marchés et des processus de production, au long de la seconde moitié du XXe siecle, l’espace économique tend à déborder très largement l’espace politique ?
La réponse est très claire pour tous les théoriciens et tous les travailleurs : le politique voit s’écrouler son efficacité, car les capitalistes peuvent avec facilité déplacer leurs entreprises, voire même simplement leurs capitaux, d’un espace politique à un autre, ou même simplement menacer de le faire : c’est ce qu’on appelle le dumping fiscal, social et écologique.
Cette érosion du pouvoir politique est perçue comme une érosion du pouvoir démocratique. C’est pourtant une très vieille histoire : depuis le XIXe siècle, toute conquête ouvrière en un lieu donné a été compensée par l’élargissement de l’aire d’activité capitaliste correspondante, les conquêtes sociales étant ainsi placées dans une course sans fin derrière les élargissements successifs du capital. Nous entrons dans une nouvelle étape où les compromis sociaux (et environnementaux) ne sont plus guère protégés s’ils ne s’adossent pas à un compromis institutionnalisé d’échelle au moins continentale.
L’Union européenne illustre à merveille cette dialectique : nous avons créé, en particulier avec l’Acte Unique, puis les traités de Maastricht, Amsterdam et Nice, un espace économique totalement intégré par le marché, mais où le politique est fragmenté en 25 états « souverains ».
On pourrait être tenté de riposter « simplement » en construisant un espace politique de même dimension, l’Union européenne, dont l’efficace se substituerait à l’inefficace des politiques nationales. Sur le principe et à long terme, c’est à mon sens la seule réponse stratégique valable. Mais la question est beaucoup plus compliquée, car l’obéissance à la loi, et même la volonté de formuler des lois, supposent un « amor societatis », une disponibilité à la délégation de souveraineté des individus à la société, dont l’Etat nation a été jusqu’ici la concrétisation, mais qui n’existe probablement pas encore à l’échelle européenne. Quel syndicat suédois acceptera que les conventions collectives suédoises soient remises en causes par une loi européenne ? Quel travailleur des services publics à la française acceptera que le compromis dont il bénéficie soit remis en cause par une loi votée à l’échelle européenne ?
C’est pourquoi la gauche française, habituée à consolider ses conquêtes sociales par le biais de l’Etat, cet Etat étant expérimentalement celui du territoire national, se trouve fort déstabilisée par la construction européenne. D’autres forces progressistes européennes ont nettement moins de difficultés, ou elles en ont d’autres. Toujours est-il que le processus de construction européenne est un processus extrêmement lent, où les peuples acceptent progressivement de déléguer des parcelles de la souveraineté nationale à l’échelle communautaire.
Le projet de Constitution énumère, domaine par domaine ou politique par politique (sur ce point, je ne comprends pas ta distinction, les « domaines » dont tu parles s’appellent « politiques » dans le TCE) ce qui reste nationale et ce qui devient communautaire. Concrètement,il faut lire dans la troisième partie, article par article, les points qui relèvent de la loi européenne et cux qui ne peuvent être adoptés qu’à l’unanimité (donc qui restent nationaux). Ce processus de communautarisation progressive est évidement « path-dependent », c’est à dire qu’il dépend assez largement des hasards de l’histoire. Même un Etat qui est né fédéral, comme les Etats-unis, a pu, au fil des lois, des jurisprudences, des guerres, faire entrer ou sortir les principes de l’esclavage, de l’avortement, de la peine de mort ou de la sodomie entre époux de son domaine fédéré.
En tant qu’écologiste et en tant qu’homme de gauche, j’ai quelques points de repère pour argumenter sur ce qu’il faudrait laisser au niveau local ou national, et sur ce qu’il convient de transférer à l’échelle communautaire. Par exemple, je regrette profondément que même dans le TCE la fiscalité écologique reste soumise au règne de l’unanimité des Etats, donc au droit de veto de chaque pays, donc, de fait, reste de compétence nationale. Mais, bizarrement, un système de quotas d’émission transférables comme celui que le Parlement, contre l’avis de la Commission, a rendu obligatoire pour les émissions de CO2 de l’industrie lourde à compter du 1er janvier 2005, est du domaine communautaire : codécision et majorité en conseil.
La question sociale est beaucoup plus complexe. Contrairement à des partisans du Non fédéralistes de fraîche date, tels Jean-Luc Mélenchon ou Geneviève Azam, je me réjouis que la Constitution exclue l’harmonisation directe des législations sociales nationales (article 210-2-a). Comme je l’ai dit, l’harmonisation signifie en effet le remplacement de la loi nationale par la loi européenne, et jamais les syndicats suédois n’accepteraient une telle idée ! Comme tu le dis avec raison, la loi sociale locale est parfois très supérieure à ce qui risquerait d’être adopté à la majorité en Europe.
En revanche, j’approuve la méthode « d’égalisation dans le progrès » proposée par la Constitution (article 209). Il s’agit de fixer des minima sociaux progressivement relevés (article 210-2-b), ces minima sociaux étant définis par une « loi ou une loi cadre européenne », qui remplacent les actuels « règlements » et « directives » et qui sont désormais systématiquement, sauf dérogation explicite, à la majorité du Conseil et du Parlement. J’approuve le fait que le domaine 210-1-k (c’est à dire la réforme du système de protection sociale) soit exclu de la compétence communautaire. En revanche, je m’indigne de ce que les domaines d-e-f-g restent régis par la règle de l’unanimité, c’est-à-dire soumis au droit de veto de chaque gouvernement. Mais je me réjouis, comme toute la gauche européenne de ce que, dans les négociations à l’OMC, la Constitution prévoit un droit de veto national dans les domaines de la culture, de l’enseignement, de la santé et des services sociaux (art. 315-4).
Comme tu vois, ma position n’a rien de dogmatique ! Je pense qu’à terme, la dominance du principe majoritaire et du pouvoir des élus directs des citoyens (le Parlement européen) ne peut qu’être bénéfique face au droit de veto de chaque gouvernement national qui, comme chacun sait, défend essentiellement les puissants de son propre pays (« Intérêt national, intérêt du Capital ! »). Mais je reconnais que l’inégalité de développement entre les pays européens justifie, dans certains cas, le maintien du régime de l’unanimité, c’est-à-dire le refus de la supranationalité.
J’en viens maintenant, plus rapidement, au détail de tes critiques.
Tu dénonces avec raison les faiblesses du Parlement européen qui demeurent, même après l’adoption de la Constitution. Que te dire ? Environ 95% des textes votés seront dorénavant en codécison Parlement-Conseil. Ce n’est pas 100%, c’est incomparablement mieux que dans les traités actuels. Par exemple, je regrette que le Parlement ne puisse toujours pas voter les recettes budgétaires (et donc proposer au Conseil de lever des impôts européens, d’accroître la contribution de chaque Etat, ou de décider un emprunt). En revanche, le pouvoir de codécision du Parlement s’étend désormais à la totalité du budget (et non à 40% comme aujourd’hui). L’ensemble de la politique agricole commune, jusqu’à présent exclusivement intergouvernementale, passe donc sous le contrôle des élus directs des citoyens européens.
Ta deuxième critique (passablement contradictoire avec la première !) est cette fois un désaccord non de fait ou de tactique mais de fond : tu regrettes ouvertement le transfert de souveraineté vers l’Europe et le Parlement européen. Tu te ranges donc dans le camp du Non de gauche souverainiste, qu’illustre avec talent Jean-Pierre Chevènement, seul à gauche à clamer sa préférence pour l’actuel traité de Nice. Je crois qu’il s’agit d’une divergence de fond : dans un espace économique intégré, le cloisonnement des décisions politiques joue contre les travailleurs et contre l’écologie, je ne reviendrais pas sur ce point.
Troisièmement, tu me reproches d’ « oublier allègrement la démocratie participative ou active ». Je cite au contraire élogieusement le mécanisme des pétitions d’un million de signatures. Je ne reviendrai pas sur mes remarques initiales à propos de leur valeur en tant que « droit d’initiative ». Ce point est relativement secondaire : même les parlements qui n’ont pas droit à l’initiative législative savent comment contourner cet obstacle. Si l’exécutif leur refuse le droit d’introduire une idée de loi, ils l’introduisent comme amendement sur n’importe quelle loi dont l’exécutif prend l’initiative : cela s’appelle un « cavalier législatif » .
Mais ce qui m’importe avant tout dans le mécanisme des pétitions, c’est le recueil des signatures lui-même, c’est-à-dire l’ouverture d’un vaste débat à travers toute l’Europe sur le même sujet, aboutissant à la formation d’une conscience publique commune européenne. Le rôle des organisations de la société civile sera évidemment exalté dans ce genre de campagnes puisqu’elles seules (la Confédération européenne des syndicats, la Ligue européenne des droits de l’homme, Greenpeace Europe etc), en auront les moyens.
Une critique récurrente dans ton texte est par ailleurs l’obscurité du processus ayant abouti à la rédaction de la Constitution. Je me permets de te rappeler que la Convention, qui réunissait des députés européens et nationaux, a travaillé en liaison constante avec toutes les organisations de la société civile européenne. 450 associations, syndicats ou regroupements européens de mutuelles ont participé à ce jeu, répartis en 8 corbeilles de négociation, dont 35 représentants intervenaient à la Convention. 700000 contributions ont été déposées sur le site de la Convention. Il est de fait que la presse et l’opinion publique françaises se sont très peu intéressées à ce processus, quoique les préfets aient mis en place des relais. Je ne t’ai guère vu te manifester pendant ce processus. Il est un peu tard pour te réveiller maintenant, mais n’accuse pas d’obscurité un processus extrêmement ouvert et qui a su entraîner derrière lui toutes les organisations sociales avec qui nous travaillons à l’échelle européenne !
Il en est d’ailleurs de même de tes attaques sur le Parlement. « Qui d’entre nous sait, aujourd’hui, quels sont les ordres du jour du Parlement de Strasbourg ? » Visiblement pas toi (tu ne sais même pas que le gros du travail se fait à Bruxelles), et c’est ton droit. Connais-tu d’ailleurs l’ordre du jour de l’Assemblée nationale de Paris ? Mais ne t’inquiète pas : les militants, en particulier écologistes et syndicaux, qui ont compris que beaucoup de choses se jouaient à l’Europe, ne nous lâchent pas d’une semelle, ce sont même parfois eux qui attirent notre attention sur l’ordre du jour des mois à venir !!
Bizarrement, tu passes alors brusquement à l’argument inverse, allant jusqu’à nier le rôle de la subsidiarité et de la politique nationale à qui ne resterait que l’inauguration des chrysanthèmes ! Je te rassure encore : comme les partisans du Non le font remarquer à satiété, la plupart des articles anciens sont conservés dans la troisième partie. Or ils n’avaient empêché ni la nationalisation des banques et des grands monopoles en 1981 (depuis, l’Etat les revend pour se refaire du fric, plutot que d’accroître les impôts des riches, ce que la subsidiarité l’autorise à faire), ni les 35 heures, ni le droit à l’avortement. Et surtout les Etats et collectivités locales votent leurs budgets, auprès des quels le budget européen n’est qu’une goutte d’eau.
Enfin, tu reviens sur la question des services publics. Comme tu devrais le savoir, le service public n’est pas dans les 25 pays un service public « à la française ». Cela n’empêche pas ces services publics de fonctionner dans certains pays bien mieux qu’en France ! L’importance de l’article 122 est d’affirmer l’obligation pour l’Union et les Etats de « veiller » au financement de ces services publics et d’attribuer à la loi européenne le soin de préciser les principes et les conditions de leur financement et de leur fonctionnement, sans préjudice de « l’obligation , pour les Etats, de les fournir et de les financer ». Selon toi, rien n’indique dans l’article 166 que le devoir de financer ces services serait à l’abri d’un autre article (le 167) qui établit une liste exhaustive et très large des cas où le financement public d’une entreprise privée est autorisé. Eh bien si ! l’arrêt Altmark de la Cour de justice, ayant à statuer sur les deux articles 86 et 87 des actuels traités, dont les articles 166 et 167 ne sont que la reprise (à quelques détails près qu’il me serait trop long de t’expliquer), tranche ce problème. Les services publics, définis par certains principes généraux, dont celui d’accès universel que tu évoques, échappent totalement à la compétence de l’article 167 (ou 87). Les députés européens se sont emparés de cet arrêt Altmark et de l’article 122 pour se lancer dans l’exercice de définir les règles européennes générales de définition et de financement des services publics, ce fut le débat sur le rapport in’t Veld.
Que tu ignores visiblement tout de l’arrêt Altmark et du rapport in’t Veld (contrairement, encore une fois, aux grandes associations de la société civile, et notamment la CES, qui ont suivi tout ce débat avec attention) est tout à fait excusable. La presse française n’a guère aidé à rendre compte de ce débat, on peut même dire qu’elle l’a totalement ignoré. Mais comme disait Marx, l’ignorance n’est pas un argument théorique...
Bien cordialement,