Blair : 15, Karas : 0
par Alain Lipietz

jeudi 23 juin 2005

Aujourd’hui, mini session, c’est-à-dire session plénière à Bruxelles. La grande affaire, c’est évidemment le premier discours de Tony Blair, président du Conseil européen à partir du 1er juillet. Hier, Jean-Claude Juncker a prononcé son discours d’adieu, un discours sincère, émouvant, amer, une dénonciation en règle de l’attitude de Blair au Conseil européen de la semaine dernière. Les parlementaires lui ont fait une longue ovation.

La situation de Tony Blair est donc un peu difficile. Il s’en tire remarquablement bien, avec son sourire éternel. Un discours à la Chirac, comme je le dis aux journalistes, y compris à ceux de la BBC. C’est-à-dire aussi bon que celui de Chirac quand il est en forme, par exemple à Johannesburg, un discours qui n’a aucun rapport avec la politique réelle de son orateur. Dans un petit débat, toujours avec la BBC, organisé après la session, j’irai jusqu’à parler de « spin-doctorisation » du discours politique, c’est-à-dire que l’habitude est prise de faire rédiger les discours par des spécialistes de communication, totalement indépendamment d’un engagement politique réel…

Bref, Tony Blair, tout en nuançant fortement ses déclarations des semaines précédentes sur la remise en cause de la politique agricole commune et la rigidité du rapport salarial en Europe, réaffirme en gros la stratégie recommandée par le rapport Sapir. C’est-à-dire : maintien des dépenses communautaires au même niveau, mais réduction de la part revenant à la politique agricole et à la politique régionale, et croissance rapide de la part visant à financer le processus de Lisbonne, c’est-à-dire l’Europe « compétitive par la connaissance » (budgets recherche et éducation).

Il y a beaucoup de choses à critiquer dans le rapport Sapir. La première est évidemment qu’on ne s’en tirera pas en gardant le même niveau de recettes pour le budget communautaire (ni même le même pourcentage, compte tenu de la pauvreté des nouveaux pays entrants). Par ailleurs, si la politique agricole commune pèse tellement dans le budget de l’Union (45%), c’est que le soutien à l’agriculture est entièrement centralisée dans le cadre européen, car elle contredit explicitement la politique européenne de la concurrence et l’interdiction des aides publiques des Etats nationaux à des entrepreneurs particuliers. Autrement dit, la politique agricole commune a été créée pour rendre possible le soutien public à l’agriculture (par les subventions, les quotas, etc) sans que ce soutien permette à un Etat de donner un avantage compétitif déloyal à ses produits agricoles par rapport à ceux des autres pays de l’Union. C’est la raison pour laquelle elle est totalement centralisée au niveau européen. On peut renationaliser en partie ce soutien, mais on s’expose à pas mal de chicanes.

En revanche, la politique de soutien à l’éducation et à la recherche n’a nul besoin d’être centralisée au niveau européen. Il suffit théoriquement d’un engagement de « bonnes pratiques » (c’est ce qu’on appelle la coordination ouverte) pour que tous les Etats augmentent la part de leur budget attribuée à leur système d’éducation supérieure, de formation professionnelle, de centres nationaux de recherche scientifique etc. Si l’on regarde la dépense publique totale, les 0,46 % du produit européen brut que l’Union européenne accorde en soutien à l’agriculture représente la quasi-totalité de l’aide publique à l’agriculture, tandis que l’aide totale (régions + Etats + Union) à la recherche s’établit déjà à 0,86 % du produit européen brut.

Les Verts sont à la fois pour augmenter le budget total de l’Union (le porter à 3 %), pour réformer profondément la PAC en l’orientant vers une aide à l’emploi maintenu, avec critères écologiques, et pour une augmentation des fonds mis dans la coopération scientifique et technique, tout en renforçant les obligations d’accroître les budgets nationaux de formation et de recherche. C’est une autre forme de réponse au diagnostic du rapport Sapir.

Mais la réalité de la pratique de Tony Blair est point par point contraire à son discours « sapirien ». Avec véhémence, et à l’hilarité générale des députés, Dany Cohn-Bendit, dans sa réponse, confronte très clairement Tony Blair à ses galéjades :
- il est le signataire de la fameuse lettre des six radins demandant de ramener le budget de l’Union à 1 % du produit européen brut,
- il s’est battu pour le déplafonnement des aides européennes aux paysans, fermiers et propriétaires les plus riches, en sorte que la reine d’Angleterre et le prince Charles sont les principaux bénéficiaires de la PAC !

Après les discours des députés, on passe aux votes sur les rapports en cours. Le vote principal porte sur le rapport Karas, deuxième lecture du Parlement européen sur la modification du pacte de stabilité. On se souvient que ce pacte avait été modifié au Conseil européen de mars dernier, en ce sens que deux règlements qui en précisaient les modalités avaient été profondément assouplis. Contrairement à ce que je disais l’autre jour, un de ces règlement a une dimension législative et se trouve en co-décision avec le Parlement. En première lecture, le député européen allemand de droite Karas avait réussi à imposer des amendements rétablissant la rigidité du pacte de stabilité. Le Conseil des ministres économiques a évidemment rétabli intégralement en première lecture les flexibilités souhaitées par la grande majorité des gouvernements.

Aujourd’hui, Karas et la droite reviennent à la charge en seconde lecture pour rétablir les rigidités du plan de stabilité initial. Bien sûr, la gauche et les écologistes sont contre. On vote : merveille, une bonne partie de la droite nous soutient, Karas est black-boulé (309 contre, 257 pour) ! Le pacte de stabilité est réformé.

Cet incident peut signifier deux choses : soit les gouvernements de droite sont intervenus auprès de leurs députés européens pour qu’ils arrêtent de leur casser les pieds (tous les gouvernements ont en effet intérêt à la flexibilisation du pacte de stabilité !), soit la nature humaine est légèrement perfectible et même les députés de la droite allemande finissent par comprendre que le pacte de stabilité première manière était stupide…



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