La défaite a dépassé toutes nos espérances
par Alain Lipietz

mercredi 1er juin 2005

Ce qu’il y a de bien avec les sondages, c’est qu’on est prévenu à l’avance. J’ai eu tout le dimanche pour me préparer au communiqué de la défaite.

J’ai passé ma journée comme délégué du Oui Vert sur Villejuif. Comme d’habitude il est plus facile de trouver du monde pour faire la révolution sur internet (« le plus grand mouvement social depuis des années » disent sans rire certains) que pour tenir des bureaux de vote toute une journée. Ici, les communistes, qui tiennent la ville depuis des lustres (Marchais en fut longtemps le député) ont retrouvé toutes leurs mauvaises habitudes. La ville est couverte d’affiches pour le Non, alors que nous avions obtenu depuis des années l’arrêt de l’affichage sauvage. Même nos panneaux officiels sont recouverts ou déchirés. Dans les bureaux les plus sensibles, le président communiste laisse voter des personnes qui se présentent sans papiers d’identité (il prétend les reconnaître !) et même, m’annonce-t-on, une personne qui se présente sans papiers et qui n’est même pas sur la liste d’émargement !

La défaite est encore plus large que prévue. En tant que Vert, je suis habitué à être minoritaire. Mais celle-ci est particulièrement amère : le vote Non signifie qu’on en restera aux traités de Maastricht, Amsterdam et Nice, que j’ai combattus. J’avais été battu de peu il y a 13 ans, au référendum pour Maastricht. Mais ce qui est effarant, c’est que des gens avec qui je menais alors la lutte ont voté, sans bien s’en rendre compte, pour en rester à ce maudit traité. D’autre, qui avaient voté pour Maastricht et l’avaient regretté, ont voté pour « en rester là » alors que le TCE leur entrouvrait une issue. Ils sont révoltés contre « la société en sablier », tétanisé par cette chute continue d’eux-mêmes, leurs voisins, leurs enfants, dans la précarité, mais leur vote signifie la perpétuation de l’une des raisons du triomphe du néo-libéralisme (pas la seule, bien sûr) : l’Union économique et monétaire sans Europe politique.

Bien entendu, les intentions sont plutôt positives : beaucoup de gens ont cru sincèrement voter contre Maastricht-Nice en votant Non. D’ailleurs, une bonne partie de l’argumentation pour le Non n’est que la reprise de mes arguments de naguère contre ces traités qu’il s’agissait justement de dépasser. Deux arguments particulièrement percutants étaient que Nice tombait tout seul en 2009, et que la renégociation serait très facile. Le premier était un mensonge. Le second, je n’y crois pas un instant. Variante de l’arnaque des chefs du Non : « Puisque la partie III c’est la traité de Nice et qu’on a voté Non, le traité de Nice est aboli » ! Non, la partie III n’était pas le traité de Nice, c’était le détail, article par article, de ce qui aurait changé par rapport à Nice.

Devant la télé, j’assiste avec une amère hilarité aux contorsions des vainqueurs (les Non d’extrême-droite ou de gauche) pour se défausser des nouvelles responsabilités que leur confère leur victoire. Ils sont maintenant comptables, devant tous les électeurs (qu’ils aient voté Oui ou Non), de leur promesse : une renégociation qui donnera un bien meilleur traité. Ils ont trouvé aussitôt une minable parade : « Nous sommons Jacques Chirac de défendre au Conseil européen l’exigence des électeurs (de Le Pen, de Villiers, de Chevènement, d’Emmanuelli, de Buffet, de Besancenot…) » Vous allez voir que bientôt, ce sera la faute des députés Verts au Parlement européen si la renégociation n’a pas encore eu lieu !! Quant au gouvernement Villepin, passons…

Lundi, depuis Bruxelles, je réponds en duplex pour Télé-Sénat, entouré de deux députés européens du Non de droite (un villiériste, un conservateur anglais), aux journalistes de la presse étrangère. Le journaliste polonais est particulièrement sévère (je résume) : « La France nous a laissé tomber en 1939, elle n’a rien fait quand nous étions sous Yalta, elle s’est opposée à notre adhésion rapide, elle s’oppose à un budget pour aider à notre développement, elle vote Non à un consensus qui nous coutait cher puisqu’il revient à transférer à la France du pouvoir que nous avions acquis par le traité de Nice : nous savons qu’il n’y a rien à attendre de ce pays. »

Mardi, le travail reprend. Réunion du groupe de travail de la Commission du commerce international pour préparer la résolution de notre collègue Caroline Lucas sur le textile chinois. Première réunion de débriefing des Verts. Discussion de préparation sur notre stratégie face au vote dans les commissions sur la directive Bolkestein, qui contrairement aux bobards du Non, n’a jamais été mise au frigo "en attendant le referendum" . Notre collaborateur, Stany Grudzielski (qui signe « Plombier polonais ») a fait un tableau en 180 pages (pdf, à télécharger, 284 ko, et attention, c’est en anglais, et ça fait 180 pages ) sur les deux rapports de la Commission du marché intérieur (Gebhardt) et de la Commission des affaires sociales (Van Lancker), comparé au texte amendé de la présidence du Conseil et à nos amendements !

Petite consolation, la lecture des résultats et du sondage sorti des urnes de Libération. Dans mon département, le Val de Marne, tenu par le parti communiste, le Non l’emporte de 37 voix sur 470000 exprimés ! Nous avons bien travaillé… Le Oui l’emporte très nettement dans la plupart des départements où je suis allé faire campagne (mais pas la Charente-maritime, toutefois). À Paris, le Oui dépasse 70%, même dans le deuxième arrondissement tenu par un maire Vert pour le Non et une députée verte pour le Non (ah ! le désaveu de la classe politique !). Selon le sondage de Libération (je sais, il y en a d’autres, c’est la glorieuse incertitude des petits echantillons), le Oui l’emporte d’ailleurs à 60% chez les électeurs des Verts. Mais hélas, près de 60% des électeurs du Non trouvent qu’il y a « trop d’étrangers en France » (comme près de la moitié des sondés !!) ; chez les électeurs du Oui, plus de 60 % des sondés disent le contraire. Cela dit, sociologiquement, le Non est clairement un Non populaire qui s’est laissé embarquer par les sirènes lepénistes et par les bobard du Non de gauche sur la renégociation possible. Non, Serge July, ce n’est pas un vote masochiste, car le masochiste aime sa souffrance. C’est un vote de douleur, comme le blessé qui arrache sa perfusion.

Tout cela me fait penser à l’une des plus célèbres fables du plus célèbre poète français, Jean de La Fontaine : la fable du héron…



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