La campagne se tend
par Alain Lipietz

jeudi 26 mai 2005

Je n’ai plus du tout le temps de m’occuper de ce blog ! Je me contente, au fur et à mesure, de rédiger des pages sur les points intéressants dans le débat : sur le rapport entre la Constitution et la régulation du capitalisme, sur la Constitution et le modèle allemand et bien sûr l’exercice de figures imposées « Si le Oui l’emporte…si le Non l’emporte… ».

En ce moment, le Non remonte. L’effet du lundi de Pentecôte était prévisible, plus inattendu est le basculement opportuniste d’associations que l’on n’avait guère entendues jusqu’ici, et le surgissement médiatique de Fabius en chef médiatique du camp du Non, avec la bénédiction de l’extrême gauche et d’Attac. A nouveau, s’afficher Oui semble difficile.

Contrairement à ce que j’avais espéré, la campagne ne permet pas d’éliminer les interprétations les plus délirantes sur le TCE. Non seulement les sotttises réfutées en début de campagne (le TCE rétablit la peine de mort, le TCE interdit l’avortement, le TCE interdit le financement des services publics, le TCE rend sourd et fait tomber les cheveux) ressurgissent, mais on voit chaque jour apparaître de nouvelles bizarreries, y compris dans des milieux que l’on pourrait supposer insensibles à la démagogie.

Lundi, dans le XIIIe arrondissement de Paris, un noniste lance : « Regardez les commentaires du Praesidium inscrits dans la Constitution (ce qui est faux…), ils autorisent à enfermer les personnes porteuses d’une maladie contagieuse. Sidaïques, tremblez si le Oui l’emporte ! ». Ou ces videos ignobles assimilant le vote Oui à la Constitution aux mariages forcées des beurettes (j’emploie le pluriel parce qu’il y en a plusieurs, réalisées par deux hommes avec le soutien de.la mairie de Bagnolet.)

Lundi toujours, au Cedetim, petite discussion avec des amis de trente ans, Bernard Dreano et Gustave Massiah. Je les considérais jusque-là comme des nonistes très proches. Mais tous les deux m’expliquent : « Il faudra renégocier, mais pas maintenant car le rapport de force ne nous est pas favorable. Une renégociation trop rapide signifierait un traité encore plus à droite. Il faut d’abord faire évoluer l’opinion publique et se battre pour une Europe sociale. » Ce diagnostic est assez exact, et détruit l’argument des nonistes de gauche du genre : « On peut renégocier très vite un bien meilleur traité » (alors qu’évidemment, les éléments les plus libéraux de la troisième partie seront défendus mordicus par Tony Blair, Berlusconi, la plupart des nouveaux pays adhérents, sans doute dès septembre prochain par une Allemagne gouvernée par la CDU, et pourquoi pas par une France gouvernée par Sarkozy). Mais au lieu d’en tirer la conclusion logique : « Eh bien, votons tout de suite ce TCE qui représente des avancées, c’est la dernière bretelle de sortie avant une longue autoroute de Traité de Nice et d’ultralibéralisme », ils en concluent à nouveau qu’il faut voter non, il faut voter non de façon totalement incompréhensible, et rester à Nice jusqu’à Pâques ou à la Trinité.

Cette indifférence vis à vis du maintient du traité de Maastricht-Nice pour de longues années me stupéfait de la part d’amis proches. D’une certaine façon, la polarisation contre la Constitution et ce qu’elle contient de scories du traité de Maastricht-Nice fonctionne actuellement comme une vaste occultation de la réalité politique, juridique, économique et sociale que nous connaissons depuis maintenant 13 ans, le traité néo libéral de Maastricht-Nice lui-même !

J’ai constaté cette indifférence polie à l’égard du maintient du traité actuel à plusieurs reprises. Par exemple, à Aix en Provence, un jeune militant d’Attac continue la discussion avec moi après le débat. Nous sommes entourés d’autres militants arborant le badge Non du Parti communiste. Je lui explique en quelques mots qu’il faudra au mieux deux ou trois ans de renégociations (surtout si on passe par une constituante qu’il faudra élire après une campagne) et deux ans de ratification par les 25 pays (qui seront 27 à partir du 1er janvier 2007), ce qui nous amène à un vote vers 2010. Je lui rappelle qu’à ce moment là, rien ne prouve que le nouveau projet de Constitution sera meilleur que celui qui nous est proposé, et que donc nous serons peut-être ensemble à le rejeter, ce qui repousserait encore de 5 ans la sortie à gauche du traité de Nice. Il me répond « Et alors, qu’est ce que ça peut faire, de rester un plus longtemps dans le traité de Nice ??? » Je m’insurge : « Mais te rends-tu compte de ce que tu viens de dire ? - Quoi, qu’est ce que j’ai dit ? - Et bien tu es prêt à rester 10 ans de plus dans le cadre de traités qui depuis déjà 13 ans ravagent l’Europe en détruisant les services publics et les solidarités, en semant le chômage, en opposant les travailleurs les uns aux autres ! – Moi ? mais je n’ai jamais dit ça ! ». Je me tourne vers les porteurs de badges Non. « Si, lui disent-ils tristement, tu as dit ça ».

Que, dans la logique révolutionnariste de ce jeune étudiant, le refus d’engranger une réforme positive le conduise logiquement accepter de rester dans une vallée de larmes pour une dizaine d’années (un peu comme Lutte Ouvrière et la LCR refusant de voter la taxe de Tobin pour ne pas « améliorer » le capitalisme financier) n’a rien de surprenant. J’ai sans doute été comme lui à son âge…

Plus grave encore est le niveau incroyable d’incompréhension avec les « Non du parti socialiste », c’est-à-dire nos éventuels alliés dans un accord pour les élections françaises de 2007. Hier, mardi, je débats avec Jacques Généreux. Il tonne contre le TCE, qui, dit-il, marque un recul par rapport aux 3 derniers traités (Maastricht, Amsterdam et Nice), lesquels, dit-il, représentaient chacun une avancée. Il tonne contre les éléments d’unanimité qui subsistent dans le TCE, y compris ceux qui, dans les articles 209 et 210 sur la politique sociale, garantissent l’impossibilité d’appliquer, à un pays à la législation sociale avancée, une législation sociale « harmonisée », plus défavorable. Il tonne contre l’article 122 sur les services publics, sans préciser exactement en quoi il représente un recul par rapport à l’article 16 de l’actuel traité (au moins, Pierre Kalfa, avec qui j’ai débattu lundi, donne une et une seule raison (1)). Il lance « Quand je serai ministre dans le même gouvernement qu’Alain, je m’opposerai à toutes ses mesures ! »

La moutarde me monte alors au nez. Je lui réponds : « Sache qu’en aucun cas les Verts ne signeront un accord avec un Parti socialiste qui considèrerait que les traités de Maastricht, Amsterdam et Nice sont meilleurs que le TCE, et qui refuseraient les avancées que représente le TCE par rapport aux actuels traités. Il n’y aura pas d’accord entre les Verts et les Socialistes si les avancées contenues dans l’article 122 ne figurent pas intégralement dans notre programme : l’obligation pour l’Etat français de « veiller à fournir, faire exécuter et financer les services publics », dans des conditions qui leur « permettent de mener à bien leurs missions », etc

Note 1 : j’ai longuement expliqué pourquoi l’article 122, avec l’obligation de financer les services publics, avec une loi-cadre européenne, présente une avancée par rapport à l’article 86 qui se contente de préciser que les lois de la concurrence ne doivent pas empêcher ces services d’accomplir leur mission, article qui donc se contente « d’autoriser » les aides aux services publics. Les adversaires nonistes de l’article 122, dans leur souci d’en masquer les aspects positifs – qui sont pourtant une grande victoire de toute la gauche sociale et politique pendant la Convention ! - le rapprochent de son « ancêtre » , l’article 16 de l’actuel traité.

Les voici :

Article 16 du traité en vigueur : « Sans préjudice des articles 73, 86 et 87, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union, la Communauté et ses États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application du présent traité, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions. »

Article III-122 du TCE : « Sans préjudice des articles I-5, III-166, III-167 et III-238, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général en tant que services auxquels tous dans l’Union attribuent une valeur ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de sa cohésion sociale et territoriale, l’Union et les Etats membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application de la Constitution, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d’accomplir leurs missions. La loi européenne établit ces principes et fixe ces conditions, sans préjudice de la compétence qu’ont les Etats membres, dans le respect de la Constitution, de fournir, de faire exécuter et de financer ces services. »

Selon Pierre Khalfa, dirigeant du syndicat Sud et donc personne particulièrement qualifiée pour utiliser le droit européen afin de défendre les intérêts des travailleurs et des usagers des services publics, l’article 122 correspond donc à un recul par rapport à l’article 16 ! Aux yeux de n’importe qui, l’article 122, qui impose une loi européenne (en codécision, donc) et par deux fois fait obligation aux Etats de financer les services publics, ce qui n’est pas dans l’article 16, représente pourtant un énorme pas en avant. Mais, dit-il, il y a une différence combien plus essentielle : la façon dont est exprimée la « valeur » des services publics. La version de l’article 16 ("parmi les valeurs communes de l’Union" ) est remplcée par « auxquels tous dans l’Union attribuent une valeur » !!! Je n’ai pas eu le courage de vérifier dans les autres versions linguistiques…

Et c’est avec des arguments comme ça que l’on se bat pour que les syndicalistes votent Non !



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