Une semaine fatigante
par Alain Lipietz

dimanche 24 avril 2005

Lundi : petit check up médical, il s’agit de tenir jusqu’au 29 mai… J’ai rarement connu campagne aussi dure, mise à part la présidentielle (et sous certains aspects, pour les même raisons).

Les similitudes et les différences avec Maastricht sont assez importantes. Sur le fond, comme pour Maastricht, je me bats contre une Europe réduite à un marché unique. Le vote Non (quoi qu’en disent les Non de gauche français, et comme le disent plus ouvertement les ultra-libéraux européens), c’est tout simplement en rester à Nice (au moins pour temps qui sera toujours trop long), c’est-à-dire à Maastricht aggravé par l’élargissement. Ma bataille personnelle pour le TCE, c’est-à-dire contre Nice, n’est donc que le prolongement de ma bataille d’il y a 13 ans, contre Maastricht.

Autre similitude : à un mois du vote, je suis visiblement minoritaire, y compris dans l’électorat Vert. C’est pas grave, il faut expliquer, expliquer, expliquer encore. À Maastricht, il s’en était finalement fallu de 1%. J’espère que, cette fois-ci, l’Europe politique gagnera.

Autre similitude, j’ai largement mes collègues bac+4, X, énarques, docteurs, contre moi.

Mais la grosse différence, c’est que, cette fois, je suis à contre-courant de la plus grande partie de la gauche. Justement j’essaie d’expliquer le phénomène dans un article de Libération paru ce matin. Jean-Michel Helvig, quand il avait reçu cet article, m’avait aussitôt envoyé un message d’approbation et nous en avions discuté. Il développait l’idée : ce Non de la France d’en haut s’étend assez profondément parmi les intellectuels relais du système hégémonique français, jusque dans les élites régionales. C’est vrai que toutes les élites régionales ne sont pas girondines (voir ma réponse à Yann Forestier, où je développe l’intuition de J-M. Helvig)

Lundi soir, premier meeting Vert, strictement Vert, pour le Oui. Je ne suis pas emballé par ce genre de cérémonie, il me paraît plus urgent aujourd’hui de débattre avec ceux qui ne sont pas encore convaincus, ou même qui penchent pour le Non.

Mardi, départ pour Bruxelles. J’assiste à l’audition de la commission du commerce international sur le problème du textile. Les représentants de la profession sont furieux contre le commissaire Peter Mandelson, qui traîne à appliquer des clauses de sauvegarde contre le déferlement de la production chinoise. Et déjà se profile la production mongole !

Cette histoire d’invasion par les produits textiles était totalement prévisible. Contrairement aux quotas sur les automobiles japonaises, l’Europe n’avait aucun moyen de riposter (si ce n’est dans le haut de gamme, ce qu’elle fait). Un représentant de la France m’explique que des négociations sont en cours entre Europe, États-Unis, Chine. Je lui fais observer qu’il faudrait mettre un représentant des pays du sud, totalement écrasés par la concurrence chinoise, telle l’Inde. Il me répond que l’Inde est déjà alliée à la Chine. Pourtant, lors de mon séjour à Bombay, tous les petits industriels indiens m’avaient dit leur désarroi devant le rouleau compresseur chinois. Mais l’alliance Inde-Chine a d’autres ressorts, ce sera la puissance majeure du XXIe siècle.

Je suis de plus en plus persuadé que les règles de l’OMC, et surtout le consensus régnant y compris dans les pays du nord, qui refusent le système des quotas et privilégient exclusivement les droits de douane, est totalement inapproprié au monde actuel. Pour la confection comme pour les bananes ou le sucre, l’Europe devrait diviser son marché en trois parts, régulées par des quotas : une part pour sa propre production, une part pour les plus compétitifs des pays du tiers monde, une part pour les pays du tiers monde qu’elle cherche à protéger (SPG +, comme on dit cheu nous)…

Déjeuner avec Bastien François, prof de droit constitutionnel, qui a rédigé une réponse cinglante au fameux texte anti-TCE d’Etienne Chouard, en passe d’égaler la gloire médiatique de la « monstrueuse imposture » de Meyssan. Effaré par le sac de nœuds de Chouard, j’avais renoncé à répondre, je remercie le prof de s’y être collé. Je lui fais quelques suggestions d’amélioration sur son texte, il prend des notes, s’en excuse, très universitaire. « Ah ! non, lui dis-je. Face à la Sottise, pas de coquetterie d’auteur, on fait pot commun ! »

L’après-midi et le mercredi matin sont principalement occupés au suivi de la crise en Équateur. J’écris un message de mise en garde au président Lucio Gutierrez. J’apprendrais plus tard que le temps que ce message lui parvienne, Gutierrez sera déjà en fuite.

Mais déjà, mercredi midi, il faut partir pour Oxford. Là, depuis des mois, j’ai accepté de faire un exposé sur la géopolitique de l’environnement. C’est Eric Swyngedouw, vieux complice de la géographie humaine radicale et dont j’avais édité la critique dévastatrice de la restructuration du Limbourg par Bruxelles, qui m’a invité. Comme à Umea, il s’agissait pour moi, quand j’ai accepté cette invitation, de gagner un sursis sur ma liquidation en tant que chercheur…

Le débat sur la géo-politique de l’environnement est très intéressant. Nous allons dîner et bien sûr le débat porte sur la Constitution et le Non français. Pour les Anglais, il semble impensable de signer un traité aussi supra-nationaliste. Mais ils s’étonnent du Non français : « Il semble que chez vous, le mot « marché » soit une insulte ! Mais qu’est-ce que vous voulez à la place ? La planification ? » J’ai quelque mal à leur répondre.

Jeudi matin, bus jusqu’à l’aéroport de Gatwick, puis avion jusqu’à Nantes où mon assistante Natalie (qui coopère à la rédaction de ces blogs et de bien d’autres textes) vient me chercher pour le meeting du soir à Rochefort.

Les Verts de Rochefort ont choisi d’inviter, pour le Oui, le maire de Rochefort, Bernard Grasset, socialiste, et le directeur de la Ligue de protection des oiseaux. Ils ont également invité les représentants de deux organisations, partisans du Non, François Riether, d’Attac, et Gérard Jaunas, de la Confédération paysanne.

À l’entrée du meeting, les communistes, qui sont venus en force, protestent contre le fait qu’ils n’ont pas été invités à la tribune. Le débat est assez intense, comme à Romans. François Riether, d’Attac, met en cause la cohérence entre mon choix pour le Oui et mon passé de théoricien « régulationiste ». Je n’ai aucun mal à lui montrer que le problème de Nice, c’est justement qu’il n’existe pas d’instance politique de régulation. Le TCE, sans être une énorme avancée, offre enfin quelques possibilités pour une régulation politique du marché intérieur européen.

Plus embêtante est l’intervention du représentant de la Confédération paysanne. C’est une longue plainte sur la situation actuelle de la paysannerie au sein de l’Union (régie par le traité de Nice). Il ajoute même « Quand on a supprimé le plafonnement des aides, nous n’avons pas entendu la voix de nos élus ! ». Je peux bien sûr lui rappeler que, pour le moment, les députés européens ne votent pas la politique agricole commune, alors que justement, avec le TCE, ils la voteront. Je peux simplement le renvoyer aux communiqués du groupe Vert au Parlement européen. Mais je me rends compte, encore une fois, combien il est difficile de convaincre un partisan du Non qui se plaint de l’Europe de Nice, du caractère passablement illogique de son choix.

Vendredi, retour vers Paris. Mais pas le temps de se reposer : je retrouve, avec les copains et copines de Sinople, et mes vieux complices de la campagne des européennes, Gérard et Jérôme, le 9e collectif de sans papiers, en grève de la faim dans une annexe de la Bourse du travail. Je suis effaré par leur état. Pourtant, j’avais suivi la grève des Batignolles ! Ces grévistes de la faim sont littéralement épuisés. Plusieurs sont déjà allés à l’hôpital mais sont revenus. Ce sont des cas extrêmes, l’un est là depuis 16 ans, plusieurs ont des enfants scolarisés.

Je reprends mon sac à dos, lourd des dossiers et des coupures de presse épluchés dans le trajet Paris-Bruxelles-Oxford-Nantes-Rochefort-Paris, et rentre chez moi pour vite écrire un fax alarmiste au ministre de Villepin : nous risquons vraiment la première mort dans une grève de la faim, en France.

Et il faut continuer. Je passe en revue et valide les messages arrivés sur le forum de ce blog. J’écris une longue réponse à une interrogation devenue de plus en plus brûlante : « Voter Non,est-ce en rester à Nice ? ». Et puis je sélectionne quelques textes sur lesquels je rebondis, les uns qui m’approuvent, les autres qui me critiquent : réponses à Yann Forestier, à Philippe Zarifian, je mets en ligne mon dialogue avec Geneviève Azam. Cela me prend encore tout le week-end.

Je me demande un peu à quoi sert le forum de ce blog, où je place parfois des textes de réponse relativement importants. Certains débats (par exemple sur le rapport in’t Veld) restent actifs. Manifestement, des internautes y vont, y reviennent, contribuent. Mais les nouveaux lecteurs, ceux qui lisent une page de blog pour la première fois, et surtout les anciens lecteurs qui ont déjà lu une page de blog, y retournent-ils pour lire le forum qui s’y agrafe ? C’est une des limites de la forme « blog », par comparaison à la liste de débat. Je sais que certains internautes particulièrement branchés suivent tous les messages en RSS, mais combien ?

Et plus profondément, je me demande à quoi sert cette course épuisante pour la défense d’un traité qui n’est quand même pas aussi bon que je l’aurais souhaité ! Bien sûr, 13 ans après Maastricht, j’ai mûri. Je sais qu’il est de plus en plus difficile de faire progresser l’Europe. Je ne crois plus du tout aux crises salvatrices qui remettraient tout à plat. Il n’y a déjà plus en France de forteresse ouvrière comme Billancourt, dont la grève faisait éternuer la France. Alors comment les raisons d’un Non en France (13% de la population de l’Union), dispersées de l’extrême droite à l’extrême gauche, pourraient-elles réorienter la construction Européenne ? Qui, en Suède, au Portugal, en Grèce, se sentira bouleversé par un Non français ? Aujourd’hui, la démocratie représentative qu’a incarnée la Convention propose à tous les peuples un compromis commun, pour un pas en avant. Leur adhésion ne peut consister qu’à voter Oui, puis se saisir des nouvelles armes offertes par le traité pour développer leurs mobilisations.

Si le Non l’emporte au contraire, je sais que ça voudra dire pendant des années qu’on en reste à cette forme aggravée du traité de Maastricht qu’est le traité de Nice. J’avais pleuré de rage lorsque Maastricht était passé de justesse, déjà certain des millions de chômeurs qu’il engendrerait. Je mène, je l’ai dit, le même combat qu’à l’époque, pour les mêmes raisons. Mais je me rends compte que cet acharnement n’est plus seulement pour le bonheur de l’Europe, mais pour l’honneur de la Raison.

J’en ai tout simplement marre de lire ce torrent de sottises (« Le TCE va rétablir la peine de mort…il va interdire l’avortement… On va plus pouvoir ceci… on va plus pouvoir cela… En votant Non à la révision du traité de Nice, on abolit le traité de Nice… etc., etc. »). Jeudi soir, lors du débriefing de Rochefort, une Verte, au sujet des fantasmagories des partisans du Non qui font dire n’importe quoi au texte du TCE, parlait de « paranoïa sémantique ». Elle assure avoir même lu sur une liste de débat Verte : « La Constitution interdit toute discrimination en fonction de la nation, du genre, de la fortune…Cela veut dire que l’impôt sur la fortune sera interdit » !

Une définition de la Justice qui remonte, au bas mot, à la Bible…



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