Bolkestein : Le Parlement débat
par Alain Lipietz

vendredi 1er avril 2005

Plus je vieillis, plus je déteste rentrer de vacances. Enfin, il faut bien s’y remettre... C’est une semaine de commissions, c’est-à-dire que les commissions se réunissent pour préparer et voter les rapports relatifs aux directives qui nous sont présentées.

D’abord la commission économique et monétaire : elle va devoir discuter de la proposition de réforme du règlement du Conseil relatif au pacte de stabilité. En effet, le Conseil européen, c’est-à-dire la réunion des chefs d’Etats et de gouvernements de la semaine dernière, s’est mis d’accord (à l’unanimité à 25 ! comme quoi...) pour réformer le pacte de stabilité. Ce qu’on entend par ces mots comprend en réalité d’une part le texte des traités sur la stabilité budgétaire, puis le protocole qui grave dans le marbre les critères de convergence de Maastricht (pas plus de 3% de déficit, pas plus de 60% d’endettement), puis deux règlements qui précisent la procédure à suivre en cas de dépassement de ces limites par un pays. Ce sont ces règlements qui ne sont plus respectés depuis plus d’un an, l’Allemagne, la France et tous les grands pays ayant fait face à la stagnation en déclenchant les stabilisateurs automatiques du déficit budgétaire, et pourtant le Conseil a refusé de sanctionner. Comme prévu, le Conseil européen a décidé « d’inverser le calendrier », c’est-à-dire qu’il ne prendra plus de sanctions automatiques en cas de dépassements de déficit en période de difficultés, mais appellera les pays à être plus disciplinés en périodes de « vaches grasses ». Aucune sanction n’est d’ailleurs prévue pour ces périodes de vaches grasses ! Autant dire que le pacte est désormais plus ou moins dénué de clauses de sanction.

Pour faire bonne mesure, un certain nombre de dépenses d’investissement, sans être à proprement parler déduites des dépenses, pourrons être prise en considération pour « justifier » les dépassements de déficit : la recherche évidement, les infrastructures conformes aux politiques de l’Union ( et on pense bien sûr à Kyoto), les dépenses relatives à la remise à niveau des Länder d’Allemagne de l’Est, et, à la demande de la France, certaines dépenses d’armement...

Bref, sans toucher aux termes du traité et du protocole (qui sont d’ailleurs repris tels quels dans la constitution), le Conseil a « édenté » le pacte de stabilité : il grognera mais ne mordra plus. C’est plutôt une bonne chose, mais ce n’est pas véritablement un pas en avant dans la « gouvernance économique de l’Europe » (voir le texte de notre nouvelle collaboratrice pour cette commission, Inès Trépan).

Mais comme je ne suis plus que suppléant dans cette commission, je n’ai plus la possibilité de suivre toutes les réunions. Je participe cependant à l’audition des représentants de la société civile à propos du Livre blanc sur les services et de la directive Bolkestein. Comme prévu, les représentants des entreprises de services publics, comme les représentants des petites et moyennes entreprises, comme les représentants de l’industrie du bâtiment, sont contre la directive Bolkestein, soit parce qu’elle intègre les SIEG, soit à cause du fameux principe du pays d’origine. Comme le dit assez drôlement le représentant du Bâtiment (dont tous les sous-traitants, électriciens, plombiers, couvreurs, etc. peuvent être considérés comme des « services »), « nos usines sont mobiles, mais le produit est fixe, et par définition, chez l’habitant ». C’est à peu près la définition d’un service par rapport à un bien, et cela en fait une victime particulièrement exposée à la concurrence déloyale des entreprises établies dans les pays à très basse législation sociale, technique ou environnementale.

Mais c’est surtout en commission juridique que le débat a lieu. J’y présente la lettre que j’ai déjà adressée à mes collègues. Dans un premier temps, mes collègues de droite me prennent l’affaire de haut et me font une petite leçon de droit. En effet, le principe du pays d’origine apparaît progressivement dans la jurisprudence de la Cour de Luxembourg, chaque fois qu’il n’existe pas d’harmonisation (c’est à dire de loi commune européenne) ni d’accord de reconnaissance mutuelle des normes. Le principe du pays d’origine sert également à la Cour pour faire sauter des mesures protectionnistes arbitraires s’opposant au libre établissement des spécialistes et des artisans d’un pays dans l’autre. Ainsi de ces normes sur la qualification professionnelle qui empêche un poseur de moquettes hollandais de poser des moquettes en Allemagne, parce qu’il n’y a pas fait ses annnées d’apprentissage !. Liquider dans le domaine des services le « protectionnisme mesquin » à coup de normes tarabiscotées, telle serait l’unique et louable ambition de la Bolkestein.

Mais je reviens à la charge, j’insiste que ces arrêts de la Cour n’infirment pas le principe fondamental que je défends : celui du pays de destination qui à mes yeux est au coeur du marché commun et du marché intérieur. L’important c’est que la réglementation sur la pose des moquettes chez moi soit la même pour tous les poseurs de moquettes, où qu’ils aient obtenu leur diplôme de poseur de moquettes. Je martèle : en tant qu’Européen, je veux OUBLIER le pays d’origine, et vous m’obligeriez, chaque fois que je demande un service, à m’enquérir de son origine pour savoir à quelle loi il obéit ?? Ce qui importe pour un client, c’est qu’un service rendu chez lui obéisse à la loi et aux règlements locaux ; à la limite, peu importe si la certification du producteur obéit à des règles différentes dans son pays d’origine. Et je cite à nouveau l’exemple du camionneur hollandais qui pourrait rouler à droite en Grande-Bretagne s’il obéissait au principe du pays d’origine, ou de la clinique hollandaise qui pourrait ouvrir une clinique d’avortement en Irlande...

Mes collègues rient jaune. La représentante de la Commission de Bruxelles prend alors la parole : selon elle, la directive reconnaît la validité des lois locales de protection du consommateur, des lois locales de protection des travailleurs, des lois locales de protection de l’environnement. Je fais alors observer que si c’est ce que veut dire la directive, il n’y a qu’à le préciser à l’article 16 et mieux : adopter le principe du pays de l’activité (qui est l’essence du marché commun), tout en prenant des mesures très fermes pour la reconnaissance réciproque des qualifications professionnelles...

Je crois que j’ai marqué un point sérieux, d’autant que dans le débat précédent, les représentants conservateurs de la commission se sont emportés contre une autre directive soi-disant destinée à lutter contre le terrorisme, mais qui empiète sur la liberté d’entreprise. Je ne manque pas de leur faire remarquer que la Commission devrait cesser d’essayer de nous refiler des marteaux-pilons pour tuer les mouches (la lutte contre le financement du terrorisme d’une part, la lutte contre les entraves à la liberté d’établissement de l’autre).

A la sortie, une représentante du ministère français de la justice vient me féliciter et me confie toute une panoplie de nouveaux arguments. J’ai d’ailleurs rendez-vous à déjeuner avec l’ambassadeur de France auprès de l’Union. Il a invité l’ensemble des députés français ayant des responsabilités (présidences de commission ou de délégations) pour faire le point après le Conseil européen. J’en profite pour reprocher vertement à la France sa position sur le brevet logiciel.

Jusqu’à présent (c’est-à-dire depuis 6 ans) je n’ai guère fréquenté la délégation permanente de la France à Bruxelles. J’ai cherché à être un « bon européen », oubliant mon pays d’origine ou le regardant « comme un pays étranger » (dirait Hubert de Saint-victor). Cela dit, je m’aperçois que les fonctionnaires français délégués à Bruxelles sont souvent des aides précieuses pour le travail de député. Ils ne défendent pas toujours l’intérêt obtus de la France, et quand les positions des Verts au niveau européen coïncident avec celles de notre pays, leur expertise est extrêmement utile.

L’autre jour à la sortie de la commission économique, une fonctionnaire du ministère français des finances, par ailleurs enseignante à Polytechnique et écrivain, vient me voir : elle me confie son inquiétude face à la montée du Non (une inquiétude qui a gagné jusqu’à Dany Cohn-Bendit !). « Dans mon milieu, dit-elle, tout le monde vote Non ».

Dans son milieu !! Cette confidence confirme ce que j’entrevois depuis quelque temps : la présence, à côté du Non d’en bas tout à fait compréhensible après les mensonges de Maastricht, d’un Non d’en haut, tout à fait nouveau et qui fait pencher la balance. Outre les paysans riches, super-subventionnés, dont on voit bien ce qu’ils auraient à perdre si la définition de la politique agricole passe sous le contrôle du Parlement européen, il est tout à fait clair que l’intelligentsia d’Etat française est très largement favorable au Non.

Dans mon blog de la semaine dernière, j’évoquais ce « non d’en haut », et je précisais : "de la petite et moyenne bourgeoisie salariée". Je persiste et signe car c’est de plus en plus intéressant et évident.

J’ai fait intensément la campagne du Non à Maastricht et je fais tout aussi intensément, sur la même ligne et les mêmes arguments , la campagne du Oui au TCE. Je retrouve aujourd’hui exactement le même Non de la France d’en bas (il était à mon sens rationnel sur Maastricht, et donc irrationnel quand il s’agit de s’éloigner de Maastricht, mais c’est assez excusable, le gain n’étant pas évident et l’intelligentsia de gauche ne faisant justement pas son boulot d’explication). La nouveauté de cette campagne, c’est l’apparition d’un Non d’en haut, outre la FNSEA : justement cette intelligentsia de gauche. Du moins en France. Dans le reste de l’Europe, le cas général c’est : la droite vote non, et en particulier le capital financier britannique, la gauche vote oui.

J’ai fait cette campagne du Non à Maastricht dans une impression de grande solitude, avec l’impression que "mes pairs" (disons les bac + 4 et plus) me prenaient pour un fou. Y compris des collègues économistes qui, quelques années plus tard, feraient des bouquins chez Bourdieu ou ailleurs contre la pensée unique. Aujourd’hui c’est l’inverse, et donc c’est pareil : dur de rencontrer des bacs plus 4 qui votent Oui au TCE.

Comme dans ma tranche d’age et dans ce milieu beaucoup ont eu l’occasion de voter à Maastricht (et ils ont donc largement voté Oui), comme ce ne sont pas des imbéciles et qu’ils savent lire, il faut croire que le "Oui à Maastricht (et à Nice) - Non au TCE" constitue une ligne rationnelle pour cette fraction de la France d’en haut, qu’incarnent les Fabius, Montebourg, etc

Mon hypothèse : une partie de cette (petite-) bourgeoisie fondée sur le capital intellectuel et symbolique a quelque chose à perdre avec le recul de l’intergouvernementalité et la progression de la démocratie au niveau communautaire que représente le passage de Maastricht-Nice au TCE, car leur place sociale (la conversion de leur capital intellectuel en gratifications monétaires et symboliques ) dépend de l’Etat national français.

Mais j’esquisse une autre hypothèse dans mon blog de la semaine dernière : le vote "fun". Autrement dit, ils croient n’envoyer qu’un "signal" contre l’Europe actuelle, parce qu’ils pensent que le peuple souverain, lui, votera Oui. Manque de pot, comme ils font partie du peuple souverain, et en votant non, ils n’envoient pas qu’un signal, mais prennent avec lui la décision d’en rester à Nice.

Et je ne parle pas ici de la 3e catégorie, celle qui croit que, toute l’Europe étant comme eux,en cas de Non français, le traité se renégocierait en fonction de leur Non à eux…

Je viens de lire le sondage de Marianne. Et bien il n’infirme pas l’hypothèse du vote fun : une majorité veut voter non, une majorité souhaite la victoire du Oui !!!

Retour à Paris, visite à l’ambassadeur du Venezuela en France. Un homme excellent. La conversation tourne largement sur la difficulté de son gouvernement à jouer un rôle médiateur pour faire libérer Ingrid. « Tous les services secrets de tous les pays du monde peuvent entrer en contact quand ils veulent avec une organisation de guérilla ! » s’emporte-t-il. « Mais si nous le faisons, on nous accusera immédiatement de liens avec les FARC ». Et ce n’est pas de la parano : il me raconte deux cas où le président Chavez, à la demande de la Colombie et des États-Unis, est intervenu pour faire libérer des otages des FARC, et s’est immédiatement fait attaquer pour l’avoir fait… par la presse de ces deux pays !



Reproduction autorisée avec la mention © lipietz.net http://lipietz.net/?page=blog&id_breve=48 (Retour au format normal)