Foulards turcs et crise européenne.
par Alain Lipietz

lundi 17 septembre 2012

Plus d’un mois sans blog ! Il faut vraiment que je résiste à la tentation de ne plus m’exprimer que sur Facebook. C’est vrai que Facebook, c’est tellement plus facile, mais ce blog et ce site ne sont pas seulement un moyen de communication avec mes amis, ils sont aussi ma mémoire externe... Et seul un site, avec moteurs de recherche, mots-clés etc, permet cela ! J’ai résisté à la tentation Twitter, ne sombrons pas dans la facilité FB.

Vrai aussi que chaque année, j’ai plus de mal à "rentrer". Pourtant, même pendant les vacances, je n’ai pas arrêté de travailler, de militer... Donc : vacances en Turquie, articles sur l’Europe et la régulation mondiale, lectures, et archivage. A ces derniers points (lectures et archivage) je consacrerai un prochain billet de mon blog.

Turquie

À l’occasion du mariage de Romain (fils de Natalie) et de Melike, nous avons passé trois semaines de vacances en Turquie dont une à Istanbul.

Ce sont mes 5èmes vacances en Turquie, un pays que j’adore au même titre que la Grèce.

La première fois c’était il y a 23 ans, la dernière fois il y a 3 ans. L’évolution de la Turquie est impressionnante. Ce pays fait partie des "pays émergents", et il n’est pas encore touché par la crise. Malgré les vacances, on sent une activité débordante, que ne ralentit pas significativement le Ramadan, contrairement à ce que l’on croit à Gennevilliers. Cela dit, la hideuse prolifération de la construction immobilière, y compris sur les endroits les plus beaux de la côte égéenne, a manifestement les caractéristiques d’une bulle en passe d’éclater, comme en Espagne. Les panneaux « À vendre » se multiplient, les immeubles les plus neufs restent inhabités.

A l’échelle d’un quart de siècle, la Turquie poursuit son impressionnant processus de laïcisation, un peu comme la France de ma jeunesse. Il y a un quart de siècle, une femme du peuple ne m’aurait pas regardé, ne m’aurait pas adressé la parole, même dans les quartiers populaires d’Istanbul. Maintenant les relations sont devenues presque « normales », et, contrairement aux légende occidentales sur le gouvernement islamiste de l’AKP, les têtes sont de plus en plus découvertes. Même dans les quartiers populaires, et jusqu’à une certaine distance de la côte (au-delà je ne sais pas...), le foulard gris régresse soit pour des têtes nues, soit pour des foulards de fantaisie qui connaissent un véritable boom, entraînés sans doute par les néo-musulmanes de la petite bourgeoisie urbaine, mais qui touche le tourisme intérieur féminin en pleine expansion. C’est une notable différence avec il y a 3 ans : l’islamisme idéologique des étudiantes (par opposition à la religion populaire) soigne maintenant sa mise. Exit donc les foulards grisâtres et même les longues tuniques informes. Pour les foulards, c’est très joli ; pour ce qui remplace les tuniques, on voit apparaître des espèces de tenues 3/4, style hôtesse de l’air avec des galons dorés, pas très heureux. Disparition du grotesque « burkini » sur les plages populaires.

Bref, poursuite de la laïcisation dans les classes populaires et peut-être déjà un recul du prurit islamiste d’il y a 3 ans dans la jeunesse urbaine.

Ce qui est rigolo, c’est l’arrivée massive des touristes du monde arabique (dont certains articles de la presse économique turque se plaignent : ils dépensent moins que les touristes occidentaux). Les femmes de ce tourisme là arborent souvent le niqab. Je me demande comment ça va tourner. Car leurs fillettes, évidemment, sont tout à fait occidentalisées. J’ai croisé une femme en niqab portant à l’épaule le sac à dos d’une de ses enfants en forme de Bob l’Éponge : ce personnage de dessin animé vient de faire l’objet d’une fatwa chrétienne en Ukraine, à cause de ses orientations sexuelles manifestement gays !

A notre hôtel d’Istanbul, une famille saoudienne, le père, la femme, 5 enfants. Le premier jour, les jeunes filles ne quittent pas le voile du niqab pour prendre leur petit-déjeuner (c’est commode !). Le second jour elles l’enlèvent. Le troisième jour, je les croise au tramway : elles ne sont plus qu’en foulard noir et l’une d’elle, toujours en noir, a remplacé son foulard par un bob. Elles finiront en foulard bariolé ! Toutes ces grandes filles qui n’avaient eu conscience de la possibilité de se débarrasser de cet accoutrement que par la télévision américaine, et qui aujourd’hui constatent que des filles comme elles s’en passent très bien dans les rues d’un pays dirigé par des islamistes, comment accepteront-elles un jour de faire « comme leur mère » ?

++++Europe

Pendant l’été bien sûr, le débat continue.

J’avais donné ici, en juillet mon appréciation sur le sommet européen de fin juin.

Manifestement il y avait eu une large majorité pour appliquer la solidarité budgétaire, même aux pays qui ne respectent pas les objectifs budgétaires du TSCG (« Traité de la règle d’or » : 0.5% au maximum de déficit structurel). Mais les protestations des pays qui ne veulent pas « payer pour les autres » (Allemagne, Finlande et Pays-Bas) avaient immédiatement, début juillet, fait rechuter la confiance de la communauté financière dans la capacité de l’Europe de s’en sortir. Et malheureusement, en France, le gouvernement Ayrault se tourne de plus en plus vers une politique d’austérité à tous crins totalement contre-productive économiquement, comme vient de le rappeler Stiglitz.

Dés le début septembre, j’écris donc un article pour Le Monde (à paraître). Il faut voter non au TSCG, comme il fallait voter oui au MES, car s’il est vrai que la solidarité budgétaire, acquis du MES, implique évidemment des règles limitatives s’imposant à chacun des Etats nationaux, ces règles doivent être « intelligentes ». Contrairement au TSCG, elles doivent rester assez souples pour faire l’objet de décisions démocratiques, sinon ce n’est plus une Europe fédérale que l’on construit, mais un automate oppresseur : le gouvernement par les règles, plutôt que le gouvernement par la démocratie, qui sape l’idéal européen – mais aussi son économie ! - depuis deux décennies. Et d’autre part, il est absurde, dans une période qui appelle une transition verte prolongée de l’ensemble de l’économie européenne, d’imposer la règle du non-endettement. Oui, nous avons besoin d’une révolution verte et donc nous avons besoin d’emprunts à long terme financé par la Banque européenne d’investissement.

C’est pourquoi je m’étonne des interventions de mon ami Daniel Cohn-Bendit, dans son interview croisée avec J. L. Mélenchon pour Libération du 12 septembre. J.L. Mélenchon, sans surprise, poursuit sa dérive nationaliste : « On voit bien que la question de la souveraineté populaire et celle de l’indépendance nationale commencent à se recouper. Nous entrons dans des zones que je déplore, mais après l’adoption d’un traité comme celui-ci, on ne pourra plus dire que la France est une nation indépendante. » Dany, lui, est sincèrement fédéraliste, il est sincèrement écologiste, il est sincèrement keynésien, , il a fait sa campagne de 2009 sur le thème "Créons des euro-emprunts pour financer la révolution verte", et maintenant il appuie un traité... qui fixe pour règle de ne pas s’endetter ! Je me demande parfois s’il réalise simplement que contracter un emprunt, fût-ce un eurobond sur projet, c’est s’endetter…

Bien sûr, certains traités européens ne se sont pas fait pour être appliqués. J’avais dit, à l’époque d’Amsterdam, que la règle des "3% de déficit maximum" sauterait à la première récession significative, et c’est ce qui est arrivé en 2005. A l’époque Romano Prodi avait proclamé cette règle « stupide ». Dany avait salué la proclamation de Prodi, en pleine séance du Parlement européen, d’un "Bienvenue au club !". Sauf que Dany n’avait jamais condamné publiquement la « règle stupide » d’Amsterdam…

Je comprends l’idée selon laquelle « Il faut donner des gages à l’opinion allemande car elle ne veut pas payer pour les autres ». Mais pour que ces gages soient crédibles, il ne faut pas qu’ils soient « stupides » ! Quand Dany rappelle que 70 % des Allemands sont contre le MES et contre le TSCG, cela signifie que, pour eux, le TSCG n’est pas un sucre bon à faire passer la pilule du MES. Eux aussi sont contre le TSCG, que ce soit pour eux-mêmes, ou parce qu’ils pensent qu’il ne peut pas et ne doit pas être imposé aux autres.

Les Allemands ne sont pas plus bêtes que les autres. Côté salariés, la puissante fédération syndicale DGB, qui avait soutenu le Traité constitutionnel en 2005, s’oppose au TSCG. Et les « rentiers », s’ils pensent que le TSCG n’est pas fait pour être appliqué, alors ils se défieront de la solidarité budgétaire que leur impose le MES. Bref, voter TSCG pour « rassurer les Allemands » n’a aucun sens, car ce n’est pas le gage que demandent vraiment les Allemands en échange de la solidarité budgétaire (le MES).

Mieux vaut donc voter « Non au TSCG » et renégocier un vrai traité, fixant avec précision les conditions dans lequel les Etats peuvent avoir accès à des prêts à très bas taux et garantis par l’Europe pour financer la transition verte. C’est ce que suggère l’austère Président du conseil italien, Mario Monti : équilibre du budget des dépenses courantes, à l’exclusion des investissements d’avenir. Ça au moins ça sera crédible.

Et d’ailleurs, faut-il laisser à l’Allemagne un droit de véto sur les décisions économiques européennes ? Est-ce vraiment « européen », est-ce fédéraliste ? La Banque centrale européenne vient de décider de reprendre ses achats de la dette publique européenne, et on apprend dans les « milieux bien informés » que le représentant de la Banque centrale allemande était contre, et s’est retrouvé totalement isolé.

Ruse de l’histoire : la BCE, si décriée (y compris par moi) pour son indépendance, son « irresponsabilité » vis-à-vis des pouvoirs politiques élus, se révèle capable de prendre une décision « responsable » (vis-à-vis de la sagesse macroéconomique), malgré l’opposition de l’État le plus puissant, parce que les décisions y sont prises à la majorité qualifiée, et parce qu’elle est indépendante des États !



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