Le hiatus entre les eurodéputés et le débat français.
par Alain Lipietz

mardi 8 mars 2005

Ma semaine à Strasbourg commence à être écornée par le débat sur le Traité constitutionnel : je vais devoir sécher le jeudi, car j’ai mercredi soir, jeudi matin et jeudi soir trois débats sur ce thème !

C’est ma grande semaine : débat lundi sur mon rapport sur la BEI en plénière. J’ai droit à cinq minutes pour le présenter. Mais j’ai attrapé la crève à manifester dans la neige de Guéret, et je n’ai plus qu’un filet de voix, je dois m’arrêter au bout de 4 minutes et demi. Puis vote mardi. Comme prévu, quasi-unanimité. Ouf, l’extrême-droite vote contre. Tous les shadow rapporteurs/trices, du centre-droit à l’extrême-gauche, viennent me féliciter. Je me rends compte que je suis reconnu comme le pro, le Monsieur BEI du Parlement, grâce à un travail de plus d’une législature. Ce qui me fait comprendre le rôle utile que jouent certains « cumulards dans le temps » qui deviennent sur un sujet précis la mémoire du Parlement et de ses combats.

Comme toujours, mes semaines à Strasbourg sont très chargées. Je me fais avoir par les défenseurs des Falun Dafa, ce mouvement spirituel chinois réprimé par le pouvoir : comme ils aiment bien mes interventions sur les droits de la personne en Chine, ils m’entraînent de plus en plus souvent à leurs conférences de presse. C’est d’ailleurs très émouvant : deux femmes témoignent des tortures subies dans les camps de rééducation. L’une confie sa honte d’avoir été forcée de maltraiter ses compagnes après avoir renié sa foi. Elle est assise à côté de moi et son émotion irradie.

Il faut aussi recevoir des étudiants : sur le TCE, sur le pacte de stabilité et de croissance, sur la banque européenne d’investissement... Et aussi un député de la gauche colombienne… Mais surtout, courir de réunions de commissions en réunions de commissions, car, malgré l’existence de « semaines de commissions » à Bruxelles, de plus en plus de réunions se font pendant la semaine de Strasbourg, où la présence de tous est davantage assurée.

C’est ainsi qu’à la commission juridique est présenté pour la première fois le pré-rapport sur la fameuse directive Bolkestein. Le débat lui-même en commission est remis aux 29 et 30 mars, ce qui me laisse un peu de temps pour affûter mes arguments ! Le rapporteur, un homme de droite, n’hésite pas à critiquer le manque de fondement juridique de la directive. Toutefois, il préfère adopter le « principe du pays d’origine, avec de très nombreuses exceptions ». Ce n’est pas du tout mon avis, et je ne renonce pas à le lui faire comprendre, d’ici à la fin du mois.

Nous tenons aussi une petite réunion entre Michel Rocard, rapporteur sur les brevets logiciels, et les Verts les plus impliqués dans l’affaire. Il y a là Laurence, notre collaboratrice et stratège, Eva, députée autrichienne et « shadow rapportrice », Monica, co-présidente du groupe, et moi-même. Michel reconnaît que les Verts sont en pointe sur cette affaire et souhaite coordonner son action avec nous. Certes, la conférence des présidents a souhaité une nouvelle première lecture de la directive sur les brevets logiciels et demandé une nouvelle proposition de la Commission. Mais la Commission n’a pas répondu et le Parlement n’a pas organisé de nouvelle lecture sur la proposition initiale. Pendant ce temps, le Conseil, après avoir longtemps traîné, a confirmé (dans des conditions à la limite de son propre règlement) sa première lecture du mois de mai 2004, acceptant le principe des brevets logiciels. Après avoir bien étudié les règlements et accords inter-institutionnels (tous ces documents qui complètent les traités en précisant la procédure), il apparaît hélas que le Parlement ne peut plus ré-examiner le texte en première lecture, dès lors qu’il est saisi du texte du Conseil. Selon Michel Rocard, la saisine ne peut pas intervenir cette semaine ; tous calculs faits, il faut bien se rendre compte que, quelles que soient nos manœuvres tactiques, le Parlement devra examiner la directive « brevets » en seconde lecture pendant sa session de juillet.

Comme on le voit, la directive Bolkestein comme la directive logiciels sont examinées l’une et l’autre par un système de navette entre les deux chambres législatives de l’Union, le Conseil et le Parlement, exactement comme dans la Constitution française. Nous sommes en « codécision ». De ce point de vue, le Traité constitutionnel ne changera rien : il accroîtra considérablement le champ de co-décision du Parlement, mais ce pouvoir de co-décision, le Parlement l’a déjà dans les deux cas et il est en train de l’exercer, tout à fait régulièrement, avec un espoir raisonnable d’éviter les délires ultra-libéraux de la Commission. Je dis « un espoir raisonnable », non parce que le Parlement n’a pas le pouvoir de bloquer un projet de la Commission (il l’a en troisième lecture), mais parce que nous avons maintenant un Parlement très, très à droite. Ce sont les risques de la démocratie ! Et comme on le voit également, le calendrier procédural européen obéit à un réseau de règles qui ne doivent rien à la date choisie par Chirac pour le referendum français.

C’est pourtant la Bolkestein et la directive « brevets logiciels », dans une moindre mesure, que l’on nous jette à la figure comme exemples des dégâts du TCE. Ces deux directives pourtant furent initiées, seront largement amendées, votées, ou rejetées, entièrement dans le cadre de l’actuel traité, celui de Nice. Mais allez faire comprendre cela à des militants surchauffés par la tactique d’amalgame de certains animateurs de la campagne pour le Non.

J’en fais l’expérience le soir du mercredi où « Décidons Notre Ville », association citoyenne de Cachan, organise un débat contradictoire. À la tribune : le maire (PS) de la ville, Jean-Yves Le Bouillonec, et moi-même pour le Oui, Bernard Dréano (un vieux copain Vert), et Jean-Marie Harribey (économiste, également écologiste) pour le Non. Un débat de très haute tenue. Jean-Yves Le Bouillonec me surprend par la pertinence de son argumentation : visiblement, les débats à l’intérieur du Parti socialiste ont permis une formation accélérée de ses cadres sur le contenu précis du traité. Nous nous relayons sans difficulté répondant avec précision, texte en main.

Jean-Marie Harribey et Bernard Dréano, en revanche, font des déclarations très idéologiques qui rapidement font apparaître un débat jusque là masqué à l’intérieur du camp du Non de gauche. Jean-Marie, en effet, s’interroge ouvertement sur l’intérêt du passage à la règle de la majorité, qui est pour moi la principale raison de préférer le TCE au maintien du traité de Nice (même pour un temps qui sera forcément limité). On croit comprendre que les intérêts écologistes et sociaux seront mieux défendus, selon lui, si les nations gardent un droit de veto. Je réponds alors très fermement que l’Europe écologique et sociale ne peut avoir de signification que si la majorité des européens peuvent obliger un pays à augmenter le niveau de vie de ses travailleurs, ou son niveau de protection de l’environnement. Ce qui n’est possible que si la loi européenne se décide à la majorité, et non à l’unanimité des pays. Bernard reprend la parole, et déclare : « Je dois dire que sur ce point, je suis en accord avec Alain, et je sais que je suis minoritaire parmi les partisans du Non de gauche. » Jean-Marie reprend la parole et concède que cerains intérêts sociaux sont en effet mieux défendus dans un système fédéral, et reprend l’argument (erroné) de Geneviève Azam selon lequel la constitution interdirait l’harmonisation sociale. A moi de lui expliquer comment le TCE concilie l’autonomie des systèmes sociaux nationaux et un rôle d’ « ascenseur » pour les minima sociaux.

Pour la première fois se dessine nettement ce que j’avais subodoré lors du débat avec Gilbert Wasserman (qui lui aussi s’était déclaré plus d’accord avec moi, face à certaines interventions flairant le souverainisme) : il est tout à fait abusif de dire que « tous les partisans du Non, à gauche, sont pro-européens, sauf bien sûr Jean-Pierre Chevènement ». Une bonne partie d’entre eux, au PS, au PCF, à la LCR, ou à ATTAC, sont pour l’Europe… des nations.

La question redouble d’intensité dès l’instant que l’on commence à parler non plus contenu, mais dynamique politique. À la question traditionnelle : « Mais en votant Non, on ne vote pas pour garder Nice, on vote pour tout remettre à plat », je réponds comme d’habitude par une description du rapport de forces au niveau européen, où la grande majorité des Non sont souverainistes de droite, et la grande majorité des fédéralistes de gauche votent pour le Oui. Une partie de la salle s’exclame alors : « Mais on s’en fout ! » Bernard, dont c’est le tour de répondre, en est tellement choqué qu’il ne peut retrouver ses esprits et se perd dans sa propre réponse... que je complète évidemment volontiers, sachant à quel point, par delà nos divergences tactiques sur la dynamique du Oui et du Non, nous partageons le fond de l’engagement progressiste pro-européen. Oui, il nous faut une Europe politique pour dompter le règne du marché et du profit, et pour faire cette Europe politique, il faut raisonner en Européens, mener la lutte politique au niveau européen, compter ses alliés au niveau européen !



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