L’incident de trop
par Alain Lipietz

lundi 31 mai 2010

L’assaut en haute mer de la flottille humanitaire en route vers le territoire de Gaza, qui s’est soldé cette nuit par des dizaines de morts et blessés, marque un tournant dans la perception mondiale d’Israël et peut-être dans l’histoire de cet Etat.

Depuis l’Opération « Plomb durci » contre ce territoire (soumis au blocus israélien depuis 3 ans), présentée comme une opération de libération d’un soldat israélien enlevé par des miliciens Hamas, mais qui a coûté des milliers de victimes civils, et a fait l’objet d’un rapport de l’ONU, le rapport Goldstone, parlant de crime contre l’humanité, on se demandait si Israël n’avait pas fait « la guerre de trop ».

L’incident de cette nuit n’est qu’une radicalisation de la même logique qui introduit peut-être un élément nouveau : la passion de « brûler ses vaisseaux », c’est le cas de le dire. Selon la presse israélienne, une fois la flottille partie de Chypre, la direction israélienne a pris la décision cette nuit de l’arrêter non sur la côte, mais en haute mer, dans les eaux internationales. Les considérations d’images ont sans doute compté (éviter l’effet « Exodus »). Mais il y a sans doute plus : ce fut la décision d’affronter ouvertement le droit international par un acte de piraterie. Ce fut aussi (mais était-ce voulu à ce niveau ?) la décision de l’incident sanglant.

Parler d’ « incident » pour un tel massacre, ce n’est pas le minimiser. "Incident" est un terme d’historien pour désigner un petit événement aux grandes conséquences. L’incident est généralement bien calculé pour produire de grosses conséquences, même si ce ne sont pas toujours celles voulues par ses initiateurs. On dit "Incident de Mukden" pour désigner le sabotage d’une voie de chemin de fer, qui a « légitimé » l’invasion japonaise de la Mandchourie puis de toute la Chine (incident résumé en une planche magnifique par Hergé dans Tintin, "Le lotus bleu".)

J’écris vers 15 heures, Israël dit maintenant que les premiers coups de feu ont été tirés par les humanitaires. Trop tard ! ce matin l’armée israélienne reconnaissait que des passagers s’étaient défendus avec ce qu’on trouve normalement sur un bateau : couteaux, barres de fer, haches. Les images en direct filmées depuis le départ de l’expédition par Al Jeziraa et une chaîne turque montre les soldats israéliens envahir la poupe d’un navire et commencer à tirer pour menacer.

Dès ce matin, le porte-parole de l’armée israélienne commentait : "La marine avait mis au point des modèles pour préparer cette opération, mais parfois la vie est plus compliquée que les modèles. Nous nous étions préparés à une mission policière pour faire face à des violences, mais nous avons été confrontés à une violence à caractère terroriste" Le terrorisme, c’est la violence contre des civils "pour terroriser" les autres et en obtenir un gain politique. Qui sont, ici, les terroristes ? Clairement le gouvernement Netanyahou. Mais qui cherche-t-il à terroriser, quel gain attend-il ?

Les incidents ne provoquent pas toujours ce que leurs instigateurs ont voulu provoquer (les Japonais ont perdu la guerre), mais on peut, dans un premier temps, regarder les réactions, comparer l’avant et l’après.

Hier, l’idée « Israël peut tout faire pour défendre son droit à l’existence ; critiquer son gouvernement c’est accepter la Shoah », cette idée-là commençait à être délégitimée. Obama et son envoyé Mitchell osaient affirmer que les intérêts du gouvernement Netanyahou n’étaient pas ceux des Etats-Unis. Surtout, la diaspora de religion ou d’origine juive , avec le J-Street et le J-Call, commençait à prendre ses distances.

Ce matin on n’en est plus au J-Call. Le Crif « déplore profondément » l’opération militaire israélienne contre le convoi maritime destiné à Gaza, jugeant que « ce n’est pas une bonne nouvelle pour la paix », comme le déclare à l’AFP Haïm Musicant, directeur général du Conseil représentatif des institutions juives de France. Vraiment "l’incident de trop" !!

Alors ? alors tout ça me rappelle exactement ce qui se passait « dans le camp d’en face » il y a un quart de siècle. Sporadiquement s’entrouvraient des négociations secrètes entre Israéliens et Al Fatah. Immédiatement, des groupuscules tels que le FPLP-CG (Jibril) et du FLP (Zaidan) organisaient un bon gros crime bien dégueulasse pour relancer le cycle de la haine (le Détournement du Achille Lauro fut l’un des plus spectaculaires). L’attaque de la flottille vers Gaza ne serait-elle pas la réponse de Netanyahou, héritier politique des assassins de Rabin, à ceux qui, parmi ses propres alliés juifs ou américains, commençaient à dire que ça suffisait ? « Qui n’est pas avec moi est contre moi », tel est le message terroriste de cette nuit. Logique folle, jusqu’au-boutiste, donc l’Histoire enseigne malheureusement qu’elle peut marcher un certain temps.

Mais, dira-t-on, les faucons jusqu’au-boutistes israéliens avaient toujours trouvé des idiots utiles dans le camp palestinien pour jouer à leur place le rôle du « jamais de négociation, les Juifs à la mer ». Depuis le ralliement de l’OLP et de la Ligue Arabe à la reconnaissance d’Israël dans ses frontières 1967, le Hamas avait avantageusement pris le relais.

Et bien justement , le Hamas… Hier soir, s’exprimant à la télévision publique américaine PBS, le chef du bureau politique du Hamas, Khaled Méchaal, a affirmé que son organisation était prête à cesser la lutte armée contre Israël si celui-ci se retirait des territoires palestiniens occupés depuis la guerre des six jours en 1967. Si un "Etat palestinien doté d’une réelle souveraineté" voit le jour, ajoutait-il, la nature des relations avec Israël devra être décidée démocratiquement par les Palestiniens.

Ça commençait à sentir le roussi. On comprend dès lors pourquoi, dans la nuit, les responsables israéliens ont décidé le massacre en haute mer. Il s’agit de replacer chacun dans une telle atmosphère de haine inextinguible que plus jamais ne soit concevable la coexistence entre juifs et palestiniens sur la même terre, autrement que sous la poigne de fer de Tsahal, affranchie de toute contrainte de Droit.

De soir, j’irai à la manif. Je sais que certains de mes amis pro palestiniens y hurleront des horreurs que les médias pro-Netanyahou mettront en boite pour les répercuter dans le monde entier : le massacre de cette nuit a été perpétré pour ça. J’y serai pour dire « ce n’est pas parce que mon voisin a une façon politiquement incorrect de dénoncer les crimes qu’il ne faut pas dénoncer les crimes. »



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