Campagne européenne : la grâce et la lie
par Alain Lipietz

vendredi 5 juin 2009

J’achève cette campagne européenne — et une bonne part de ma vie publique — dans l’exaltation pour la liste Europe-Écologie, et dans le dégoût (pour le PS et le Modem).

Petits et grands déplacements, et rédaction de réponses aux questionnaires. La routine. Cette semaine : le week-end de Pentecôte, sur le quai de Loire à Paris, avec Pascal Canfin (dont je persiste à dire qu’il peut être élu en troisième position si chacun mouille encore sa chemise dans les dernières heures), lundi après midi un préau d’école dans le 10e, mardi-mercredi à Vienne en Autriche (eh oui, c’est une campagne européenne), jeudi à Marmande et Mérignac.

Mais le grand événement de la semaine, c’est bien sûr le meeting national mercredi au Zénith. Il est impossible de décrire ce que fut ce meeting. Les journalistes, en coulisses, me confirmeront que c’était le plus grand et le plus beau meeting de toute la campagne, avec son extraordinaire organisation, la richesse du contenu, et surtout le courant d’enthousiasme et d’émotion qui le parcourait.

Voir les plus grands noms de l’écologie politique française expliquer avec passion et précision les solutions que l’écologie apporte à la crise mondiale, qu’elles peuvent apporter à l’Europe, sous un écran portant le mot d’ordre enfin trouvé : « Les solutions maintenant », voir tous nos candidats, à l’issue du meeting, se rassembler sur la scène pour danser ensemble le lipdub de la campagne, voir chacun des intervenants de ce rassemblement (associatifs, syndicalistes, Verts et RPS) se renvoyer l’ascenseur et remercier ses partenaires, cela reste un moment de grâce proprement inoubliable.

Invité à intervenir en tant que « sortant », je fais un discours en trois mots : Merci, hélas, courage !

« Merci de m’avoir élu par deux fois député européen. Ce fut une expérience passionnante, souvent frustrante. Nous avons eu de bons moments, nous avons connu des défaites, nous avons été frustrés de ne pas pouvoir voter sur des points essentiels, mais nous avons remporté quelques victoires.

Hélas pour moi, je ne serai plus là quand le Parlement verra doublées ses compétences et quand les écologistes pourront développper à la face du monde leurs solutions à cette crise mondiale majeure. Mais je milite pour la réduction de la durée du travail, et je prends ma retraite à l’âge réglementaire.

Courage à celles et ceux qui vont me succéder. Ce sont les meilleurs que l’écologie politique française pouvait offrir à l’Europe. D’autres ont dit leurs qualités. J’insiste tout particulièrement sur ceux qui vont me succéder comme députés d’Ile de France, Dany Cohn-Bendit bien sûr, notre remarquable co-président de groupe, Eva Joly, qui en connaît dix fois plus long que moi sur la lutte contre les paradis fiscaux et les magouilles de la finance. Et on peut encore faire élire Pascal Canfin, le jeune rédacteur du programme économique d’Europe Écologie : le Parlement en aura besoin. Ils auront énormément à travailler et je leur dit bon courage ! C’est un plaisir de passer le relais à meilleur que soi. Au revoir. »

Derrière cet enthousiasme, il y a aussi la nouvelle confirmée par le sondage de mercredi : comme je l’avais annoncé, nous y apparaissons comme le « troisième parti ». Dès le lendemain, alors que je fais route pour Bordeaux, j’apprends l’effet de cette nouvelle sur le PS et le Modem. La lie.

Le PS d’abord, par la bouche de Kader Arif, tête de liste dans le Sud-ouest où je me rends : avec des trémolos dans la voix, il accuse Dany Cohn-Bendit d’avoir voté la directive de la honte ! C’est un pur et simple mensonge, Kader le sait, et le journaliste de Libération reprend ses paroles sans vérifier. (Libération rectifiera le lendemain). Il suffit de se reporter à mon blog : tout y est, y compris le lien vers les votes finaux...

En arrivant dans le Bordelais, j’apprends les incidents lors de l’enregistrement en différé du débat du soir sur Antenne 2 : les hallucinantes accusations de Bayrou contre Dany, d’aller dîner avec complaisance chez Sarkozy (alors que Dany avait rencontré Sarkozy dans le cadre de la présidence française, comme tous les présidents de groupe, y compris celui de Bayrou, alors que Dany, seul de l’Hémicycle, avait attaqué Sarkozy avec férocité), et surtout, infecte calomnie, Bayrou relance les vieilles accusations, qui ont depuis ridiculisé les accusateurs, sur une soi-disant pédophilie de Dany.

Oui, la montée, enfin révélée par les sondages, d’Europe Écologie terrifie le Modem et même le PS. Cette montée, vous avez pu la suivre sur ce blog, à travers l’enthousiasme palpable que suscitait notre campagne, son succès sur le terrain beaucoup plus large que ce qu’en percevaient les sondages. Probablement, aujourd’hui vendredi, le sondage qui nous donne à 15,5% (et 19 en Ile de France, ce qui permettrait même dans une certaine conjoncture d’y envisager 4 élu-e-s !) sur-« rectifient » dans l’autre sens. Mais s’il se confirme, prime aura été donnée aux deux listes qui avaient été au départ ignorées (Europe Écologie et Front de gauche), et dont on voyait bien sur le terrain qu’elles étaient les seules à faire vraiment campagne.

À propos du Front de gauche : mon article dans Libération a suscité quelques questions privées, de la part d’ex-nonistes sensibles à l’argument selon lequel le programme, largement commun au Front de gauche et à nous, ne peut en réalité s’appliquer que si le traité de Lisbonne est adopté. Voyez plus bas ce que je réponds à l’un de ces mails.

Le temps n’est plus de discuter idéologiquement du TCE et de Lisbonne. Le temps est venu, dans cette élection législative européenne, de mesurer exactement quel sera le pouvoir des députés élus, et de choisir la constitution la plus favorable au programme que nous souhaitons. Pour un programme anti-libéral, il faut un Parlement le plus fort possible, avec une prise de décision la plus démocratique possible.

Certains d’entre vous liront ce billet alors que les élections auront déjà eu lieu. D’autres vont le lire dans les heures qui viennent. Je le répète : dans des circonstances où beaucoup d’électeurs prennent leur décision au dernier moment, la « révélation » d’un possible succès d’Europe Écologie peut avoir un effet « auto réalisateur ». Par exemple, celles et ceux qui croyaient, en votant Modem, envoyer le signal critique le plus fort et à Sarkozy et au PS, savent maintenant quel est l’outil pour exprimer leur déception et leurs espoirs : c’est Europe Écologie.

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PS 1. Dans la semaine on parachève les dernières « réponses aux questionnaires de la société civile ». Vous trouverez sur ce site la réponse à Convergences sur les services publics. Le site Europe Ecologie a entrepris de reproduire enfin nos réponses à ces questionnaires. Certaines organisations donnent également leur évaluation de la réponse des candidats : voyez par exemple celle du CCFD et d’Oxfam ! C’est pas moi qui l’ai écrite !!

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PS 2 Vous connaissez tous le « lip dub » d’Europe Ecologie. Savez-vous qu’il en existe des versions régionales ? Voici celui de La Réunion, celui de l’Aquitaine

Et Greenpeace a dédié un lip dub à son ancien directeur, Yanick Jadot.

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PS 3. Pourquoi avons-nous besoin de Lisbonne ? Voici ma réponse à un mail.

Pour simplifier, nous sommes actuellement régis par un bloc constitutionnel "A" = Rome 57 + Acte Unique +Maastricht +Amsterdam + Nice.

« A » offre un espace économique commun (le « grand marché intérieur ») avec des instances politiques communes très faibles et peu démocratiques. C’est la constitution enfin trouvée du néo-libéralisme. J’ai voté contre ces 4 derniers traités.

Le TCE modifiait 40% des articles de A.
La modification peut s’analyser ainsi :

TCE = A+dA + B

où dA= quelques petites variations de A qu’on trouve dans la 3è partie (notamment l’article inspiré par la CES sur les services publics, le texte criminalisant le proxénétisme, etc), et B un bloc constitutionnel qui fait plus que doubler les pouvoirs du parlement élu, généralise le vote à la majorité, institue le droit d’initiative législative citoyen (partie 1), constitutionnalise la Charte des droits fondamentaux (partie 2 ) et flexibilise les futurs amendements à la constitution elle-même (partie 4). Le Parlement a déjà décidé de s’en saisir pour faire adopter un "premier amendement" (social etc)

Comme j’ai l’expérience des impasses de A, j’ai voté pour prendre dA et B malgré leur insuffisance, car cela revenait à apposer une couche d’espace politique démocratisé sur le "libre grand marché". C’était s’écarter significativement du libéralisme. B faisait en outre passer toute la politique agricole commune sous le contrôle du Parlement, ce qui permettait d’espérer un plus grand contrôle des consommateurs contre la malbouffe.

Beaucoup de « Non au TCE » ont en fait voté non à A. La justification éthique d’un tel vote était de rejeter A. Mais c’était une erreur tactique, car rejeter le TCE c’était ne garder que A et seulement A.

Le "difficile plan B" évoqué par Delors fut donc le traité de Lisbonne. Il consiste à soumettre au vote seulement dA et B sous forme "non consolidée" (c’est à dire sans faire revoter les 60% d’articles de A inchangés), et en affaiblissant un peu dA pour faire plaisir aux souverainistes, tout en distinguant structurellement les aspects « constitutionnels » (« traité de l’Union ») des aspects traité commercial (« traité de fonctionnement de l’Union »).

Bref :
Lisbonne = dA’ + B
Quoique dA’ me paraisse un recul par rapport à dA, je l’ai soutenu quand même.
Beaucoup de Nonistes au TCE, qui avaient voté seulement contre A, comprenant qu’on ne ferait pas mieux dans l’immédiat que Lisbonne, on accepté ce compromis : les Fabiusiens, la Confédération paysanne. D’où la présence des leaders paysans (José Bové, François Dufour) sur la liste EE en position éligible.

Comme je le dis dans ma réponse au Front de gauche, je prends soin dans les débats et réponse aux questionnaires de la société civile de préciser, sur les « 27 propositions et 3 outils » du pacte écologique pour l’Europe, ce que nous pourrons faire sans la ratification de Lisbonne (avec seulement A) , ce que nous pourrons faire dans Lisbonne (avec A+dA’+B), et ce qui nécessitera le « premier amendement » (qu’on ne peut faire passer qu’à partir de B qui donne au Parlement l’initiative constitutionnelle).

Les 36 et le Front de Gauche présentent un projet peu différent de ce que plaide le groupe Vert au Parlement depuis 2 mandats. Mais ils le font en refusant Lisbonne, donc en conservant A pendant au moins 5 ans de plus. Désolé, c’est impossible.

Pour de plus larges discussions, veuillez vous reporter à mes analyses antérieures : http://lipietz.net/spip.php?mot131

Cordialement.



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