La cérémonie des adieux
par Alain Lipietz

jeudi 13 novembre 2008

Voilà. C’est fait. Comme vous avez pu le lire sur mon site, Francine nous a quittés, vendredi 7 novembre, et nous l’avons mise en terre mercredi (pont oblige). Une mort très douce entre quatre paires de bras aimants. J’ai dit ma douleur ailleurs, et très vite Politis a pu publier un hommage aux deux visages publics de Francine, la politique, Francine Comte, et l’écrivaine, Francine Ségeste. Et très vite la fée Perline a mis en place une rubrique qui deviendra un site autonome pour les archives de Francine Comte

A l’église de Villejuif

Mercredi tout a été parfait d’émotion contenue, à la mesure de la grande dame qu’elle a été. Il y eut une bénédiction dans la chaleureuse église de Villejuif et l’animatrice de la communauté ainsi que le curé ont su dire qui elle était, tout en respectant celles et ceux , nombreux parmi les présents, qui s’étonnaient que Francine ait voulu cette cérémonie. Oui, Francine venait du christianisme de gauche, de l’église Saint Hippolyte, base, dans les années d’après-guerre, de l’Action Catholique Ouvrière et de la Mission de France (les prêtres-ouvriers). Et même si elle fut une militante politique d’une laïcité exemplaire, si elle avait rompu avec l’Eglise sur les questions du féminisme, elle avait gardé quelque chose de la foi qui l’avait conduite à l’engagement révolutionnaire, féministe, écologiste.

Puis, dans l’église, sa famille et la mienne avons lu quelques uns des magnifique poèmes de Destin de sable. J’ai lu bien sûr « Combien de jours », son dernier poème.

Ensuite, l’immense cortège de la famille, des amis, des féministes, des Verts, avec presque toute l’ancienne direction de la GOP (sa famille politique d’origine), a gagné le cimetière, transformé par la Toussaint et le 11 novembre en immense jardin fleuri. Le soleil avait chassé pour elle la tempête de la nuit.

Au cimetière nombreux étaient ceux qui ont accompagné Francine

Alors, chaque sensibilité est venu lui rendre hommage. La présidente du groupe Vert au Parlement européen, Monica Frassoni (Dany étant retenu en Pologne), tant Francine, par sa participation depuis 9 ans à nos séminaires , était devenue membre da la famille des eurodép Verts. Dominique Voynet, que Francine avait affectueusement accompagnée dans sa maturation politique et à qui elle n’avait pas tenu rigueur de nos désaccords de 2001-2002. Maya Surduts, rencontrée dans les années de croissance du Mouvement des Femmes puis à l’OCT, avec qui elle avait tenu à bout de bras, si longtemps, la Coordination Nationale pour les Droits des Femmes. Claudine Cordillot, maire communiste de Villejuif, qui sut dire comme Francine, quoique dans l’opposition, avait gagné le respect et l’affection de tous (étrangement, elle fut la première à oser souligner comme Francine avait non seulement gardé le courage, au long de sa maladie, de participer à la vie municipale, mais de conserver sa féminité vestimentaire !). Puis le président de Villejuif-Autrement (notre « groupe large » depuis 1995) fit son éloge… en citant et commentant avec une grande intelligence une de mes nouvelles préférées, qui clôt Cité des soitudes : « Viens te battre ! ». Puis les Verts de Villejuif

Et enfin toutes et tous ceux qui l’ont voulu, de ma nièce Stéphanie qui lui avait composé un poème au « dissocié » Oreste Scalzone venu lui porter le salut des camarades italiens… Mais la palme de l’émotion est revenue à l’ancienne baby-sitter de ses enfants, quand Francine allait coller des affiches la nuit, qui nous a dit comme elle avait peur, ces nuits là, qu’elle ne revienne pas, et qu’elle n’avait jamais osé le lui dire ! Nous avions oublié que dans les années soixante, sous Marcellin, il était aussi dangereux de coller des affiches que d’avoir la peau sombre sous Sarkozy.

En les écoutant j’apprenais avec émerveillement, notamment de celles qui l’avaient connue avant moi, ce qu’avait été Francine pour les autres et ce que j’avais été aux yeux de autres vis à vis de Francine. Francine avait été une femme triste avant de me connaître (ce qui explique un peu ses romans), puis avait commencé à danser sa vie avec moi. Je reviens un peu plus loin sur cette façon que nous avons eue d’être un couple politique public.

D’autres aussi ont commencé à rectifier (comme je l’ai fait un peu dans Politis) l’hagiographie gnan-gnan « Francine bonne et courageuse ». Francine était bonne, généreuse, faisant à l’autre le crédit de sa bonne foi, cherchant dans le dire de l’autre, même maladroit, le vrai problème qu’il cherchait à pointer, afin d’en tenir compte dans sa synthèse. Mais Francine savait rendre les coups. Tendre l’autre joue, oui, mais une seule fois.

Regardez un peu ses textes politiques : dès le titre, ils sont polémiques. Voyez comme elle fustige une fausse gauche des Verts qui s’est servie de sa plume et de mon nom pour conquérir des places, ou les « universalistes abstraites » qui combattirent la parité au nom de l’Égalité ou condamnent le « communautarisme »… quand il s’agit de celui des opprimés, ou les féministes qui ont osé prétendre que le TCE, constitution la plus féministe d’Europe, présentait un « recul »

Ensuite, on s’est retrouvé chez nous, parents et proches ami-e-s, pour un petit pot de l’amitié. Et je les ai laissés, pour aller au « mercredi vert » du Val de Marne, y présenter la motion Ouverture, Audace, Imagination ! Pourquoi ? parce que c’était pratiquement la dernière occasion de le faire avant l’AG de ce week-end, parce que Francine l’avait signée, tant sa radicalité, mesurée au bon sens nécessaire pour vraiment faire bouger le monde et rebâtir l’espérance correspondait à ce qu’elle a voulu, et que sa maladie nous a empêchés de la défendre, comme sa mort l’empêchera de la voter.

Bon. Je voudrais revenir sur la façon dont j’ai « rendu compte » sur ce blog de cette mort si douce d’une si grande dame. Impudeur ? Je me le suis évidemment demandé. J’avais au départ au moins deux raisons.

D’abord, nous formions un couple pas seulement personnel mais politique (et même littéraire). Il n’y a pas un livre qu’elle ou moi ayons écrit sans que l’autre ne l’ait commenté, critiqué avec soin à une étape de sa rédaction (et c’est vrai aussi pour de nombreux articles). Il n’y a pas une position politique que nous n’ayons fini par partager.

Et en même temps chacun de nous ignora jusqu’à la parution ce que l’autre allait garder de ses commentaires, jusqu’à quel point l’un tiendrait compte des critiques de l’autre. Et politiquement nous avons passé notre vie à nous disputer, chacun se faisant l’avocat du diable (c’est-à-dire de l’aspect du problème refoulé par l’autre) jusqu’à trouver un point d’équilibre. Elle c’était elle, moi c’était moi.

Et notre couple, et elle, étions donc « publics », et je devais rendre compte et de la dissolution de l’un et de la perte de l’autre.

Le risque était grand de choquer. J’ai essayé de le limiter en « théorisant » au maximum ce qui nous arrivait (la crise du système de santé et de notre conception même des soins, le droit à une mort digne, etc). Mais bon…

Vos réactions m’ont rassuré (je ne suis pas dupe : celles et ceux que cela a choqué n’ont rien écrit). J’ai dit ailleurs comme vos mots d’encouragement, vos messages de condoléance, des phrases les plus brèves aux poèmes entiers, m’ont soutenu dans cette épreuve, furent et restent ma morphine, mon calmant, « comme un ruisseau dans une oasis », et je vous en remercie toutes et tous infiniment, même si vous fûtes si nombreux que je ne pourrai pas vous répondre personnellement.

En fait j’ai reçu trois types de lettres (types qui peuvent bien sûr se chevaucher) : celles/ceux qui me connaissaient et me remerciaient de me faire découvrir Francine, celles/ceux qui connaissaient Francine et me remerciaient de me donner de ses nouvelles, et surtout celles/ceux qui me faisaient part d’expériences analogues et me remerciaient d’en parler, car ils et elles les avaient vécues dans la solitude. D’aucun ont parlé de « leçon de vie ». Il y a toujours eu des livres de « sagesse », des rites pour ces évènements. Il existe aujourd’hui des forums internet. Pour moi, même si c’est en général traité sous forme de littérature, c’est la part la plus noble de la politique, du débat dans la Cité.

Car on fait de la politique pour vivre, on ne vit pas pour faire de la politique. Un vieux débat…



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