Premiers succès des néo-planistes. Francine.
par Alain Lipietz

dimanche 19 octobre 2008

La semaine commence plutôt bien, avec les décisions du 12 octobre aux États-unis et en Europe permettant (avec au moins 15 jours de retard) d’enrayer l’effondrement du système bancaire, donc de la monnaie de crédit, et la ruine des déposants... Le néo-libéralisme est en crise, un nouveau dirigisme émerge, dont on ne connaît pas encore l’orientation, ni écologique ni sociale.

À part un saut dans le Val d’Oise pour la Journée mondiale contre la misère, je reste sur Paris et Villejuif pour veiller Francine, et travaille avec le groupe Vert au Parlement par internet. Avec l’aide d’Inès, nous mettons ainsi au point mon projet d’avis pour la commission Économique et Monétaire sur le prix du pétrole et la résolution sur la crise que les Verts vont présenter la semaine prochaine en plénière. Je continue de passer mes nuits dans la chambre de Francine, et m’active dans la journée à la publication de ses dernières oeuvres.

Néo-planistes

Dans les années 30, on appela « planisme » la réaction dirigiste à la crise de 1929. Celle-ci marquait l’écroulement du modèle de développement libéral à l’ancienne. Le libéralisme est un modèle de développement capitaliste fondé sur le « laisser faire, laisser passer ». Le contraire du libéralisme, c’est le dirigisme, c’est-à-dire l’intervention de l’État dans l’économie (qui suppose en général, quand l’Etat est national, une certaine dose de protectionnisme national.)

Mais, comme l’expliquait alors l’anthropologue Karl Polanyi, le dirigisme pouvait prendre plusieurs directions : vers le fascisme, vers le stalinisme ou vers la sociale-démocratie. Au début, les premiers l’emportèrent (sauf dans la France de Léon Blum, les États-unis de Roosevelt, la Suède et quelques autres), mais tous les trois étaient d’accord contre le libéralisme. Les « planistes » français (notamment le groupe de technocrates X-Crise) se diviseront d’ailleurs entre collabos et résistants). Nous assistons aujourd’hui à la naissance d’un planisme qui hésite à la fois sur sa base géographique (européenne ou nationale, cf. le débat la « muscaridinisation de la droite au Parlement européen) mais surtout, comme au temps de Polanyi, sur son orientation (en faveur d’une redistribution ou seulement au service des riches, productiviste ou écologiste)

Le plan Paulson est enfin voté aux Etats-Unis avec 10 jours de retard (comme quoi il n’y a aucune honte à revoter, même quand on est plus gros que l’Irlande) mais ce retard et les dogmes libéraux qui ont fait mettre en faillite la banque Lehman Brothers vont coûter cher au monde entier. Et les plans coordonnés nationaux proposés par l’anglais Gordon Brown sont adoptés par le Conseil européen. Ils se ressemblent tous. Devant la faillite des marchés financiers, d’une part l’État « prend en pension » les créances bancaires les plus douteuses, d’autre part il nationalise partiellement les banques.

Le premier volet (la prise en pension) impliquera ou non une perte pour l’État selon la façon dont elle sera gérée : la plupart des États font en effet payer des intérêts aux banques à qui elles rachètent provisoirement leurs créances douteuses. Une partie de ces créances ne seront pas remboursées, d’où perte pour l’État ; celle qui le seront provoqueront un gain.

Quant à la nationalisation des banques, c’est bien sûr une dépense pour le budget annuel de l’État, mais qui, au niveau du bilan de l’État, correspond à une excellente affaire puisqu’il rachète à très bas prix des actions de banques qu’il ne pourra que revendre un meilleur prix dans l’avenir. (A mon avis, les Etats feraient mieux de garder leurs participations...)

En tout état de cause, le déficit annuel des Etats européens s’accroît pour2008. Heureusement que le « pacte de stabilité stupide » a été réformé en 2005 !

Problème : le fond de la crise n’est pas du tout abordé. Encore une fois, la crise ne vient pas du monde financier pour se répendre dans le monde réel, elle vient du monde réel (pauvreté des travailleurs et hausse des prix des matières de base, aliments et énergie, due à des facteurs à la fois économiques et écologiques). Les plans du week-end dernier sont à la fois nécessaires et insuffisants. D’où l’embarras des écologistes et de la gauche.

J’ai expliqué dans les billets précédents pourquoi les Verts au Parlement européen avaient voté contre les rapports Rasmussen et van den Burg : ils n’atteignaient même pas le nécessaire en matière de régulation bancaire. Avec les plans américains et européens du week-end dernier, le nécessaire est atteint (arrêter l’effondrement des banques, qui pouvait amener à un effondrement de la monnaie – plus d’argent quand vous mettez une Carte Bleue dans un distributeur —et donc à une situation « à l’Argentine »). Mais pour l’instant aucune mesure de fond (redistribution des richesses et politiques résolument écologistes) ne se dessine pour faire face à la récession menaçante en l’absence d’un « New Deal vert ». C’est comme un injection de sérum à un blessé : indispensable pour le sauver, mais il faut agir immédiatement après, pour le soigner.

Je comprends dans ces conditions le vote des Verts et des socialistes à l’Assemblée nationale française : abstention. Je comprends beaucoup moins le vote des communistes (contre), car on ne peut pas être contre quelque chose qui est nécessaire même si on n’approuve pas ses insuffisances.

Toutefois le vote des députés verts français était subordonné à la présentation immédiate d’un plan de « relance verte ». La Bourse remonte en début de semaine, mais rien n’est annoncé quant au traitement de fond. La Bourse s’effondre donc à nouveau en fin de semaine, Fillon refusant d’énoncer un plan économique à la suite du sauvetage bancaire. Les Verts tout aussi logiquement vote non au Sénat. Pour les mêmes raisons, les Verts allemands votent contre la déclinaison allemande du plan européen.

++++Journée de la misère

Le spectre de 1929 (le café brûlé dans les locomotives, et les soupes populaires) n’est donc pas du tout écarté. J’en discute avec Dominique Voynet : elle vient de décider de prendre tous les enfants qui le souhaitent à la cantine des écoles de Montreuil. Ça en fait aussitôt 500 de plus, qui ne paieront qu’une somme symbolique. Comme le budget de la ville va diminuer sous les coups de Sarkozy-Fillon, elle décide de ne plus donner à goûter que du pain et du chocolat (au lieu de petits gâteaux de marque emballés), ce qui fait grincer bobos et communistes. Je lui raconte que j’ai toujours été demi-pensionnaire ou pensionnaire et que, du lycée de Saint-Cloud à Louis-le-Grand (pas spécialement misérabilistes) on s’en contentait.

En attendant, il existe déjà une immense misère de par le monde, dûe au régime néo-libéral et que sa crise va commencer par aggraver. ATD-Quart Monde et la Ligue des Droits de l’Homme organisent samedi 18 une Journée contre la misère, et ceux du Val d’Oise m’ont invité à un colloque à Montmagny. Il y a là aussi pas mal d’associations africaines et de solidarité avec l’Afrique, et aussi les communistes du canton.

Je dois expliquer si la crise de l’eau, de la nourriture, de l’énergie, sont des catastrophes « naturelles ». Facile de démonter les causes sociales de ces crises écologiques, comme René Dumont nous avait appris à le faire. Mais quand les communistes prennent la parole, c’est une dénonciation restée bloquée sur le libéralisme, la « concurrence non faussée » du TCE et le prix Nobel à Milton Friedman !

Je rappelle (à la grande satisfaction des Africains) que la concurrence faussée par les subventions européennes (la « concurrence libre et ouverte » de Masstricht-Nice) a tué l’agriculture africaine. Je fais remarquer que le libéralisme sera bientôt remplacé par un dirigisme qui sera peut-être tout aussi à droite (Sarkozy, Berlusconi...). Et je rappelle, à l’approbation des anciens, nombreux dans la salle, qu’en 1966, stalinisme et fascisme dominaient tout l’Est, le centre et le sud de l’Europe, et que sous le régime gaulliste l’Etat fixait le prix du pain et de l’essence. Quant au fait que le nouveau prix Nobel s’appelle Paul Krugman et symbolise plutôt la chute de l’idéologie néo-libérale, je laisse passer…

++++Francine

Francine fêtait lundi son anniversaire à l’hôpital.

Elle décline lentement, avec un extraordinaire courage. La radiothérapie du cerveau, qui doit empêcher les métastases de la faire souffrir, la fatigue beaucoup mais ne diminue pas ses facultés intellectuelles pendant ses heures éveillées.

Nous travaillons d’arrache-pied à finir de mettre en ligne et éditer son œuvre littéraire. Déjà est sortie chez ILV-Éditions la version imprimée de Trames étranges, son recueil de nouvelles, avec la superbe couverture de Sacha, et ma postface. Déjà, son magnifique et terrible roman, La femme à la fenêtre, est envoyé pour l’édition papier, et je travaille avec Sacha à une aussi belle couverture. Déjà, elle me dicte les corrections d’un second roman, Perséphone en personne, mis en ligne sur ILV.

Le travail sur l’ordinateur, je le fais soit chez moi où je dispose d’internet, soit la nuit, dans le salon au bout du couloir de l’hôpital. En trois semaines, je suis devenu familier de ce couloir où se croisent deux mondes. D’abord celui de l’équipe de nuit d’infirmières et d’aides soignantes, qui m’a adopté, d’autre part, plus intermittent, le monde du chagrin. Quelqu’un est mort dans la chambre d’en face. Quelques personnes, comme moi, veillent leurs proches. Ce sont presque toutes des femmes, épouses et filles, de toutes les classes sociales (apparemment, seuls les hommes d’origine méditerranéenne viennent veiller leurs pères... mais mon échantillon n’a pas une grande valeur sociologique). Ces femmes viennent parfois me parler de leur angoisse dans mon bureau improvisé. Je dois rester à leur écoute... d’où la lenteur de la rédaction de ce blog !

On l’a deviné à la lecteur du dernier onglet : je passe plus d’une heure par jour dans le métro. Effaré par la dégradation des mœurs policières. Le contrôle au faciès est maintenant systématique. Si j’avais été spectateur de « France-Tunisie », j’aurais sifflé la Marseillaise.



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