Virginité et Colombie
par Alain Lipietz

samedi 7 juin 2008

Semaine de mini-session à Bruxelles, et de chimio pour Francine. Pas de votes très importants, mais beaucoup de visiteurs. Gros débat sur les listes Vertes et dans la presse à propos du « jugement de Lille ». Et débat très intéressant sur les agrocarburants au Brésil.

Virginité

Vendredi de la semaine dernière, je fais une conférence pour les nouveaux adhérents Verts de la région parisienne, sur les fondamentaux de l’écologie politique et l’économie écologiste. Salle pleine à craquer : les municipales nous ont attiré des nouveaux adhérents qui ont « envie d’apprendre ».

Quand je reviens le soir, les listes internet vertes sont inondées du scandale du jugement de Lille. Samedi matin, j’envoie une première et inquiète réponse aux demandes pressantes que les Verts prennent enfin position. Je ne souhaite pas du tout que les Verts hurlent avec les loups contre le juge de Lille (dont je ne sais pas encore que c’est Une juge). L’après-midi, on en discute lors d’une fête de famille, avec Francine (toujours active à la Coordination Nationale pour les Droits des Femmes) et une lointaine cousine, présidente d’un grand tribunal, ancienne de la Chancellerie sous Guigou et Lebranchu, virée par Perben. Nous tombons tous trois d’accord :

* La réaction de cet homme qui a traîné sa femme en procès parce qu’elle n’était pas vierge est une de ces imbécillités du patriarcat, dont (toutes proportions gardées) l’ouragan Fourniret a encore récemment montré jusqu’où elle pouvait mener.

* La juge a agi en femme et en juriste : il fallait absolument mettre la fille à l’abri de ce type, et un article du code civil (le fameux 180) lui offrait une façon immédiate d’effacer le mariage sans laisser de trace à l’état-civil : l’annulation pour « erreur sur les qualités essentielles ».

* Une solution déboutant le plaignant et l’invitant à recourir à une procédure de divorce aurait été une catastrophe beaucoup plus grave pour la jeune femme, elle l’exposait aux violences de l’homme jusqu’à la fin du procès, sans compter le calvaire même du nouveau procès de divorce pour les mêmes raisons.

* Certes, considérer le mensonge sur la virginité comme « mensonge sur une qualité essentielle » est choquant, mais après tout, jusqu’à ce que l’avocat de l’homme et Libé fassent la publicité de ce jugement, il était passé totalement inaperçu et ne risquait guère de faire jurisprudence. La juge a donc agi au mieux des intérêts de la jeune femme, dans une situation où les juges doivent abattre les jugements en série, même si, d’un point de vue théorique féministe, ce n’est vraiment pas idéal.

Au fur et à mesure que la semaine avance, l’affaire prend une proportion nationale. Rachida Dati réagit d’abord à mon avis correctement en défendant sa fonctionnaire, y rajoutant sa propre expérience d’un mariage de force « effacé ».

Là-dessus, Sarkozy, avec le soutien de toute la classe politique et médiatique, l’oblige à changer de ligne : la fille aura un nouveau procès pour annuler l’annulation, puis un nouveau procès de divorce, elle en a pour deux ans de calvaire. Tout ça parce que Monsieur Sarkozy souhaite user jusqu’à la corde la rengaine de l’islamophobie afin de récupérer les voix du Front national qui lui semble moins acquises. Au lieu d’amender la loi en urgence, par exemple en remplaçant, dans l’article 180 du code civil « erreur sur les qualités essentielles » par « désaccord sur les qualités essentielles », il veut en passer par une jurisprudence de la Cour de cassation.

En fin de semaine, on entendra enfin la voix de l’avocat de la fille, qui dit son désespoir devant un tel raffut alors qu’elle avait été bien aise de cette annulation et commençait à se reconstruire. Et je ne parle même pas de la juge, livrée aux chiens et accusée par la France entière de vouloir nous ramener au Moyen-âge.

J’ai connu ce genre de lynchage médiatique. Même l’Abbé Pierre l’a subi. Je sais, Madame la juge, que l’on n’y peut rien pendant un certain temps. Tout ce que vous avez pu écrire dans les attendus se retournera contre vous, y compris lorsque, pour affirmer qu’aux yeux de la justice, la virginité n’est pas une qualité essentielle, vous rajoutez « est perçue comme une qualité essentielle » : le Canard enchaîné du 4 juin y voit la preuve de votre perfidie, vous auriez inventé la « justice à vérité religieuse variable ».

Soyez sûre, Madame, de ma solidarité et de mon estime. Vous avez fait ce qui était le mieux pour votre justiciable, avec les moyens du bord : le Code civil tel qu’il est. Et je voudrais bien qu’on m’explique ce que pourraient être les qualités essentielles d’une personne qui ne seraient pas « perçues » (y compris l’infécondité). Cet article fut par exemple utilisé par une femme souhaitant faire annuler un mariage en découvrant que son mari était un ancien bagnard. En quoi ce fait l’a-t-il privé d’une qualité essentielle, si ce n’est aux yeux de cette femme ?

La tentative d’assimiler cette histoire de virginité à la campagne générale contre l’importation de valeurs islamistes en France est par ailleurs complètement grotesque. Que l’on sache, Fourniret n’était pas musulman !

Cela me fait plutôt penser au roman de Gabriel Garcia Marquez, Chronique d’une mort annoncée. Le héros, un Arabe de la communauté immigrée du Levant au Bas-Magdalena , « déflore » une jeune fille. Tout le village colombien oblige les frères de la fille (catholiques, donc...) , au nom de l’honneur, à aller tuer le « défloreur » alors qu’ils n’en ont nullement envie !

++++Plénière

Rien de bien folichon en plénière, si ce n’est un vote budgétaire rectificatif attribuant les bénéfices de l’énorme amende imposée à Microsoft pour abus de position dominante... à l’aide aux pays frappés cet été par la canicule ! Voilà une excellente façon de faire bon usage du mauvais argent.

D’une façon générale, il est rare que les votes dans les mini-sessions de Bruxelles soient très importants. L’habitude s’est donc prise de concentrer ces semaines-là des réunions de commissions ou de délégation, et des rendez-vous.

Ainsi, la commission Économique et monétaire tient une audition des spécialistes de la régulation financière (banque et assurance), et je reçois un représentant du lobby des assurances françaises. Bon, je ne vais pas rentrer dans ces problèmes de régulation financière qui ne doivent pas passionner les lecteurs. Ils ont déjà occupé une grande partie de mon billet de la semaine dernière. Il faut bien se rendre compte qu’on a beau être un élu Vert qui va au Parlement pour y faire de l’écologie, on n’en est pas moins un député comme les autres, qui doit participer à l’élaboration de toutes les lois européennes. Or celles-ci ne comportent pas que de l’écologie…

Toujours lors de cette réunion de la commission Économique a lieu une série de votes, notamment un rapport de Pervenche Bérès (ancienne noniste) sur les nouveaux pouvoirs du Parlement européen dans le traité de Lisbonne. Le rapport est très favorable au traité. Il n’y aura plus qu’à croiser les doigts pour que les Irlandais ne se laissent pas emporter par un vent mauvais, contre toutes les forces syndicales et politiques du pays (dont les Verts qui ont choisi le Oui à 63%). Mais si l’Irlande vote Non, je crains fort qu’elle se retrouve expulsée de l’UE vers l’Espace économique européen, avec la Norvège et la Suisse.

Enfin, il me faut, avec l’aide de notre collaborateur Martin Koehler, rédiger dare-dare mon nouveau rapport d’avis de la commission du Commerce internationale à la commission du Budget. Il s’agit, comme dans un de mes précédents rapports, de préciser les conditions dans lesquelles le budget européen apporte sa garantie auprès de la Banque européenne d’investissement pour les prêts qu’elle accorde à des pays tiers. La Commission nous recommande d’étendre cette garantie pour tous les prêts à l’Asie centrale, ce qui est scandaleux. En effet, dans le cas du Turkménistan, il y a de lourdes critiques sur les violations des Droits de l’Homme, et quant à l’Ouzbékistan, il fait carrément l’objet de sanctions économiques de la part de l’Union ! Ainsi, la Commission nous demande d’aider un pays à contourner les sanctions de l’Union européenne !

++++Brésil

Le mardi après-midi, aller-retour à Paris, d’abord pour rendre visite à Francine à l’hôpital, puis pour une réunion organisée par Autres Brésils à propos des agrocarburants.

Le débat est d’autant plus brûlant que Lula est sous le feu des critiques de la conférence de la FAO. Le représentant de Greenpeace fait un exposé beaucoup mieux ajusté qu’il y a deux ans sur le soja (tout à fait au début du débat sur les agrocarburants). Il reprend les arguments classiques contre le développement de l’éthanol de canne au Brésil : par son développement à partir de la zona de mata, il repousse le soja vers le cerrado et celui-ci repousse l’élevage vers l’Amazonie, augmentant ainsi la pression de déforestation. Mais il y ajoute une autre critique qu’on a tendance à sous-évaluer : la façon de compter le gain en CO2 des agrocarburants.

En effet, il y a deux façons de compter : soit le « gain, par litre de pétrole consommé, en litres de pétrole remplacés par une énergie renouvelable », et dans ce cas, il est déjà clair que la production d’agrocarburants en France à partir du blé ou du colza est ridicule : de l’ordre de 1,3 litres d’équivalent pétrole obtenu par litre de pétrole consommé. Mais elle peut se défendre pour l’éthanol brésilien : le rapport est de 8 à 1.

Mais, dans ce calcul, on oublie de compter le CO2 qu’aurait fixé la même terre si on n’y avait pas produit d’agrocarburants. Le représentant de Greenpeace introduit alors une sorte de notion temps de retour sur investissement : compte tenu de la fixation de CO2 qui n’a plus lieu du fait de la modification de l’usage du sol, au bout de combien d’années ce rendement théorique calculé par la première méthode est-il atteint ? 13 ans quand on met en culture le Cerrado, et 850 ans quand on brûle une forêt tropicale sur tourbière en Indonésie pour y planter du palmier à huile ! On apprendra aussi que, pour produire l’équivalent d’un baril de pétrole, il faut 1,2 tonne de canne à sucre, et que les coupeurs de cannes (dans des conditions de travail terribles) doivent atteindre chacun 9 à 10 tonnes par jour...

Les réponses du représentant de l’ambassade du Brésil et d’un chercheur brésilien travaillant au CIRED montrent que la moutarde commence à monter au nez des Brésiliens. Après tout, même si le Brésil ne vendait aucun éthanol à l’Europe (c’est le point sur lequel j’interviens : pour un moratoire sur l’objectif de 10% d’incorporation d’agrocarburants dans les moteurs européens), le Brésil aurait bien le droit d’utiliser ses propres terres pour produire sa propre énergie. C’est vrai, et c’est vrai que la canne à sucre du Brésil n’est certainement pas le principal facteur de la hausse des prix alimentaires dans le monde. Celle-ci résulte beaucoup plus des agrocarburants à faible rendement produits aux USA, des mauvaises récoltes dues au changement climatique, de la poussée de la consommation de viande en Asie, de la spéculation financière etc. Quant à la pression de déforestation sur l’Amazonie, elle est bien plus le fait de l’élevage pour nos assiettes que de la culture de la canne pour l’éthanol.

Plusieurs réactions de la salle (venues de porteurs de projets) montrent qu’on peut organiser les petits producteurs du Brésil pour cultiver du jatropha sur des terres arides et non cultivées. Qu’on peut organiser de petites unités de fermentation des déchets, et encore mieux, qu’on peut élever des micro-algues productrices d’huile à la sortie des fermenteurs. Bref, attendons la troisième génération de biocarburants !

++++CAN

Les nouvelles de la Communauté andine sont mauvaises. Allant jusqu’au bout d’une logique imprudemment développée par les Boliviens et les Équatoriens sur le droit à l’asymétrie de traitement à l’intérieur de l’accord UE-CAN, la droite est à l’offensive et cherche à obtenir un accord réduit au libre-échange avec le Pérou et la Colombie. Or, il est vital de maintenir un accord d’association à trois piliers, avec un fort pilier politique sur les Droits de l’Homme.

Côté péruvien par exemple : de terribles menaces pèsent désormais sur toutes les associations de défense des Droits de l’Homme, une sorte d’OAS (ou plutôt de caras pintadas, c’est-à-dire de militaires nostalgiques de la dictature) menace directement les défenseurs des Droits de l’Homme en les présentant comme les héritiers, y compris financiers, des groupes terroristes des années 1990 (MRTA et Sentier lumineux...) Nous envoyons une lettre au président Alan Garcia.

Côté colombien, nous recevons, en tant que délégation pour la CAN, un représentant du Haut conseiller présidentiel pour la Réintégration (des paramilitaires démobilisés) et Eduardo Pizarro, président du Comité National pour la Réparation et la Réconciliation. Le premier représente plutôt l’État, l’autre est en charge de la défense des victimes. Gros débat sur la décision du président Uribe d’extrader vers les États-unis les chefs paramilitaires inculpés de trafic de drogue : ne risquent-ils pas d’échapper ainsi aux demandes des victimes quant à la vérité et à la réparation ? Eduardo Pizarro insiste plutôt sur le fait que les très laxistes conditions de détention de ces chefs paramilitaires en Colombie n’étaient pas spécialement protectrice pour leurs victimes…

Et je rentre brièvement à Paris accueillir Francine à sa sortie de l’hôpital, avant de repartir samedi à Mérignac pour la Journée de réflexion des Verts aquitains. Nouveau débat très riche…

PS. On trouvera une compte rendu de la réunion de 23 mai sur la présidence française et la crise climatique, avec une interview-vidéo de votre serviteur en cliquant ici

Dessin Jimmy44, sous licence GNU.



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