Néo-colonialismes
par Alain Lipietz

jeudi 24 janvier 2008

Semaine à Bruxelles avec beaucoup de travail en commission du Commerce international, auquel vient s’ajouter l’invitation-surprise du président colombien Alvaro Uribe à déjeuner. En commission du Commerce international (INTA), une demi-journée d’audition sur le commerce des matières premières, et les points d’info de la Direction générale du commerce international de la Commission européenne (DG Trade) sur l’état des négociations internationales, a retenu l’essentiel de mon attention.

Uribe

Alvaro Uribe est en tournée en Europe pour tenter d’effacer l’effet désastreux des révélations de Clara Rojas et Consuelo Gonzales sur les bombardements permanents de l’armée colombienne qu’ont à subir les otages, et en particulier pendant leur exfiltration vers les hélicoptères de Chavez. Ces témoignages contiennent aussi des détails horribles sur leurs conditions de détention depuis des années. Les otages des Farc sont victimes de graves violations des droits de l’homme et du droit humanitaire international de la part des Farc. N’empêche que visiblement le Président Uribe met des bâtons dans les roues de celles et ceux qui essaient de les faire libérer, et met constamment les vies des otages en danger.

Dès dimanche, l’ambassade m’invite à un déjeuner pour le mardi, avec les principaux responsables du Parlement impliqués dans les affaires latino-américaines. La nuit de lundi, je téléphone à la mère d’Ingrid, Yolanda, pour recueillir ses conseils : en gros, ne pas dire grand chose, et écouter.

Effectivement, je ne dirai pas grand-chose, si ce n’est à propos des problèmes bilatéraux (la sempiternelle question des bananes) et pour insister que si, pour nous, Verts, les FARC sont bien les bourreaux de nos candidates Ingrid et Clara, nous attendons du président Uribe qu’il aide, comme tous les gouvernements dans le même cas, à la libération de ses citoyens otages.

Alvaro Uribe nous tient alors un discours assez sidérant, racontant ce que tout le monde sait aujourd’hui être des bobards à propos de la libération de Clara, lance ses foudres contre le président Chavez, oublie que celui-ci a effectivement obtenu les preuves de vie, attendues depuis des années, d’Ingrid et de plusieurs autres otages, a bel et bien obtenu la libération de Clara, de Consuelo, et la révélation du lieu où était le petit Emmanuel.

Mais le plus étonnant est sa contre-proposition : confier une médiation à la Croix rouge, à l’Eglise… et à Cuba, avec – crois-je comprendre - comme première étape une mission médicale auprès des otages… Bref, il n’est plus question de récupérer les otages, mais simplement de les soigner ! Je laisse dire, glisse quelques questions. A-t-il l’appui de Fidel ou de Raul Castro ? Que penserait-il d’une médiation de Raphael Correa, président de l’Équateur ? - Réponse : il est contre. Et de la médiation du président Borja (président équatorien de l’Union des Nations du Sud, ex-CSAN) - Réponse : Qui çà ?

Cette contre-proposition bizarre est approuvée l’après-midi même par le Haut Commissaire Solanas (l’ancien dirigeant des forces de l’Otan, qui avait approuvé le coup d’État contre Chavez).

Mais cette mention de Cuba ne doit pas être prise à la légère. J’entends de plus en plus de rumeurs selon lesquelles la succession de Fidel Castro provoque des tensions au sein du PC cubain, certains refusant le rôle de « successeur symbolique » que semble revendiquer Chavez. Uribe joue peut-être cette carte-là. Je risque une question innocente et le président Uribe y répond clairement : « Aujourd’hui, Cuba est une colonie du Venezuela ». Ce qui n’est pas tout à fait faux : le Venezuela échange du pétrole qui ne lui coûte pas grand-chose contre la force de travail surqualifiée de médecins et enseignants cubains.

L’affaire se complique…

++++Matières premières

L’audition en INTA sur les matières premières est absolument passionnante. Les 4 experts invités sont excellents : Hadj Saadi, de l’université de Grenoble, qui a rédigé une grosse étude, Harmon Thomas de l’UNCTAD (CNUCED), Guido Glania, de Business in Europe for Raw Materials, et Bernard Lombard de la Confédération de l’industrie du papier.

On sent des nuances. Pour les uns, le boom actuel des matières premières est cyclique et aggravé par la spéculation. Pour les autres, il est structurel, lié à l’explosion de la demande des « pays émergents » qui ont besoin d’énormes quantités de matières premières industrielles et, en plus, changent leurs habitudes alimentaires, ce qui pèse sur le marché agricole. À cela s’ajoutent les nouvelles pressions sur la terre, exercées par la production d’agrocarburants. Le tout profite à certains pays émergents grands exportateurs, mais frappe particulièrement les pays les plus pauvres qui voient s’envoler le prix de leur alimentation.

Ce qui ouvre deux discussions. La première : le boom primo-exportateur peut-il aider les pays qui en bénéficient à se diversifier, avec une réelle industrialisation, etc. Il n’y a plus grand monde pour le croire, et je fais observer qu’à part Dubaï et les Émirats, on ne voit guère de pays qui ait vraiment transformé une rente primo-exportatrice en nouvelles activités (pour l’exportation), sans passer par une étape d’industrialisation par substitution aux importations. Les deux divisions internationales du travail identifiées dans Miracles et mirages continuent de se juxtaposer. Un des experts reconnaît que les cas d’Abou Dabi et Dubaï sont exceptionnels, et que, pour les pays simplement exportateurs agricoles, il faut plutôt songer à une industrialisation par petites entreprises et micro-projets. (Personnellement, je sais que ça existe, par exemple le modèle de Santa-Catarina au sud-Brésil mais je n’en vois guère d’autre).

De toute façon, reste à savoir si ce boom (cette « bonanza », comme on dit à propos du café) va durer. Il y a évidemment une composante cyclique. Si cette année les États-Unis entrent en récession, ils entraîneront probablement la Chine (qui consacre 16% de son PIB en exportation vers les Etats-Unis), et alors le prix de toutes les matières premières baissera pendant un certain temps. Mais quand la crise sera passée, dans deux ou trois ans, l’expansion repartira avec ces nouvelles puissances dévoreuses de matières premières que sont le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine (les « BRInCs »). Donc, il y a bien une dimension structurelle.

L’Europe, qui assume traditionnellement la défense de petits pays pas très dotés et agro-exportateurs (l’accord Afrique – Caraïbes – Pacifique) peut-elle au moins les aider à franchir la fluctuation conjoncturelle ? Il y avait autrefois deux mécanismes mis en place par l’Europe, le Stabex et le Sysmin. Mais les experts et un représentant de la Direction développement de la Commission avouent qu’ils ne servent plus à grand-chose car, ces pays s’étant libéralisés, n’ont plus les structures internes leur permettant de profiter des fonds européens de stabilisation des cours des matières premières. En outre, le principe de ces fonds maintenait ces pays sous la dépendance de la même mono-exportation. D’où la reconversion des fonds européens vers un système appelé Flex, censé les aider à substituer leurs exportations traditionnelles par d’autres, mais Flex est pauvre, lent, peu efficace.

Quant au problème structurel, c’est étonnamment un représentant de l’industrie papetière qui le pose dans toute son ampleur et lui donne la réponse… des écologistes : l’Europe doit lutter de toutes ses forces pour recycler les matières premières qu’elle a déjà utilisées, de la ferraille au papier usagé ! Ce qui pose évidemment le problème de l’exposition de l’Europe à la guerre des matières premières et du protectionnisme, car, par exemple, la Russie tend à retenir son propre bois, des pays du Tiers-monde achètent notre ferraille ou notre papier pour le recycler, soit pour nous le revendre, soit pour leur propre usage. Deux solution possibles : interdire nous aussi les exportation de déchets à recycler ou frapper les importations de produits issus de déchets recyclés ailleurs de taxes à l’importation, par exemple en les intégrant dans notre propre système de quotas d’effet de serre.

Ce qui fut très intéressant dans ce débat, c’est l’extrême ouverture d’esprit des experts, y compris industriels, et de la Direction de la coopération et du développement de la Commission européenne. Le contraste n’en sera que plus grand avec l’audition, mercredi, des représentants de la Direction générale du commerce international (DG Trade).

++++OMC, APE

Les représentants de la DG Trade viennent en effet nous faire un point de la situation sur le front des querelles commerciales.

L’un d’eux nous explique d’abord, triomphant, que l’Union européenne vient d’obtenir en appel une condamnation à l’OMC contre le Brésil qui, tout en refusant les importations de pneus rechapés pour des raisons sanitaires, accorde la libre circulation de ces pneus au sein du Mercosur.

Les pneus rechapés sont en effet en fin de carrière, et on ne peut plus guère les rechaper à nouveau. Un pays importateur de pneus rechapés est donc un cimetière pour pneus. Or, ces vieux pneus qui s’accumulent en dépôts dans les pays tropicaux sont des nids à moustiques et donc à malaria, dengue etc.

L’Union européenne a plaidé que c’était un facteur marginal de diffusion de ces maladies et que, d’autre part, si le Brésil voulait limiter ces dépôts de pneus en ne rechapant que les siens propres, il devrait se fermer à tous les autres pays, y compris les pays du Mercosur. L’organe de règlement des différents de l’OMC a reconnu que son fameux article 20 (qui autorise le protectionnisme environnemental) exigeait en effet des arguments plus solides, et que l’ouverture au Mercosur était discriminatoire.

Là, je tance vertement le représentant de la Commission pour avoir porté une telle plainte. Ces dépôts de vieux pneus sont effectivement un désastre environnemental et il est honteux que l’Europe, qui interdit l’exportation des déchets, cherche à forcer la porte de l’Amérique du Sud pour ces déchets « presque ultimes » que sont les pneus rechapés.

Mais le plus scandaleux est de reprocher au Brésil de considérer le Mercosur comme un bloc, alors que c’est justement notre position officielle dans nos négociations, que ce soit avec le Mercosur ou avec la Communauté andine ! Pourquoi, alors que nous sommes censés encourager l’intégration du Mercosur, autoriserions-nous un marché brésilien du pneu rechapé s’étendant de Porto Alegre à Manaus (à des milliers de km de là), mais pas de Porto Alegre à l’Uruguay (distants de quelques centaines de km) ?

Une telle « victoire » à l’OMC est une défaite de la part d’une Europe qui cherche à consolider son marché intérieur. Elle implique que demain, par exemple, le Maroc pourra faire juger discriminatoire que l’Italie exporte ses déchets vers l’Allemagne qui les retraite, alors qu’elle pourrait tout aussi bien les faire retraiter chez lui ! Le représentant de la Commission, un peu confus, réitère que la Commission reste pour l’intégration du Mercosur, la négociation de bloc à bloc, et n’avait pas envisagé la question sous cet angle…

Vient alors le débriefing sur les fameux Accords de Partenariat Économique qui auraient dû se substituer à l’accord ACP au premier janvier 2008. Comme je l’ai expliqué plusieurs fois sur ce blog, la résistance aux APE était très forte, mais, nous annonce triomphalement l’homme de la Commission, les pays des Caraïbes (c’est-à-dire les plus pauvres…) ont accepté l’accord APE, y compris avec les « volets de Singapour » (libre accès des entreprises de service de l’UE à ces pays, défense de la propriété intellectuelle européenne, ouverture de leurs marchés publics). Cet accord Caraïbes, la DG Trade refuse de la communiquer à notre commission INTA alors qu’il circule déjà sur le web de ces pays ! Pour les pays d’Afrique, l’Union européenne n’a accepté que des accords intérimaires sous prétexte que les pays les plus pauvres avaient déjà accès au système « Tout sauf les armes » (libre accès de leurs produits à l’Union européenne) tandis que les pays moyennement développés (typiquement l’Afrique du Sud) n’y avaient pas accès, ce qui aurait « créé une asymétrie entre eux. »

Cette fois encore, j’exprime vertement ma colère : « Officiellement, l’Union européenne reconnaît l’existence d’asymétries à l’intérieur de la Communauté andine, asymétries qui existent d’ailleurs en Europe (certains pays sont largement aidés par le budget européen, d’autres pas, certains pays appartiennent à la zone euro, d’autres pas, certains pays bénéficient de la libre circulation de leurs travailleurs, d’autres pas, etc). Il y a quarante-cinq ans, je militais pour la décolonisation. Depuis, les anciennes colonies de l’Europe ont plutôt considéré l’Europe comme une protection contre les méchants américains. En un an de négociations brutales, vous avez complètement cassé cette image. Le Forum des ONG des Caraïbes s’oppose à cet accord APE. Le président même de la Guyane a déclaré qu’il était mauvais pour son pays. Maintenant, les méchants américains, les néo-colonialistes, c’est nous ! »

Photo Piutus sous licence CC.



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