Eurolat. SNCF. Cadeaux.
par Alain Lipietz

vendredi 21 décembre 2007

Cette semaine, c’est la première session, à Bruxelles, de l’Assemblée Euro-Latino-américaine, l’Eurolat, que je vice-préside. En début de séance, on m’annonce de Colombie la libération prochaine de Clara Rojas, de son enfant et d’une sénatrice (voir mon commentaire sur le site de Monica Frassoni) La nuit, je me dépêche de finir quelques textes et autres bouts de chapitres de mon travail sur Mallarmé, et d’éditer les traductions du colloque sur l’amnistie et l’impunité avant de partir en vacances. À propos d’impunité : le jugement en cassation du recours de la SNCF contre sa condamnation pour participation à la Shoah de ses dirigeants de l’époque est tombé aujourd’hui…

Eurolat

C’était donc la première session ordinaire de l’assemblée Euro-latino-américaine : 75 députés d’un côté, 75 de l’autre côté de l’Atlantique. On vote comme dans un vrai parlement, il y a trois commissions (Politiques-Droits de l’Homme, Economie et Commerce, Ecologie et social) et, oh miracle, les rapporteurs de ces trois commissions se sont montrés assez souples pour faire adopter en plénière leurs rapports tels qu’amendés en commission, et à la quasi-unanimité ! Le plus incroyable, c’est le rapport sur l’économie, « Défis et opportunités de la globalisation pour les relations entre l’Union européenne et l’Amérique latine » de Daniel Varela (PPE) et Luis Fernando Duque (Colombie). Eh bien, il n’y aura que 6 abstentions (de communistes européens, et de députés chavistes).

Dans cette assemblée où la moitié Sud-américaine est majoritairement à gauche, c’est le PSE qui peut faire la balance et qui choisit les amendements qu’il reprend ou pas. Par exemple, il me refuse deux amendements, un qui rappellait que le but principal de l’intégration régionale est d’accroître les exportations à l’intérieur de la région, et un autre affirmant « qu’un système multilatéral de commerce politiquement régulé est nécessaire pour freiner le changement climatique ». Oui, le Parti Socialiste Européen ne veut pas qu’on dise ça…

Mais curieusement la plus grosse bataille, commencée dans la commission Ecologie, et remontée jusqu’à la plénière, portait sur l’eau.

Au départ, un amendement déposé par Madame Figueiredo (communiste portugaise, que vous voyez au premier plan en chemise noire sur la photo de mon billet précédent). Son amendement n’était pas mal, proclamant l’eau comme besoin vital, ne pouvant donc pas faire l’objet d’une appropriation privée et appelant un service public universel pour sa distribution. Mais elle allait jusqu’à dire que ce service public ne pouvait être délégué à une entreprise privée. Ce qui est en contradiction avec la pratique même de Cuba, où les eaux de La Havane sont gérées… par la Suez (à Villejuif, c’est la CGE).

Naturellement, cet amendement avait été rejeté en commission. En plénière, les socialistes et les Verts re-proposent ce même amendement, en remplaçant la fin par « sans préjudice de la possibilité pour les autorités locales de les déléguer ou non à une entreprise privée ». Et là, la bataille s’engage exactement comme dans la configuration du TME, c’est-à-dire avec les communistes les plus traditionalistes et les thatcheriens dans un camp, et la vaste majorité de l’Eurolat dans l’autre. Pour les premiers, qui sentent très bien que notre amendement va passer, il faut absolument différer le vote à la prochaine session (y compris Mme Figuereido qui donc avait présenté le sien… le même jour). Cela pour des raisons parfaitement symétriques : les libéraux ne veulent pas dire que l’eau est un bien public, objet d’un service public, les communistes ne veulent pas dire que la gestion de sa distribution peut être déléguée au privé.

J’interviens pour expliquer que s’il faut voter, c’est maintenant, et pas dans trois mois, car c’est en ce moment que se négocient les accords d’association entre la France et l’Amérique du Sud, et c’est au Parlement de dire que la gestion de l’eau doit rester de compétence nationale (ni obligatoirement privée, ni obligatoirement publique). Contrairement à ce que souhaiterait la DG Trade dans sa hâte à mettre en œuvre les « chapitres de Singapour de l’OMC » (services, appels d’offres, etc). Le co-président Pizzaro (démocrate-chrétien chilien) nous soutient. L’amendement Vert-PSE est ainsi adopté à une très large majorité.

++++SNCF

Vendredi matin, j’étais sur un lit, anesthésié (Like the evening spread out against the sky), pour un examen complet du système digestif. Ouf, rien de grave, une simple gastrite (il faut bien somatiser quelque part, bis…).

Pendant ce temps, le Conseil d’Etat rendait sa décision sur le pourvoi en cassation que nous avions formé contre l’appel de la SNCF devant le Cour d’appel administrative de Bordeaux contre le jugement de Toulouse, qui lui imputait une part des réparations accordées à mon oncle et à mon père pour leur transport dans le cadre de la Shoah, sous la responsabilité partagée de l’Etat et de la Sncf.

Hélas ! le Conseil d’Etat donne raison à la Cour de Bordeaux, c’est-à-dire que la justice administrative n’a pas compétence pour juger la SNCF, entreprise privée délivrant un service commercial. Il faut donc se tourner vers l’ « l’ordre judiciaire » (Tribunal de Grande Instance etc). Or, nous savons, par le procès préalable de Kurt Schaechter, que la voie judiciaire est fermée de ce côté-là, « les faits étant prescrits pour la SNCF ».

Bon, je l’avais dit à l’avance, pour mon père, ce n’est pas une catastrophe, l’important est que par le jugement de Toulouse a été dit sur le fond la vérité, qu’a été fait justice et été obtenu réparation, que l’Etat et la Sncf se sont vus partagé la responsabilité de participation à la Shoah lors du transport des « déportés raciaux », que l’Etat a accepté le jugement, se reconnaissant coupable et responsable. Alors, qu’on nous dise maintenant « oui, mais pour la Sncf c’était pas le bon tribunal », bof…

Mais le fait d’avoir eu à juger à part la SNCF (personnalité juridique différente de l’Etat) fut en soi intéressant. Un des services publics a été ainsi été examiné pour sa responsabilité particulière, dans les magnifiques conclusions du Commissaire du gouvernement C. Truilhé et le jugement du TA de Toulouse. Ne serait-ce que parce que cette institution, la SNCF, avait aggravé (en ne distribuant pas d’eau) les ordres du ministre de la police, Bousquet. Il est vrai qu’« aujourd’hui comme à l’époque son métier est de faire rouler des trains ».

Cependant, pour moi, l’arrêt du Conseil d’Etat est doublement grave.

* En tant que député européen : la rédaction du Conseil d’Etat élimine totalement la SNCF du statut de service public et de la compétence de la justice administrative, même quand elle accomplit une mission d’autorité (tenir enfermé des juifs et les conduire vers la mort), avec l’argument bouffon qu’elle « obésissait à des ordres de l’Etat » (ce qui est le propre justement des fonctionnaires). Ca ne va pas arranger nos batailles dans la défense du « service public à la française »… même si l’article III-122 est repris par le Traité modificatif européen. La démonstration est faite que ce sont les Etats nationaux, en tout cas la France, qui se débarrassent eux-mêmes de leurs services publics et cela, pas du tout sur ordre de la Commission européenne.

* Mais évidemment ce n’était pas là l’enjeu essentiel de cette affaire. L’enjeu était de savoir si l’on pouvait encore juger une administration (ou quasi-administration) pour un crime contre l’humanité, c’est à dire imprescriptible. La France est très spécialisée dans les auto-amnisties, mais nous avons vu dans le colloque que nous venons d’organiser que la justice internationale remet en cause depuis une vingtaine d’année ce droit des Etats à s’auto-amnistier. Ainsi, la justice internationale a remis en cause par exemple l’auto-amnistie de l’Etat Argentin et sa « loi du Devoir d’Obéissance »… En France, on n’en est pas encore là, alors que l’Espagne s’y met !

Dans le cas qui nous occupe, nous sommes bel et bien coincés au niveau français. L’ordre judiciaire a déclaré que les faits étaient prescrits quant à la SNCF (procès Schaechter), et l’ordre administratif vient de se déclarer incompétent et ce, au plus haut niveau. Le Conseil d’Etat vient de refermer la porte que son arrêt Papon avait grande ouverte : la distinction, dans un crime contre l’humanité, entre ce qui est de l’Etat, et ce qui est de la personne responsable, fut-ce un préfet « sans aucune autonomie ».

Seule nous reste la voie de la justice internationale (la Cour des Droits de l’Homme de Strasbourg, et encore : nous faut-il recommencer tout le cycle des procès Schaechter devant l’ordre judiciaire civil français, alors qu’on sait que celui-ci a déjà sa jurisprudence qui conclut à la prescription ?) ou… la délocalisation dans un pays qui ne reconnaît pas la prescriptibilité des crimes contre l’humanité, par exemple à New York.

C’était un de nos arguments fondamentaux : en jugeant elle-même la SNCF, la France aurait évité la délocalisation judiciaire vers d’autres pays. Pour ma part, je préfère encore Strasbourg (siège de la Cour européenne des droits de l’homme) à New York ! Mais nous verrons si cela en vaut véritablement la peine. La dénonciation des crimes de la direction de la SNCF pendant la seconde guerre mondiale a considérablement avancé à l’occasion de ce procès. Des livres, des articles, des émissions de télévision sont en cours. C’est l’essentiel. Nous discuterons en famille quelle attitude adopter : TGI, sauter directement à la case Cour des Droits de l’Homme, New York, ou abandonner la voie de la justice.

En sortant de mon anesthésie, je donne quelques interviews aux radios, puis lis le « discours de Latran » du Président-chanoine Nicolas Sarkozy. Le papier m’en tombe des mains. « Le catholicisme, constitutif de l’identité française » !! A Drancy, ma famille paternelle avait survécu quelques jours décisifs grâce à de faux certificats de baptême. Du coup, j’en ai un vrai. Vite, le retrouver !

Je reprendrai ce blog dans 15 jours, mais laisse aux accros, en cadeau de Noël (fête du solstice d’hiver) un peu de lectures. Trois articles sur André Gorz, qui doivent paraître incessamment, respectivement dans Mouvements, dans EcoRev, et dans Multitudes. Et comme je ne peux pas passer mes nuits d’insomnie à penser à la politique, cette petite tentative de traduire un magnifique poème anglais, The Love Song of J. Alfred Prufrock à partir des recommandations d’Umberto Eco dans son dernier livre, Dire presque la même chose.

Sur ce, je vous souhaite à tous et à toutes d’excellentes fêtes, et par avance une bonne année 2008, espérant qu’elle fera progresser la cause des Droits de l’Homme, si malmenée cette année. Espérant surtout qu’elle verra la libération d’Ingrid Betancourt, l’avancement des négociations pour sauver la planète dans le cadre post-Kyoto et… un peu moins de tensions dans le monde entre les groupes sociaux et entre les nations.



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