OMC, APE et TME
par Alain Lipietz

vendredi 26 octobre 2007

Semaine intense à Strasbourg : réunion extraordinaire de la commission du Commerce international, suite à l’échec de la stratégie du Commissaire Mandelson sur les accords de partenariat économique (APE). Débat sur le Traité Modificatif Européen. Prix Lux et Sakharov. Très grosses défaites vertes sur la fiscalité et sur l’énergie. Mais importants succès sur les pesticides.

Medicaments

Une séance extraordinaire de la commission du Commerce international (INTA) a été convoquée lundi soir, d’une part pour discuter du protocole sur les médicaments génériques à adopter à l’OMC, d’autre part pour entendre le Commissaire Mandelson à propos de son « changement de pied » sur les Accords de Partenariat Économique qui doivent remplacer les accords ACP (Afrique – Caraïbes – Pacifique).

Nous discutons d’abord du mandat que le Parlement donne aux négociateurs de l’Union pour adopter ou non, en décembre, à l’Organisation Mondiale du Commerce, le protocole sur les médicaments autorisant les pays en développement à fabriquer ou importer des médicaments génériques (contre le Sida, etc) sans payer les brevets. En fait, sous la constitution de Maastricht–Nice, le Parlement n’a pas à en discuter, il ne peut que donner un Oui ou un Non pour « avis conforme ». Mais nous avons tenté de faire un peu mieux en donnant un mandat plus explicite sur ce protocole, conformément à l’esprit de la future constitution (pardon, des « traités modifiés », comme on dit maintenant !)

En fait, il y a deux interprétations du protocole, qui traînent depuis la conférence de Doha. L’une autorise un pays en développement à fabriquer pour lui-même ses génériques sans payer de brevet. Et une interprétation qui va plus loin et autorise un pays, qui n’a pas les moyens de produire lui-même ses médicaments génériques, à en importer d’un autre pays en développement producteur de génériques. Notre commission INTA est pour cette interprétation large, et notre rapporteur Gianluca Susta a produit un texte appelant le Conseil et la Commission à s’y rallier. Le Conseil européen (c’est-à-dire l’assemblée des gouvernements) a semblé répondre pratiquement par le même texte, mais au lieu de parler des « pays en développement » en général, il parle des « pays en développement pauvres ». Ce qui n’est pas une catégorie, ni pour l’ONU ni pour l’OMC, et laisse entendre que cela ne s’applique pas aux nouveaux pays émergents tels que l’Afrique du Sud ou l’Inde (qui sont à la fois très pauvres en moyenne mais déjà puissants industriellement et commercialement).

Je proteste contre ce mot « pauvres », en soulignant le problème des régions intégrées avec lesquelles nous négocions, comme la Communauté andine, ou justement les Accords de Partenariat Économiques avec l’Afrique : que faire quand, dans une même zone commerciale, existent à la fois des pays vraiment pauvres et des pays plus tout à fait pauvres ? Ces derniers ont-ils le droit de fournir les autres en médicaments génériques ?

Je suis soutenu sur cette interrogation par les communistes, évidemment, mais aussi par le décidément étonnant député PPE grec Papastamkos (qui me soutient déjà sur la lutte contre l’effet de serre). Finalement, nous allons chercher à obtenir, et nous obtiendrons deux jours plus tard en plénière, que le Conseil fasse une déclaration adoptant la « position large » sur l’interprétation du protocole.

(Pour ceux que la question passionne — notamment les ONG tiers-mondistes et les Églises — voir l’intervention du Commissaire Mandelson en plénière et la déclaration du représentant du Conseil, Manuel Lobo Antunes, le tout en anglais of course).

APE

Comparaît alors le Commissaire au commerce, Peter Mandelson, sur les APE.

Rappelons cette histoire d’APE. Les accords ACP (Afrique-Caraibes-Pacifique) avec les anciennes colonies européennes leur avaient jusqu’ici été plutôt favorables ; mais ils étaient incompatibles avec certaines règles générales de l’Organisation mondiale du commerce. Pour « mise en conformité », un processus de négociation avait été engagé, les remplaçant par des Accords de Partenariat Économique avec ces pays ACP désormais regroupés en plusieurs blocs régionaux. Ce processus devait aboutir avant le 1er janvier 2008. Or, il était de plus en plus clair que le Commissaire Mandelson utilisait cette date limite pour « tordre le bras » aux gouvernements des pays d’Afrique, Caraïbes et Pacifique, afin de leur faire avaler les clauses néo-néo-colonialistes dites « de Singapour », c’est-à-dire l’ouverture de leur marché des services, des garanties sur les droits des investisseurs étrangers, et le respect des brevets. Encore en septembre, Mandelson jurait, face à toutes les ONG tiers-mondistes déchaînées, qu’il n’y avait pas d’autre solution, et que si on n’arrivait pas à un accord au 31 décembre, le 1er janvier les accords ACP disparaîtraient purement et simplement.

Or, nous savions depuis quelques jours que Mandelson avait fini par céder dans la négociation avec le « groupe régional » Pacifique : un accord intérimaire portant uniquement sur le commerce des marchandises et respectant les anciens avantages des accords ACP avait été conclu, sans que les « chapitres de Singapour » soient abordés. Le Financial Times lui-même avait titré : « L’Union européenne renonce à son attitude menaçante vis à vis des pays ACP ».

Peter Mandelson vient s’expliquer comme il peut : l’essentiel était de reconduire aussi bien que possible les accords ACP sous une nouvelle forme, tout en encourageant les pays à se regrouper régionalement. Je lui fais remarquer que ce regroupement régional est contradictoire avec la distinction entre les pays en développement « pauvres » et les autres, tel que le conçoit le Conseil dans le cas des médicaments génériques : l’Afrique du Sud aura-t-elle le droit de livrer des génériques au Malawi ? Le Brésil aura-t-il le droit d’en livrer à la Bolivie ?

Peter Mandelson répond très clairement que la Commission européenne est pour la conception large de l’accord de Doha sur les médicaments et ne s’opposera pas au développement d’une industrie exportatrice des médicaments génériques en Inde, en Afrique du Sud ou au Brésil…

Ouf.

TME

Mais la grande affaire de la semaine est débattue dès le lundi soir en groupe Vert, puis mardi en plénière : c’est bien sûr le Traité Modificatif Européen, adopté la semaine dernière par le Conseil européen après les derniers compromis. C’est-à-dire le traité qui modifie le traités existants, tels qu’empilés depuis le traité de Rome jusqu’à ceux de Maastricht et Nice : le Traité établissant la Communauté Européenne (qui traite des questions économiques) et le Traité établissant l’Union Européenne (qui traite des affaires de justice et de police intérieure, et de la politique de sécurité commune extérieure).

Bon, l’essentiel de ce que j’en pense a déjà été dit ici et il n’y a pas de grands changements. La Conférence intergouvernementale du Portugal a quasiment rétabli la substance des avancées du Traité constitutionnel dans tous les domaines. Elle a même rajouté la lutte contre le changement climatique dans les objectifs et compétences de l’Union (mais sans apporter de moyen supplémentaire pour réaliser cet objectif), et rétabli l’article III-122 du TCE sur les services publics. On pouvait craindre que ce point soit retoqué par le Conseil européen de la semaine dernière. Heureusement, non. Ce qui relance la bataille au Parlement européen sur les services publics.

De même, le texte actuel de l’article 17-4 qui subordonne toute armée européenne commune (appelée désormais « coopération permanente renforcée en matière de défense »)… à l’OTAN, est modifié, comme dans le TCE, par l’article 48-c du TME, remplaçant explicitement cet article scélérat (qui n’était pas pour rien dans mon Non à Maastricht) par un texte subordonnant cette armée… à l’Union elle-même ! Bref, comme dans le TCE, l’armée européenne sort de l’OTAN (ce qui n’empêche les pays qui le souhaitent d’y rester). Je trouve même que la nouvelle version est plutôt moins atlantiste que le TCE.

Cela dit, la résistance des gouvernements à la progression d’une Europe fédérale et à la montée des pouvoirs du Parlement européen s’est quand même fait sentir. Ainsi, certains chapitres de justice et police intérieure qui, selon le TCE, auraient dû être pris en codécision avec le Parlement européen, redeviennent le monopole des gouvernements ! Ainsi : la protection des données individuelles. Comme si les gouvernements avaient voulu punir le Parlement pour sa guérilla menée depuis quelques années sur les passeports biométriques, les vols Air-Torture de la CIA etc.

Au passage, l’Italie a obtenu un siège de plus pour tenir compte de ses « citoyens » de par le monde.

Mais la grande victoire européenne du week-end, ce sont les élections polonaises ! En effet, les jumeaux Kaczynski avaient obtenu la semaine dernière en Conseil européen de pouvoir, comme le gouvernement britannique, priver leurs citoyens du bénéfice de la Charte des droits fondamentaux. Or, cette droite nationaliste polonaise a été battue ce week-end par la droite plus démocrate et pro-européenne et par ce qui reste de la gauche. Dès lundi, le nouveau parti majoritaire en Pologne a déclaré… qu’il allait ratifier la Charte des droits fondamentaux ! Et ce n’est pas rien : son article 2, qui interdit la peine de mort, verrouille définitivement les tentations de la rétablir en Pologne.

Reste que le Traité modificatif est un épouvantable tas de boue qui, sous prétexte de ne présenter que les nouveautés et changements, est absolument illisible pour quiconque ne connaît pas à fond les traités actuels. Il se présente en effet comme une succession d’articles du type :

Article X. L’article Y, § Z, de l’actuel traité, devient l’article W, § K et son alinéa N est modifié comme suit : « … »

Tout d’abord, il établit trois textes de traités, de valeur constitutionnelle, à la place des deux existants et de la Charte des droits fondamentaux de Nice (qui actuellement n’a que la valeur d’une déclaration intergouvernementale, c’est-à-dire juridiquement zéro) :

*Le traité de l’Union regroupant en gros les parties I et IV de l’ancien TCE.

*Le traité de fonctionnement reprenant la partie III.

*Et finalement la Charte des droits fondamentaux, en tant que telle, dans la formulation de la partie II du TCE, mais séparément, élevée au rang de texte à valeur constitutionnelle.

La distinction entre un Traité de l’Union et un traité de fonctionnement est un peu l’idée du plan A+ de Gérard Onesta, mais pour le moment, le TME n’introduit pas de différence dans la façon de modifier ces deux traités.

Avouons-le, je n’ai pas encore eu le temps de vérifier à fond tous les détails de ce qui a été perdu par rapport au TCE. Il était bien évident qu’à partir du moment où le TCE a été rejeté pour des raisons essentiellement souverainistes au Pays-Bas, et très majoritairement souverainistes (de Le Pen au PC et à la LCR) en France, la Conférence intergouvernementale a tenu compte de ces résistances en renforçant l’autonomie des Nations et en affaiblissant le caractère fédéral du TCE. Notamment (et c’est bien), l’ancien protocole n°1, qui affirmait le contrôle des Parlements nationaux sur les votes de leurs gouvernements au Conseil, est renforcé. Mais ce qui en beaucoup plus embêtant, c’est que les votes en Conseil à la majorité qualifiée, qui seront bien plus nombreux dès l’entrée en vigueur du TME (si tout va bien : le 1er janvier 2009), continueront à se faire selon le système de vote de Nice, assez autobloquant. Et cela jusqu’en 2012, et même, si c’est demandé par certains pays, jusqu’en 2017 (au lieu de, respectivement, 2006 et 2009 selon le TCE : on aura perdu huit ans, qui vont peser lourd). En revanche, la Pologne n’a pas obtenu l’insertion dans la Constitution de la « clause de Ioannina », qui devient néanmoins un règlement du Conseil. Elle permet à une « presque minorité de blocage » de demander le réexamen d’une directive. On verra bien si la Pologne nouvelle tient au maintien de la clause de Ioannina…

Bref, c’est mieux que Maastricht-Nice, c’est moins bien que le TCE, ou, comme dit le communiqué des eurodéputés Verts, « la substance est gardée, l’âme est perdue ». Le TCE n’était pas un chef d’œuvre de littérature, mais on pouvait à peu près le lire. Pour le TME, il faut vraiment être juriste avec une âme de bénédictin !

Lors du débat en plénière, le président en exercice (le premier ministre du Portugal, José Socrates) attribue la maternité du traité à Madame Merckel, et il a largement raison. C’est bien elle (qui dirige, il est vrai, une coalition de la démocratie chrétienne et de la social-démocratie) qui a relancé le processus, mais il faut également rendre grâce à la présidence portugaise d’avoir mené l’affaire tambour battant, y compris en réintégrant (contre l’avis de Merckel) l’article III-122, bref, en essayant de perdre le moins possible des avancées du TCE.

Les groupes politiques interviennent ensuite les uns après les autres. Leurs positions sont connues depuis le vote du Parlement en juillet dernier à propos de la CIG (vous vous souvenez : ce vote où les communistes se sont opposés à un referendum européen pour ratifier le TME…) Chose amusante, absolument personne ne cite le nom de Sarkozy, pas même le président du groupe PPE, le Français (et UMP) Joseph Daul !

Il n’y a vraiment qu’en France qu’on considère que ce traité est resté « mini », simplifié, et que c’est le traité de Sarkozy ! Que la presse aux ordres le dise, c’est normal, qu’on entende des gens se disant de gauche le répéter, c’est vraiment extraordinaire…

À part ça, je me demande comment organiser la validation d’un labyrinthe pareil. Je serais pour un referendum européen, c’est-à-dire une juxtaposition de referendums nationaux, les pays où le referendum n’existe pas ratifiant par voie parlementaire, mais en tout cas la même semaine, sur un texte « consolidé » (c’est-à-dire une fois opérée la restructuration des traités et en imprimant en gras les amendements, pour qu’on repère bien ce qui change… Et malgré tous les reculs par rapport au TCE, je voterai Oui, car ça reste nettement mieux que l’Europe actuelle, celle de Maastricht et de Nice , que j’ai toujours combattue. Et si le Non l’emporte, la prochaine tentative sera encore plus médiocre, encore plus proche de Nice.

Mais ce qui me fait le plus mal au cœur, c’est cette histoire de Grande-Bretagne refusant la Charte des droits fondamentaux. Lycéen, j’avais appris à voir en elle la Mère des droits de l’Homme et de la démocratie, le pays où il n’était même pas obligatoire d’avoir des papiers d’identité… « Tu sais, Alain , m’explique ma voisine Jean Lambert (la plus sociale et la plus pro-européenne des eurodéputées vertes anglaises – les autres Verts britanniques, notamment le Parti Vert Écossais, étant pro-UE et pro-TCE), ce n’est pas seulement que le New Labour ne veut pas offrir le moindre espace à le renaissance du pouvoir syndical. C’est qu’en 30 ans de terrorisme, celui de l’IRA puis celui des islamistes, les Anglais ont renoncé à leurs droits. Nous sommes le pays qui a la plus forte densité de vidéosurveillance du monde. »

Bon, là je suis fatigué, et vous aussi. Alors la suite du récit de la semaine au prochain numéro…

Photo jepoirrier, sous licence CC.



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