Abeilles, BD et ciné.
par Alain Lipietz

jeudi 4 octobre 2007

Dimanche, grande manif à Milly-la-Forêt contre un champ d’OGM. Beaucoup de Verts sont là, déguisés en abeilles.

Départ de la manif

Lundi, je rejoins le PE, une « semaine de commission », sans grand intérêt, sinon l’audition de nos experts monétaires (j’y reviendrai dans un autre billet, réservé aux amateurs de trucs casse-pieds et pourtant passionnants), et les négociations de compromis pour mon rapport sur le commerce international et le changement climatique : affaire à suivre. À part ça, Gérard Onesta a organisé un prix du Parlement pour le cinéma européen...

Abeilles

Ce fameux champ d’OGM est le premier qui vient nous provoquer en région Île-de-France, alors que le Conseil régional, ainsi que les Conseils généraux de l’Essonne et de Seine et Marne, et bien entendu le Parc naturel régional du Gâtinais, se sont proclamés "libres d’OGM". Cette provocation est d’autant plus grave que ce champ est installé au voisinage des fermes de plusieurs AMAP (associations pour le maintien de l’agriculture paysanne) — dont celle qui nous fournit à Villejuif !— et de producteurs de miel réputés. Les abeilles deviennent à la fois victimes et vecteurs de la menace de dissémination…

Enterrement d’une abeille

Pas mal de monde pour un dimanche après-midi au fond de l’Île-de-France. On a fait ce qu’on a pu pour se déguiser en abeille, en jaune et noir.

Verts vaguement déguisés...

Vous avez ici des photos d’Amélie Piegay, de moi-même et par ce lien des photos de Pierrre-Emmanuel Weck. Beaucoup de Verts évidemment dans le public et parmi les intervenants.

J’interviens à la fois comme Faucheur volontaire, comme associé à une AMAP et comme eurodéputé.

Que faire ?

J’explique comment le Parlement européen a, d’une part, voté la séparation de la filière OGM des autres filières "de la fourche à la fourchette", puis, par une deuxième délibération, que, les contaminations étant inévitables, cela signifiait l’obligation d’établir un « zoning ». Il faut, pour que les deux filières (classique et bio) survivent, que les OGM soient interdites dans leurs zones. Or, comme je le rappelle, le Tribunal administratif de Toulouse a cassé la décision du Gers qui s’était proclamé "Hors OGM", au motif qu’en France (contrairement à l’Autriche ou à l’Italie qui sont ainsi devenues libres d’OGM), c’est l’État et plus précisément le ministère de l’agriculture qui décide. Je suggère donc, pour le Grenelle de l’environnement un "objectif intermédiaire" (car je ne crois pas que Borloo parvienne à imposer l’interdiction totale des OGM sur le territoire français) : que chaque collectivité territoriale ait le droit d’interdire les OGM chez elle.

Quand je descends de la tribune improvisée sur un muret, un brave monsieur m’accroche : "Mais c’est l’Europe qui nous oblige à produire des OGM ! » Je le regarde avec ahurissement. Tous les militants anti-OGM savent très bien que la France a été condamnée par "l’Europe" pour ne pas avoir transposé correctement ses réglementations anti-OGM. Les « autorisations » d’OGM que donne la Commission ne sont évidemment pas des « obligations », puisque l’Autriche et l’Italie les ont interdits !

J’essaie de l’expliquer une nouvelle fois à ce brave homme. Il me répond : "Ce n’est pas parce que vous êtes un député que vous avez raison : vous êtes pro-européen, donc vous êtes un libéral ".

Je suis horrifié. J’en veux énormément à ces soi-disant associations d’éducation populaire, à la trahison de ces clercs qui, à coup de mensonges, ont tourné la tête de ce pauvre monsieur. Sans compter que, gorgé de ces mensonges, cet homme a probablement voté Non au TCE, c’est-à-dire Non à une réforme qui aurait permis pour la première fois au Parlement européen de voter le budget de la politique agricole commune, et qui lui donnait le droit de révoquer dans les deux mois une « décision de l’exécutif », telle qu’une autorisation d’OGM. Sachant que les députés européens, même de droite, sont largement contre les OGM (parce que ces députés sont sous la pression directe des consommateurs), on peut considérer que la victoire du Non au TCE fut la plus lourde défaite juridique des militants anti-OGM.

Mais allez donc expliquer ça… Justement, je suis en train de lire une BD de Will Eisner, The Plot. The secret story of the protocoles of the elders of Zion (Le Complot, L’histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion). Le livre est préfacé par Umberto Eco, qui écrit : « L’aspect le plus extraordinaire des Protocoles des Sages de Sion n’est pas tant l’histoire de leur conception que celle de leur réception… Ce ne sont pas les Protocoles qui produisent l’antisémitisme, c’est le besoin profond du peuple d’identifier un Ennemi qui les induit à croire aux Protocoles. »

Sous l’influence de dieu sait quelle lecture, ce pauvre monsieur, présent à une manif contre le champ d’OGM d’une coopérative française, autorisée par le gouvernement de Sarkozy, en était arrivé à croire plus dur que fer que c’est « l’Europe » qui obligeait Sarkozy à accepter des OGM…

Des Verts à la CNT

SagesDeSion

La BD de Eisner raconte comment fut forgé ce faux, aujourd’hui universellement célèbre, par la police du Tsar, afin d’abattre les réformistes modernisateurs russes en identifiant leurs propositions de démocratisation à un complot juif, et en mêlant dans le même opprobre les juifs et l’aspiration aux réformes démocratiques.

À l’origine, il y a d’abord un livre de Maurice Joly, républicain opposé à Napoléon III, qui écrit en 1864 un pamphlet, le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Ce qui est intéressant dans ce livre, c’est qu’il montre comment la dictature de Napoléon III est née et se maintient avec l’apparence de la démocratie formelle : les élections, les référendums, les Droits de l’Homme. Notons que si Montesquieu a toujours été considéré comme un démocrate, Machiavel était très mal vu à l’époque : il en reste l’adjectif « machiavélique ». Ce n’est qu’avec l’introduction de la pensée de Gramsci en France que la gauche française a commencé à penser du bien de Machiavel.

Dans le Dialogue aux enfers, l’infâme Machiavel est évidemment Napoléon III. Mais ce qui est très intéressant dans le bouquin de Joly, c’est qu’il place dans la bouche de Machiavel, qui convainc peu à peu Montesquieu, un discours expliquant au fond comment la démocratie « libérale », ou « bourgeoise » ou « formelle » peut conduire à la dictature. J’insiste cependant : le livre de Joly est clairement d’inspiration républicaine et vise Napoléon III.

C’est à partir de ce livre, donc, qu’en 1898 un agent tsariste nommé Mathieu Golovinski rédige le soi-disant compte-rendu (Protocoles) d’une réunion entre des « sages » juifs, cela dans l’ambiance de l’affaire Dreyfus en France et de la naissance du sionisme en Autriche et en Suisse. Il lui suffit de mettre dans la bouche des comploteurs juifs, les « Sages de Sion », le discours infâme du Machiavel de Joly et de remplacer partout le mot « peuple » par le mot « goyim » (le peuple non juif), pour faire croire qu’il s’agit d’un plan des juifs pour établir leur dictature… sous couvert de la démocratie, des élections et des droits de l’Homme, et grâce à leurs capitaux. Coup double, donc, pour les forces réactionnaires de la Russie : on peut ainsi justifier les pogroms et discréditer les libéraux-démocrates.

Après la Première guerre mondiale et la chute du tsarisme, le livre, via la Pologne, parvient en Occident et, de là, dans le monde entier. Il servira d’argumentaire pour les nazis, et aujourd’hui encore pour les islamistes.

Le livre d’Eisner raconte la fabrication du faux et comment, en 1921, la supercherie est démontrée par le simple rapprochement entre le livre de Joly (le Dialogue aux enfers) et les Protocoles. La publication de la démonstration du plagiat dans le Times n’entrava pourtant pas la sinistre carrière des Protocoles. Ni l’ouverture des archives de la Russie, après la chute de l’Union soviétique, qui permet, en 1999 ( !) d’identifier l’auteur du faux, Golovinski (lequel avait habilement senti le vent, et était devenu un cadre de la jeune Union soviétique). Il y a encore des dizaines de millions de gens de par le monde pour croire en la véracité de ce faux, parce qu’ils ont « besoin » d’y croire.

Ce qui m’impressionne, dans la préface d’Umberto Eco, c’est qu’elle montre que Joly a pu lui-même s’inspirer très largement de la littérature des feuilletons populaires, visant soit les juifs, soit les francs-maçons, tels que le Juif errant, 1844, d’Eugène Sue, ou le roman Biarritz d’Hermann Goetsche (1868).

Autrement dit, les choses sont encore plus graves que ne le dit Umberto Eco. Derrière le succès des Protocoles, il n’y a pas seulement le « besoin d’antisémitisme » du peuple, mais également l’aversion profonde d’une partie des classes populaires non organisées envers la démocratie formelle (la « démocratouille »), leur préférence pour un chef et pour l’autorité, ce qui produira en France les succès du bonapartisme puis du boulangisme. Il faudra la montée du socialisme organisé et, à l’intérieur de celui-ci, la victoire de Jaurès sur les tendances ouvriéristes de Jules Guesde, pour que les forces socialistes assument ouvertement la défense de la démocratie. Par exemple, Jules Guesde était opposé à ce que le Parti ouvrier Français prenne la défense d’un officier de l’armée française injustement emprisonné parce que juif : Alfred Dreyfus, et c’est Jaurès qui orientera pour près d’un siècle le mouvement ouvrier vers des positions « dreyfusardes », le socialisme démocratique..

Cet heureux temps n’est plus. Au début du 21e siècle, la classe ouvrière française, totalement désorganisée, est dominée par le Front national et recherche à nouveau un ennemi extérieur pour comprendre ses malheurs, ennemi auquel elle assimile la démocratie formelle et les droits de l’Homme. On se souvient par exemple (et, si on ne s’en souvient pas, on lit l’épouvantable florilège de Dominique Reynier, Le vertige social-nationaliste) que les adversaires du TCE proclamaient que le doublement des pouvoirs du Parlement élu et la Charte des Droits fondamentaux n’avaient guère d’intérêt dans un monde régi par la concurrence libre et non-faussée !

C’est donc avec horreur que je lis, sur une dizaine de pages, la mise en parallèle du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu et des Protocoles. Inutile de reporter ici ce que disent les Protocoles des Sages de Sion : en général ils se contentent de recopier le Dialogue aux enfers en remplaçant, comme je l’ai dit, « le peuple » par « le peuple des non-juifs ». Mais voyons ce qu’écrivait Joly (je dis bien Joly, le républicain, l’ennemi de Napoléon III et non pas les Protocoles !) : « D’immenses populations sont rivées au travail par la pauvreté, comme elles l’étaient en d’autres temps par l’esclavage. Quelle différence, je vous le demande, peuvent faire vos fictions parlementaires pour leur bonheur ? Vos grands mouvements politiques ont finalement seulement abouti au triomphe d’une minorité privilégiée par la chance, comme l’ancienne noblesse l’était par la naissance. Quelle différence cela fait-il pour le prolétariat ployant sous le travail que quelques porte-paroles aient le droit de parler ? Vous avez créé des Droits qui seront purement académiques pour la masse des gens, vu qu’ils ne pourront pas s’en servir. Ces Droits, dont la loi lui permet la jouissance idéale, et dont la nécessité lui refuse l’exercice réel, ont pour le peuple l’amère ironie de la défaite ».

Attention, hein ! ça c’est ce que Joly fait dire à Machiavel-Napoléon III pour abuser les masses, et ce que les tsaristes font dire aux juifs pour abuser de la crédulité des non-juifs. Je retraduis ici de l’anglais, vous avez le texte originel français en cliquant ici.

Vous vous souvenez de ce que disait, encore récemment, dans L’Humanité et dans Politis, un célèbre noniste refusant l’idée même qu’une constituante élue ou le Parlement européen de 2009 puisse rédiger une constitution pour l’Europe (voir le PS de mon billet du 20 avril) ? « Je n’ai pas du tout le sentiment que, dans trois ans, pourrait émerger du scrutin européen une majorité favorable à une Europe européenne, attachée à réaliser une alternative politique, économique, sociale et écologique au système que nous subissons. Pour toutes ces raisons, il me paraît suicidaire de proposer que le prochain Parlement européen soit constituant.” (L’Huma) « Il faut qu’émerge une volonté politique forte venant d’un pays important pour ouvrir des perspectives… Un président de la République qui aurait le courage de poser les termes du débat dans ceux que je viens d’indiquer pourrait se saisir de l’occasion. » (Politis)

Eh bien, voici ce que dit Machiavel-Napoléon III dans le Dialogue de Joly : « Où avez-vous jamais vu qu’une Constitution digne de ce nom puisse être le résultat d’une délibération populaire ? Une constitution doit surgir toute armée de la tête d’un Homme seul. »

Je ne pense pas que ce penseur se soit directement inspiré du Dialogue ni des Protocoles. Non, il puisait librement dans un vieux fonds populaire de haine de la démocratie « libérale », « bourgeoise », « formelle ».

Cinema

L’action de notre camarade Gérard Onesta, vice président Vert du Parlement européen, a permis la création d’un Prix Lux du Parlement européen pour le cinéma. Le film choisi sera soutenu par le Parlement, sous-titré et diffusé dans tous les pays de l’Union. Le jury est composé des eurodéputés.

Nous avons le choix entre trois films, un film roumain, 4 mois, 3 semaines, 2 jours, un film portugais mais situé à Paris, Belle toujours, et un film allemand, De l’autre côté. Les projections s’étendent sur deux semaines à Bruxelles. Mercredi je visionne les deux premiers, la suite… la semaine prochaine.

D’ores et déjà , je trouve le film roumain magnifique et le film d’Oliveira décevant (alors que j’ai revu plusieurs fois Val Abraham). Problème : entre temps le film roumain a obtenu la palme d’or à Cannes et on ne voit pas bien ce que le Prix Lux ajouterait à sa gloire… Sinon, quand même, le financement de son sous-titrage dans toutes les langues de l’Union.

BeeTime, Photo azrainman, sous licence CC.



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