L’heure de gloire des centristes
par Alain Lipietz

vendredi 27 avril 2007

Cette semaine à Strasbourg, les Verts s’excitent comme des puces pour susciter des soutiens européens à Ségolène Royal. Pour les communistes de la GUE : pas de problème, c’est fait, tous pays confondus. Le gros morceau, c’est bien sûr les centristes. Ça tombe bien : par hasard, deux rapports nous donnent l’occasion d’illustrer les convergences européennes, "l’arc Royal" entre centristes (ALDE) - socialistes (PSE) – écologistes/régionalistes (Verts/ALE) – communistes et écologistes nordiques (GUE).

De notre poste d’observation européen, nous sommes particulièrement conscients qu’une victoire de Sarkozy et de l’UMP signifierait une rupture dans l’histoire de la société française de l’Après-Guerre : un mélange de Thatcher et de Berlusconi. De ce genre d’expérience on ne sort, avec difficulté, et dix ans après, que par un Blair ou un Prodi.

Plus particulièrement, pour nous autres eurodéputés, et même si ça n’a pas pesé bien lourd dans la campagne française, l’enjeu est très clair du point de vue de la relance de l’Europe. Sarkozy est favorable au « Plan B » de Blair et de Merkel : une conférence intergouvernementale rédige un mini traité très intergouvernementaliste, adopté au niveau des Parlements nationaux. Ségolène défend une vraie renégociation, tâchant d’introduire un protocole social, le tout ratifié par référendum.

Et enfin, en tant que Verts français, il est clair que ces 15 jours sont la plus grande chance que nous ayons jamais eue d’obtenir l’introduction de la proportionnelle aux élections législatives françaises, seul moyen de faire exister de manière autonome et le Centre et les Verts à l’Assemblée nationale.

Centristes

Les Centristes sont bien sûr la clé de l’élection. Cette situation inconfortable est le produit direct de la campagne du PS français sur le thème « Votez Ségolène, votez utile contre Sarko-Le Pen ». Or il était évident dès le début de la campagne qu’à ce compte, le vote utile au premier tour c’était Bayrou, car il aurait bénéficié des reports de toute la gauche « rationnelle » au second tour, comme Chirac face à Le Pen. Et même si Sarkozy l’avait emporté sur Bayrou, c’aurait été au terme d’une lutte sanglante, et on ne voit pas très bien comment, en juin, aux législatives, les reports auraient pu se faire de l’électorat Bayrou vers les candidats UMP. La gauche, alliée de fait, ou explicitement, avec le parti de Bayrou, aurait donc gagné les élections législatives, et c’est cela qui importe : selon la constitution française, c’est la majorité parlementaire qui impose la couleur du premier ministre et sa politique.

Juste avant l’élection, le PS ayant persisté dans cette stratégie suicidaire, l’argument du « vote utile pour Ségolène » l’emportant manifestement dans le « peuple de gauche » alors qu’il ne servait et ne menait pourtant à rien, il ne restait plus qu’à voter selon ses convictions. C’est ce que j’ai fait, et je remercie encore Dominique Voynet pour la belle et courageuse campagne qu’elle a menée, et qui me permet aujourd’hui d’être fier de mon vote.

La situation est désormais la suivante : il faut obtenir le ralliement du maximum de l’électorat de Bayrou sur la candidate du PS, sans perdre celui de Besancenot. Ce qui est nettement plus difficile. Le calcul montre qu’il faut rallier un peu plus de 50% des bayroutistes. Pas gagné, mais pas impossible (j’ai énuméré mardi 4 thèmes communs Bayrou-Royal-Écolos-Besancenot).

Or, le laboratoire d’une telle alliance (du centre à l’extrême gauche) existe : en Italie. Depuis des années, la gauche (« l’Olivier », c’est-à-dire essentiellement les sociaux démocrates et les ex-communistes) sont alliés avec le centre-gauche (« la Marguerite », c’est-à-dire essentiellement des démocrates-chrétiens progressistes et des écologistes) et l’extrême gauche (Rifondazione comunista). Le leader de la coalition vient tantôt de la Marguerite (Rutelli, Prodi), tantôt de l’Olivier (D’Alema). C’est une coalition autour de Prodi qui a pu renverser, deux fois, Berlusconi. Coalition instable et déchirée par la question religieuse (le PACS…) comme par la question des 35 heures « par la loi », mais qui parvient jusqu’ici à se reformer. Les racines sociologiques et politiques de cette alliance du centre et de la gauche vont bien au delà de l’Italie.

Cette situation ne présente pas que des inconvénients pour les Verts qui ne sont plus enfermés dans un tête-à-tête avec le PS, sans avoir pourtant à revenir au ni droite ni gauche, et dans le cas de la France, c’est pratiquement le seul espoir d’obtenir la proportionnelle qui leur garantirait, à eux comme aux centristes, une existence à l’Assemblée nationale. Bien entendu, on rêverait que l’axe de la société se situe plus à gauche, mais ce n’est manifestement pas le cas en France. Cela peut changer : rappelons tout de même que la gauche a remporté pratiquement toutes les élections en 2004. Mais depuis, plusieurs crises fondamentales (la question de la laïcité, le référendum sur la Constitution européenne) ont profondément divisé et partiellement démoralisé la gauche française. Enfin, le mépris du PS pour les Verts a empêché la coalition gagnante de 1997.

Bref, coincés à Strasbourg par la plénière du Parlement (encore que Dany se paie un aller-retour Montpellier pour un tonitruant soutien à Ségolène), les eurodéputés Verts n’ont qu’une façon de se rendre utiles : obtenir le soutien européen des communistes et des centristes à la candidate socialiste. Bien entendu, il est hors de question d’obtenir un soutien des membres UDF de l’ALDE (ils suivent la prudente tactique de leur patron), mais nous comptons sur les Italiens. Ceux-ci n’osent pas se prononcer tant que Bayrou n’a pas lui-même franchi le Rubicon. C’est d’autant plus étrange que Marguerite et Olivier viennent de fusionner dans un « parti démocrate ». Mais on ne sait toujours pas si ce PD siègera au PSE ou à l’ALDE. N’empêche, nous apprenons que leur leader, le Premier ministre italien Romano Prodi, enverra un message de soutien vidéo pour le meeting de Ségolène à Lyon. Des libéraux-démocrates d’autres pays acceptent de signer pour Ségolène, « pas en tant que libéraux mais en tant que démocrates » !

Extrême droite

Mais en fait, cette semaine à Strasbourg, c’est l’extrême droite européenne qui ouvre le bal : la coalition au pouvoir en Pologne (« Nice ou la mort » !), PiS et Ligue des Familles Polonaises. Assez bizarrement, les députés de chacun de ces deux partis se répartissent sur le PPE et deux groupes différents de la droite de la droite : l’UEN (non représentée en France) et Indépendance et Démocratie (où sont les villiéristes et qui s’exprime parfois sur Bellaciao).

Le scandale éclate dès le premier jour. Le grand historien, haute figure intellectuelle de Solidarnosc, Bronislaw Geremek a refusé par principe de signer la nouvelle déclaration qu’exige la coalition au pouvoir : n’avoir eu aucune collaboration avec le régime communiste (collaboration de quoi et quand ? c’est bien là le piège). Le gouvernement polonais l’a immédiatement destitué de sa charge de député européen.

En début de session, l’un après l’autre, tous les présidents de groupe, des communistes à l’UEN elle-même, en passant par les Verts, les socialistes, l’ALDE (parti de Geremek) et la droite gouvernementale (le PPE, dont est membre Poettering, le président du Parlement européen), expriment leur ferme solidarité à Geremek, sous les huées des députés polonais de l’UEN.

Le lendemain, le président Poettering, au nom de la Conférence des présidents, renouvelle son soutien, annonce que les services juridiques se saisissent du dossier, mais que, de l’avis général, l’immunité parlementaire est garantie à Geremek.

Deuxième offensive de l’extrême droite polonaise : elle demande le report du rapport sur la lutte contre l’homophobie. La bataille a lieu d’abord le mercredi, sur l’ordre du jour. Le PPE se déclare « pour », déclarant que ce rapport « n’aurait plus d’objet car le Premier ministre polonais a retiré ses propos anti-homosexuels ». Bien mobilisés, les Verts, la gauche et les centristes obtiennent le maintien du rapport à l’ordre du jour. Il sera voté le jeudi sans problème.

Première concrétisation de "l’arc Royal" », des centristes aux communistes !

Enfin… des centristes… Certains sont très catholiques. L’UDF, dont Bayrou vient d’annoncer la transformation en Parti démocrate, proclame la liberté de vote pour ses députés dans ce texte contre l’homophobie. Certains UDF, désormais PD, votent donc « contre ». Ça ne s’invente pas ! Sourires chez les Verts…

Economie

Sur les rapports à caractère économique, la situation est un peu plus complexe, et montre bien les ambiguïtés des centristes.

Il y a d’abord le vote sur le Livre vert de la Commission proposant d’instituer dans tous les pays des procédures d’actions collective des consommateurs, au civil, contre les ententes et cartels illicites des grandes entreprises. Exemple typique : les accords SFR-Bouygues-Orange pour maintenir artificiellement élevé le prix des communications sur les portables.

Il s’agit, pour la Commission, de renforcer sa politique contre la concurrence faussée : en plus des amendes qu’elle inflige aux cartels, elle veut associer les consommateurs et leurs organisations à la lutte contre ces ententes illicites des grands monopoles. Un combat typiquement de gauche (lutte contre le capitalisme monopoliste) mais aussi … parfaitement libéral (lutte contre les pratiques anti-concurrentielles) !

En commission, le rapporteur socialiste espagnol Antolin Sanchez Presedo, a réalisé un autre « arc Royal", de l’ALDE aux communistes en passant par les socialistes et les Verts. Et le PPE s’y oppose, naturellement au nom de la défense des entreprises européennes.

On passe aux votes des amendements PPE. Le « front Ségolène » l’emporte sans problème. L’extrême droite, assez désorientée par ce débat un peu technique, vote tantôt avec le PPE, tantôt avec nous quand l’enjeu pour les consommateurs devient trop évident.

Plus compliqué est le rapport Lauk sur les finances publiques dans l’Union économique et monétaire en 2006. Lauk est d’une extrême violence contre la réforme du pacte de stabilité intervenue en 2005, qui avait apporté un peu plus de souplesse et éliminé justement les aspects les plus stupides du « pacte stupide », comme disait Prodi. Il va jusqu’à demander que soit déclarée anticonstitutionnelle, pour tous les États-membres, et à partir de 2015, l’existence d’un déficit budgétaire !

Cette proposition ressemble de loin à celle de Bayrou, qui propose de rendre inconstitutionnel le déficit du budget de fonctionnement de l’État (hors investissements) : mesure qui n’est pas absurde et qui est déjà la règle pour les collectivités locales françaises. Mais ici, il s’agit de l’ensemble du budget et pas seulement du budget de fonctionnement, et dans ce cas, c’est absurde.

Les Verts et les communistes ont évidemment présenté un amendement de suppression du paragraphe contenant cette position extrémiste et archi stupide, qui va nettement plus loin que les critères de Maastricht, lesquels autorisent un déficit jusqu’à 3% du budget. Nous perdons à quelques voix près…

Suivent alors plusieurs amendements visant à adoucir ce paragraphe extrémiste. Rappelons que en juin 2005, juste après le Non, le PPE et l’ALDE avaient fait bloc pour condamner le laxisme du pacte de stabilité réformé. Cette fois, la proposition la plus acceptable est justement celle de Sophia in ‘t Veld, de l’ALDE : elle me paraît intéressante quant à l’idée, mais maladroite dans sa tentative d’amendement d’un paragraphe invendable. Elle précise : « demande au Conseil de veiller à ce que les États-membres dont la dette publique est d’un poids insupportable rendent tout nouveau déficit public soit inconstitutionnel soit illégal d’ici à 2015 ».

L’idée juste, c’est qu’elle introduit, pour une future nouvelle réforme du pacte de stabilité, l’idée du stock de dette déjà accumulée. Il est évident qu’un pays ayant déjà une énorme dette publique par rapport à son PIB doit consacrer chaque année des sommes considérables aux remboursements (c’est le cas de la France) et doit s’efforcer de ne plus du tout augmenter sa dette par un nouveau déficit public. Mais ou bien cette interdiction est d’ordre légal, et ça veut dire que la loi de finance, chaque année, ne doit pas augmenter la dette quand celle-ci est déjà « insupportable », ce qui est une évidence et qui est déjà prévu par la version 2005 du pacte de stabilité. Ou bien tout déficit public est rendu inconstitutionnel, et à ce moment-là, il reste inconstitutionnel même quand la dette publique a été ramenée dans des limites raisonnables, ce qui est absurde.

Tenant compte et de la bonne intention et de la réalisation maladroite, j’ai proposé aux Verts de s’abstenir sur cet amendement qui, bien entendu, passe, les socialistes, les libéraux et sans doute même (il n’y a pas eu de vote nominal) une partie de la droite, l’adoptant. Au total, le rapport (qui reste exécrable) est adopté par la coalition traditionnelle « à l’Allemande » (PSE + PPE), plus les libéraux.

Dans mon courrier, je trouve les suites de ma discussion avec l’IATA (Association internationale des transports aériens). Une lettre assez sèche, du genre : « Vous n’avez pas très bien compris ce que nous voulions dire à propos de l’opposition des pays tiers à ce que l’Europe inclue les émissions de gaz à effet de serre dues à l’aviation dans son système de quotas ; nous vous communiquons une lettre des ambassadeurs de ces pays ».

Et, cheveux dressés sur la tête, je découvre en effet une lettre collective des ambassadeurs des pays anti-Kyoto (États-Unis, Canada, Australie), mais signée aussi par les ambassadeurs de la Chine, du Japon et de la Corée, intimant quasiment à l’Europe l’ordre de renoncer à cette initiative unilatérale. On croirait vraiment lire une lettre de l’ambassade des États-Unis au gouvernement d’une république bananière de l’Amérique centrale ! C’est bien la souveraineté européenne qui est contestée. On ne se serait pas permis ça avant l’écroulement de l’Europe politique.

Voir Lettre de l’ambassadeur des Etats-Unis et quelques autres pays à la présidence du conseil européen pdf, 70 ko.

Les Verts sont traditionnellement pour une Europe unie, mais pas pour une "Europe puissance". Pour ceux qui doutent que, pour être juste, l’Europe doit aussi être forte (selon la formule pascalienne), la diffusion ce genre de lettre pourrait s’avérer utile.

Bon, c’est pas tout ça, il faut que j’aille campagner pour Ségolène. Tous sur le pont et à l’abordage ! Au moins on aura essayé…



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