Ponce Pilate à Bordeaux
par Alain Lipietz

mardi 27 mars 2007

Après deux séances publiques, dont une solennelle (à 9 juges !), la Cour d’appel administrative de Bordeaux vient de rendre le jugement le plus inattendu en réponse à l’appel interjeté par la SNCF du jugement de Toulouse : « la justice administrative n’est pas compétente pour juger la SNCF » !

Ce jugement tient en une demi-page d’explications sur la "compétence", et se résume à une dernière phrase : « Ainsi, eu égard aux conditions dans lesquelles ces transports étaient effectués, la SNCF ne peut être regardée comme ayant, par les prestations requises, assuré l’exécution d’un service public administratif, ni davantage comme ayant disposé de prérogatives de puissance publique dont l’exercice serait à l’origine des dommages allégués (sic) ; que dès lors, le présent litige, qui met en cause la responsabilité d’une personne morale de droit privé, relève de la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire ».

Vous avez bien lu, la SNCF, personne morale de droit privé, n’est pas un service public administratif, même pas dans le cas particulier où elle enfermait, assoiffait, humiliait ("allèguent-ils") et en tous cas transportait des présumés juifs qui n’étaient pas ses clients, mais des femmes, hommes, enfants, vieillards détenus sur ordre de l’État. Elle doit être jugée comme un vulgaire commerçant.

La Cour aurait pu en rester là, mais elle fait précéder cette phrase de quelques vagues considérants : « Il ne résulte pas de l’instruction que ces transports aient donné lieu à la conclusion par la SNCF d’une convention spéciale les organisant dans leur ensemble ; que d’autre part, et alors même que des agent de la SNCF ont participé à des réunions techniques destinées à coordonner l’exécution de ces transports, les conditions dans lesquels ceux-ci devaient être réalisés (…) étaient fixées par l’occupant et mises en œuvre par les autorités de l’État ». Ce considérant est pour une part surprenant, et pour une part contradictoire avec la conclusion.

* Surprenante : l’instruction a bel et bien rappelé que la SNCF avait passé avec l’Etat une « convention spéciale », régissant les "transports de l’espèce". C’est au nom de cette convention spéciale que, même après la Libération, la SNCF exigeait de la République le paiement de son crime, en menaçant l’État d’intérêts moratoires. Si cette convention n’a jamais existé, ce que nul n’a jamais allégué, alors la SNCF doit rembourser l’État !

* Contradictoire avec la conclusion : si c’était sur ordre de l’État et dans des modalités techniques déterminées par elle-même, il s’agissait donc bien d’un service public administratif. L’instruction a d’ailleurs montré que les consignes de l’État impliquaient de donner de l’eau et de faire voyager femmes et enfants dans des wagons de troisième classe, ce qui n’a pas été le cas. Donc la SNCF a bien utilisé son autonomie "technique" pour aggraver, parfois jusqu’à la mort, jusqu’à la folie, la souffrance des juifs qu’elle transportait. La Cour aurait pu juger (comme l’avait recommandé le commissaire du gouvernement) que la faute de la SNCF n’était pas distincte de la faute de l’État. Car, rappelons-le , la condamanation de l’Etat pour l’ensemnble de son oeuvre de déportation reste acquise, et c’est à mes yeux l’essentiel. Non : la Cour dit à la fois que la Sncf participait à l’élaboration de ces consignes, ignore qu’elle allait encore au delà dans leur caractère criminel… mais pour conclure que la SNCF ne relevait pas de la branche de la justice ayant à juger des fautes des services publics !

En réalité, derrière cette argumentation confuse, fausse et contradictoire, la Cour d’appel administrative de Bordeaux, super embarrassée, se lave les mains de cette affaire et invite les victimes (mon oncle et mon père) à s’adresser au Conseil d’État, laissant à celui-ci la responsabilité d’imputer ou non à un service public la complicité de crime contre l’humanité. Elle a peut-être raison, mais c’est fort inélégant.

C’est fort inélégant et c’est grave : en affirmant qu’une personne morale de droit privé ne peut pas relever de la justice administrative (ce qui va à l’encontre de toute la jurisprudence actuelle traitant des organisateurs de matchs de football ou tout autre service au public), la Cour d’appel administrative de Bordeaux vient de décréter une capitulation devant la conception anglo-saxone des services publics. Il n’y aurait plus à attendre, en France, d’autres services publics que ceux de l’Administration. Tout le reste relèverait du droit privé. Même l’Union européenne, dans sa conception des SIEG, n’ose aller jusque là dans la dérive néo-libérale. Ce ne sont pas seulement les quelques milliers de survivants de la Déportation qui sont en cause dans cet arrêt, ce sont tous les usagers, tous les cheminots, tous les travailleurs des services publics…

Pire, ceux des juifs qui, méfiant envers la justice française, avaient préféré avoir recours à la justice new yorkaise (devant laquelle la SNCF se revendique bel et bien comme un morceau de l’État français) se trouvent ainsi justifiés dans leur démarche. À suivre la Cour de Bordeaux, la France se reconnaît comme un État trop minable pour pouvoir se juger elle-même. Justiciables, allez vous faire juger en Amérique !

Eh bien non. Nous irons en Conseil d’État.

PS Le compte rendu de mon voyage en Bolivie de la semaine dernière commence à etre retranscrit sur ce blog : cliquez ici.



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