Choquet, Bové, Hulot, élargissement, BEI…
par Alain Lipietz

jeudi 30 novembre 2006

Cette « délégation Communauté andine » me prend énormément de temps, et me coupe un peu des débats européens… Alors, dans ce blog de retour, je vous parlerai un peu de tout.

Dans mes longs vols transatlantiques, je lis les journaux en retard, et, de retour en Europe, je dois éponger d’autres retards. J’apprends ainsi la mort de Gustave Choquet. Je constate tristement que j’arrive à l’âge où commencent à mourir mes pères spirituels à un rythme où je ne peux leur consacrer les quelques lignes que mérite leur respect. Je n’avais rien écrit au décès de Pierre Vidal-Naquet. Pourtant, il fut aussi un de mes « pères », à la fois comme militant politique (celui de la guerre d’Algérie, celui aussi de l’appel Arc en ciel, en 1988, au travers lequel tant de militants de la gauche post-soixante-huitarde rejoignirent les Verts) et comme historien de la Grèce antique, dont Le Chasseur noir avait nourri ma vision d’Hippolyte.

Gustave Choquet était certainement moins connu des militants. En fait, les notices nécrologiques n’en parlent même pas comme intellectuel engagé. Il fut mon professeur d’analyse et de topologie à l’École polytechnique, et j’avais adoré l’extrême simplicité avec laquelle il introduisait les notions et démontrait les théorèmes les plus fondamentaux. Je découvris, à la lecture de son livre de géométrie pour l’enseignement secondaire, que cette simplicité reflétait un engagement intellectuel profond : un refus de l’abstraction pour l’abstraction, chère aux mathématiciens français « bourbakistes ». Dans ce merveilleux manuel, il extrayait les concepts et les axiomes de la géométrie euclidienne de l’expérience concrète qui fut celle des premiers arpenteurs, et qui pouvait être celle des élèves. Après seulement, on pouvait bien développer les mathématiques comme déductions logiques à partir d’axiomes tombés du ciel…

Cette intuition d’un engagement secret se confirma en mai 68. Il fut le seul, avec le beaucoup plus « engagé » Laurent Schwarz, à participer régulièrement au Comité d’Action des élèves et des profs de gauche qui avaient pris le contrôle de l’Ecole. Il y siégeait sans se départir de son affabilité, mais sans chercher à réfréner le mouvement.

J’aime ce type d’hommes et de femmes dont l’engagement politique et les recherches parfois recoupent ma propre trajectoire de façon inattendue. Par exemple, au retour du Pérou, je trouve un mail d’Eveline Caduc, dont j’avais apprécié le site pédagogique qu’elle a créé sur Mallarmé et qui avait alimenté ma propre recherche. Nous avions correspondu à ce sujet, et voilà qu’elle me remerciait pour la bouffée d’espoir que lui apportait… la publication de mon article sur l’Europe dans Le Monde. J’apprenais du même coup son engagement au service du dialogue interculturel euro-méditerranéen, et découvrait son roman La maison des chacals sur la confrontation des mémoires de la guerre d’Algérie.

Et puis bien sûr, je découvre la nouvelle attendue : José Bové jette l’éponge. Ce dernier avatar de la « dynamique du Non » (qui a déjà à son tableau de chasse l’Europe politique, ATTAC et peut-être demain la Confédération paysanne) m’avait paru d’emblée inéluctable. Le rassemblement des Non, fussent-ils « de gauche », ne pouvait que se heurter non seulement aux logiques d’appareils, mais à des divergences politiques profondes. Entre ceux qui veulent s’atteler ici et maintenant à la transformation de la société (et donc mettre les mains dans le cambouis des politiques publiques) et ceux qui veulent simplement protester et lutter « contre ». Entre ceux qui voulaient plus d’Europe politique et ceux qui ne voulaient pas d’autre Europe que celle des luttes ou des gouvernements. Entre ceux qui vont faucher les champs d’OGM et ceux qui dans L’Huma défendent jour après jour le nucléaire et l’EPR, entre les idéalistes du mouvementisme et les vieux routiers du bourrage des urnes et des comités.

José Bové, s’il avait accepté d’être le candidat de l’écologie politique, s’il avait su voir à la fois les avancées et les limites du Traité établissant une Constitution pour l’Europe, par rapport à l’Europe telle qu’elle reste grâce au Non et que dénonce justement la Confédération paysanne, aurait peut-être pu mettre son prestige acquis dans le syndicalisme au service d’une cause politique. Aujourd’hui, le profond « désir de vert » qui s’exprime dans la société se reporte sur un autre militant associatif, Nicolas Hulot.

Cette aspiration populaire à une forme de représentation politique ancrée dans le militantisme associatif est profondément saine. Je ne suis pas sûr qu’elle puisse idéalement se réaliser à travers le raccourci d’une candidature présidentielle. Être militant politique, élu, opposant ou à l’éxécutif, c’est souvent casse-pied, et de ce fait les politiques apparaissent comme des casse-pieds. Mais ce sont bien des réponses politiques qui seront attendues des électeurs au cours d’une campagne politique. Bref, je persiste à penser que la meilleure solution reste le soutien plus actif, plus propositionnel et plus exigeant du mouvement associatif écologiste à la candidate la plus résolument écologiste, celle des Verts, Dominique Voynet. Et j’ai plutôt l’impression qu’Hulot n’est pas en désaccord avec ça.

Autre grande nouvelle pour moi : l’élection de Rafael Correa en Équateur. On s’en doutait un peu, et j’avais tenu à le rencontrer lors de notre dernière mission officielle en Equateur. Il m’était apparu plutôt comme un Stiglitz que comme un Chavez… C’est en tout cas un immense plaisir et un terrible défi. Cette délégation pour la Communauté andine est vraiment passionnante ! Prochaine visite en Équateur : mars 2007. Ou avant, si ça se gâte

A part ça, retour à Bruxelles, et le travail habituel. D’abord rédiger les blogs de la semaine dernière, recevoir les associations de soutien aux mouvements progressistes de la Communauté andine, écrire les articles en retard, rédiger ou contrôler les amendements sur les divers rapports en cours d’examen dans les différentes commissions auxquelles je participe, et … voter.

Jeudi, courte plénière. On vote essentiellement les rapports finaux sur… l’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’Union, programmée pour dans un mois ! Procédure ridicule : il est beaucoup trop tard pour dire Non. On se souvient comment le Parlement s’était dessaisi de tout pouvoir de contrôle en votant à l’avance qu’en tout état de cause, la Bulgarie et la Roumanie entreraient dans l’Europe le 1er janvier 2007, mais s’était réservé un vague droit de contrôle. Voilà qui est fait. À mon avis, on aurait du dire « Oui » à la Roumanie, mais « pas encore » à la Bulgarie. D’ailleurs, c’est sur la Bulgarie qu’ont lieu les deux accrochages autour d’amendements verts. Le premier critiquant une centrale nucléaire, passe de justesse. Le second, critiquant le traitement des minorités nationales, est rejeté.

Le matin avant les votes, j’ai pu participer à la première table ronde de la très intéressante intitiative de CEE Bankwatch : « Le droit de faire appel » (contre les crédits accordés à certains projets de développement par les Institutions financières internationales, dont la BEI). Cette table ronde était intitulée : « Why the accountability of financial institutions is important ? Need for accountability in the context of democracy deficiency », ce qu’on peut traduire à peu près par « Pourquoi le devoir des institutions financières de rendre des comptes est important ? Le devoir de responsabilité dans le contexte des déficiences de la démocratie ». Dans mon intervention, je rapproche ma visite de la semaine dernière dans le Piura péruvien et mon dernier rapport sur la conditionnalité des garanties offerts par l’Union aux prêts de la BEI pour les projets dans le Tiers Monde… Occasion de discuter ce qu’on appelle "développement".



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