ICV. Benoît XVI
par Alain Lipietz

lundi 18 septembre 2006

Samedi, journée à Barcelone pour la fête de Traball, journal de Initiative pour la Catalogne Verte. ICV est très spéciale : elle résulte de la fusion du Parti socialiste unifié de Catalogne, parti communiste né il y a 75 ans, d’autre communistes catalans passés par Bandera Roja, et de jeunes écologistes et féministes. C’est donc un parti Vert qui présente une continuité historique incomparable, qui s’enracine dans la tradition du mouvement ouvrier du siècle passé ! Au nom du Parti Vert Européen, j’étais allé le soutenir pendant la campagne européenne de 2004.

Je parcours l’allée des stands : une exposition montre l’histoire des femmes de ce mouvement. Ça commence avec la guerre d’Espagne, on voit l’exil vers les camps de la région de Toulouse (Gurs), la participation à la résistance française, la déportation en train, la lutte anti franquiste, les luttes populaires après la chute du franquisme… Je pense que toutes ces images font aussi partie de ma vie : pour la guerre d’Espagne, c’est des chansons, des livres ou des films (Pour qui sonne le glas, L’Espoir) les souvenirs d’amis d’origine espagnole. Pour les camps de déportation et la résistance, ce sont mes parents, et le passage du rouge au Vert, c’est moi. Le jeune camarade qui me guide, Ernest, me dit : « Oui, pour toi, c’est une histoire individuelle, pour nous, c’est une histoire collective ».

C’est vrai, et j’en profite. Je regarde les stands des différentes municipalités ouvrières que dirige ICV dans la banlieue populaire de la vallée du Llobregat. Qu’est-ce que c’est, la gestion verte d’un parti issu du mouvement ouvrier ? Eh bien, c’est très vert : leurs premiers thèmes sont très environnementaux (couvrir les autoroutes, planter des espaces verts, gérer correctement les eaux usées), puis vient le système d’aide aux personnes (tiers secteur, etc). Une bonne idée de ce qu’est l’écologie populaire, comme on la retrouve à l’Ile St Denis.

Les réalisations vertes de ICV

Nous avons un premier débat à propos d’un livre sur la gauche écologiste, La Izquierda verde, édité par Angel Valencia Saez (éd. Icaria, Barcelona). Puis c’est le meeting de clôture. Je joue le rôle de vedette européenne avant le discours du secrétaire général, Joan Saura. ICV a voté Non essentiellement parce que le TCE ne proposait aucune avancée pour les nations sans État. En revanche, quand le gouvernement socialiste de Madrid a négocié un nouveau statut d’autonomie de la Catalogne, ils ont voté Oui, contrairement à un groupe encore plus nationaliste qui, avec eux et le parti socialiste, gouverne la région, la Gauche Républicaine de Catalogne (qui a voté Non parce que "c’était pas encore assez"). Il semble que les effets du premier référendum aient été intégrés dans une attitude plus réaliste au second référendum…

Je commence mon intervention en ancrant mon histoire dans la leur. J’évoque comment, sous le franquisme, je rendais visite clandestinement à leurs militants d’alors, comment j’accompagnais des ouvriers espagnols dans les préfectures pour le renouvellement de leurs papiers. « Et maintenant, nous sommes une seule Europe, un seul espace politique de 460 millions d’habitants, des Iles Canaries à la Finlande ! Mais dans la Constitution de Maastricht Nice, cet espace politique est pratiquement vide. Toute la place est occupée par le marché. Nous avons eu des divergences, vous et nous, sur l’opportunité de se saisir des avancées du TCE. Ça, c’est du passé. Maintenant, tous ensemble, nous les Verts européens, nous devons préparer 2009, pour exiger un parlement constituant, pour une Europe sociale, écologiste, féministe et démocratique ! Un autre monde est possible, mais il est dans celui-ci. De ce monde-ci à l’autre monde, nous devons avancer pas à pas ! » Et Joan Saura enchaîne : « Oui, nous devons avancer pas à pas, etc ».

Dimanche matin, dans l’avion du retour, je découvre à la fois les « regrets » du pape Benoît XVI, et le fameux texte qui a mis le feu aux poudres. À première vue, il n’y avait effectivement pas de quoi fouetter un chat. Il s’agit essentiellement d’une réflexion sur la foi et la raison. Selon ce pape universitaire, la raison humaine est quand même analogue à la raison divine : "Ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu". Et de dénoncer les thèses de ceux qui, comme Duns Scott ou Blaise Pascal, opposent un Dieu rationnel et un Dieu totalement transcendant dont la conception de la raison et du bien nous resterait incompréhensible.

Bon, c’est une thèse raisonnable, mais il reste vrai que, dans toutes les religions, il existe des gens pour dire : « Inch’Allah », ou « Les voies du Seigneur sont impénétrables », ou comme Woody Allen : « Si Dieu existe, j’espère qu’il a une bonne excuse ». Je pense que les juifs après la Shoah ne peuvent concevoir qu’un dieu radicalement transcendant à toute conception du rationnel ou du bien.

Mais la bizarrerie, c’est que Benoît XVI a choisi comme accroche une polémique entre un empereur philosophe de Byzance, Manuel Paléologue, et un philosophe persan de la fin du 15e siècle, et c’est une citation de Manuel Paléologue qui a mis le feu aux poudres : " Montre-moi ce que Mahomet a apporté de nouveau, tu y trouveras seulement des choses mauvaises ou inhumaines, comme son mandat de diffuser par l’épée la foi qu’il prêchait ". Et ça, c’est pas rationnel, pas conforme à la nature de Dieu, etc.

Bon, d’accord, ce n’était pas malin, car les chrétiens ne se sont pas gênés (en Amérique "latine"... ) pour imposer leur foi aux indigènes par la force de l’épée ! Mais le pape rappelle la Sourate "Nulle contrainte en religion" et prend ses distances avec le Byzantin : " une rudesse assez surprenante qui nous étonne".

Bref, pas une déclaration de guerre à l’Islam, plutôt une faute de com’, exploitée par les pouvoirs conservateurs du monde musulman, qui en rajoutent. Mais quand même, lisons la suite :

« Le rapprochement entre la pensée biblique et l’interrogation philosophique de la pensée grecque est un fait d’une importance décisive non seulement du point de vue de l’histoire des religions, mais également de celui de l’histoire universelle, un fait qui nous crée des obligations aujourd’hui encore. Il n’est pas surprenant que le christianisme, malgré son origine en Orient, ait en fin de compte trouvé son empreinte décisive en Europe. Nous pouvons l’exprimer également dans l’autre sens : cette rencontre a créé l’Europe et demeure le fondement de ce que l’on peut à juste titre appeler l’Europe ».

La bourde de Benoît XVI n’était donc sans doute pas un appel à la guerre sainte contre l’Islam, mais elle avait un sens géopolitique bien précis.

D’abord, il crédite la pensée grecque de singulariser le christianisme parmi les religions du Livre, et cite pour cela un empereur byzantin. C’est une fleur aux orthodoxes, dans une conjoncture où l’Église catholique essaie de renforcer ses tentacules vers l’Europe de l’Est. Fleur d’autant plus gratuite que les Byzantins avaient tous les moyens de réaliser cette synthèse entre la Bible et la pensée grecque, mais ils ne l’ont pas fait (ils ont plutot fait du christianisme une religion à mystères, furieusement orientale). C’est à des philosophes musulmans d’Andalousie, et notamment Averroès, que les catholiques doivent ce « miracle »…

Surtout, dans un texte qui se prétend un appel au dialogue interculturel, et au dialogue entre foi et raison, il trace une ligne de démarcation au sein des peuples du Livre, entre ceux qui, ayant épousé l’esprit rationnaliste grec, sont européens (les chrétiens), et ceux qui ne l’ont pas fait (les juifs et les musulmans)... et ne font pas partie de l’Europe !

Ce pape est quand même dangereux…



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