Moyen-Orient, Doha, Sncf, Ingrid : dures nuits à Strasbourg.
par Alain Lipietz

dimanche 10 septembre 2006

La vie quotidienne à Strasbourg est extrêmement encombrée pendant la journée. Tous les députés sont là, ce sont donc parfois les seuls jours où l’on peut conclure les négociations menées à Bruxelles. C’est notamment le cas pour les arbitrages sur les énormes piles d’amendements que l’on votera en commission à Bruxelles. C’est là aussi qu’il faut se décider enfin sur ce qu’on va effectivement voter en plénière, quand il y a encore débat au sein du groupe. C’est dire que mes nuits y sont presque aussi occupées que mes jours.

Cette semaine, pas de grosse bataille législative, si ce n’est sur la taxation des voitures particulières, mais qui dit taxe dit « simple consultation du PE ». En revanche, deux grosses résolutions d’actualité : sur le Moyen Orient, et sur l’échec du cycle de Doha. Sur la question du Liban et de Gaza, les Verts tombent assez facilement d’accord sur un excellent texte que je reproduis sur mon site. Assez curieusement, la motion de compromis du Parlement européen n’est pas très éloignée de nos positions de départ, et elle est presque unanimement votée !

Même jeu pour la résolution sur l’échec du cycle de négociations de l’Organisation mondiale du commerce initié à Doha. Là encore, les Verts tombent assez facilement d’accord avec la position préparée avec mes copain-ines de la Commission INTA (International Trade). Le Commissaire au Commerce, Peter Mandelson vient défendre résolument les compromis pour lesquels (d’accord avec Lamy) il s’était battu à Hong-Kong et en juin dernier : en gros, libéralisation générale de l’agriculture, de l’industrie et des services. A notre grand étonnement, il ne reçoit quasiment aucun soutien dans l’assemblée. Non seulement le cycle de Doha semble enterré, mais les députés semblent d’accord pour estimer que le deal défendu depuis plus d’une décennie par Lamy et Mandelson est mauvais, non seulement pour le Tiers Monde mais pour l’Europe, même si l’intransigeance des États-Unis est la principale responsable de l’échec. Encore plus surprenant, la résolution de compromis est à nouveau très proche du texte des Verts (et en plus, vous pouvez la lire en français…). Cette fois, les communistes s’abstiennent.

C’est qu’en effet, l’échec de Doha entraîne l’OMC vers une crise profonde et peut-être vers sa disparition. Les États-Unis ont déjà la parade : le grand retour des accords bilatéraux. Or nous, les Verts, avons toujours considéré que des négociations bilatérales entre le fort et les faibles étaient beaucoup plus défavorables que des négociations multilatérales. C’est pourquoi nous n’avons jamais demandé la disparition d’une Organisation mondiale du commerce, mais une démocratisation et une réorientation de sa politique. Anticipant l’échec de Doha (dû au moins autant à l’intransigeance américaine et aux nouvelles ambitions des puissances émergentes qu’à la contestation des altermondialistes !), nous avons donc défendu une position de principe en faveur du multilatéralisme (c’est à dire en faveur de règles du jeu commercial mondial, mais placées sous la prépondérance des règles démocratiques, sociales et environnementales). Et, comme seconde ligne de défense, des accords bilatéraux d’association de continent à continent, et non de pays à pays.

C’est sur ce point que finalement nous entraînons l’acquiescement de l’assemblée, au grand désarroi des communistes qui, n’ayant pas su faire la distinction entre le principe, juste, du multilatéralisme, et la pratique réelle (injuste) de l’OMC depuis quelques années, ont confondu la forme et le contenu, et se rendent compte aujourd’hui que la perte d’un cadre tel qu’une organisation multilatérale du commerce risque de se révéler extrêmement défavorable aux pays défavorisés. Mais ils n’ont pas encore « viré leur cuti », ce qui les obligerait à admettre la supériorité du multilatéralisme sur le nationalisme… y compris la supériorité du fédéralisme européen ! D’où leur abstention.

J’ouvre ici une petite parenthèse sur les raisons qui me font mettre ces deux textes initiaux des Verts sur mon site, bien qu’ils soient en anglais. Les internautes qui cherchent à suivre les travaux du Parlement européen s’étonnent de ne jamais retrouver les documents intermédiaires, c’est-à-dire les amendements et les projets de résolutions des différents groupes, qui ne vivent que quelques jours avant d’être englobés dans des compromis plus larges ou d’être rejetés. Il est vrai que le site du Parlement européen éclaterait rapidement s’il poursuivait un tel archivage. D’un autre côté, c’est un peu dommage : certains bons textes méritent de survivre, même si leur destin est de ne jamais être adoptés sous cette forme. D’où ma pratique de mettre quelques uns de ces textes intermédiaires du groupe Vert sur mon site.

Autre grand sujet de négociation de la semaine : le Prix Sakharov. Cette fois, nous avons une petite chance de le faire attribuer à Ingrid Bétancourt. Toutefois, il ne faut pas l’attribuer à elle seule car le peuple colombien n’apprécierait pas ! Elle doit être présentée comme le symbole de tous les séquestrés de Colombie (ils sont environ 4000, 80 % des otages mondiaux !), et même de la planète entière. Cette idée est certainement le second choix de tous les groupes. Mais elle n’est le premier choix que des Verts. Nous trouvons cependant des alliés… parmi la droite espagnole qui y voit l’occasion de faire condamner les Farc. Il faut donc rédiger le texte de telle façon qu’il n’apparaisse pas comme un soutien à Uribe. Ce serait assez facile si la gauche s’en mêlait, mais communistes et socialistes (sauf les français) préfèrent donner pour le moment la priorité à un patricien libanais, Ghassan Tuéni, grand bonhomme de la presse du Moyen-Orient, et père de Gébrane assassiné par les Syriens, qui a eu une réaction très « unitaire » et pourrait représenter l’unité du Liban face à l’agression des Israéliens (bien qu’il ait jadis travaillé avec la droite chrétienne d’Amine Gemayel). Tuéni candidat de la gauche ? Je téléphone à mes amis libanais et palestiniens : les avis sont très tranchés, selon qu’ils supportent ou non l’influence de la Syrie au Liban.. .

Toutefois, une partie des socialistes soutiennent eux aussi Ingrid comme premier choix. Négocier un texte de compromis en faveur d’Ingrid avec eux et la droite dans ces conditions est assez compliqué. J’ai l’impression de jouer une partie de go et m’inspire du beau film télévisé, Saint-Germain ou la négociation, à propos des tractations qui tentèrent d’éviter les guerres de religion…

Et donc, il me reste les nuits pour travailler . Il faut lire les centaines de propositions d’amendements sur les rapports à voter en commissions la semaine prochaine, de façon à fixer notre « liste de votes » : le rapport Rapkay sur le Livre Blanc sur les services publics, le rapport Ehler sur les services professionnels. J’en parlerai en temps voulu.

Mais, autre gros boulot : j’ai emporté avec moi le dossier du recours de la SNCF contre le jugement de Toulouse. À ma grande stupéfaction, la SNCF n’exhibe aucune pièce nouvelle, et, évidemment pas, quelqu’ordre de réquisition que ce soit, contrairement à ce qu’elle affirme. Le rapport Bachelier figure dans le dossier de recours, or, comme l’a rappelé le jugement de Toulouse, il montre qu’en réalité, la SNCF avait noué des conventions commerciales aussi bien avec les nazis qu’avec le pouvoir de Vichy, y compris pour la déportation des Juifs.

Le dossier est donc vide. Ce n’est qu’une collection de photocopies de livres anciens, très antérieurs, donc, au rapport Bachelier, datant de l’époque où l’on ne faisait pas la distinction entre les trains partis de la zone libre et ceux partis de la zone occupée, entre les trains transportant des déportés politiques (les résistants, communistes, etc) et les trains de Juifs. Je passe donc une autre partie de mes nuits à éplucher ces textes pour vérifier qu’ils n’infirment en rien les témoignages de notre famille, et n’exonèrent pas plus la responsabilité de la SNCF. Cela dit, tous ces textes sont terribles, certains beaux, comme celui de Charlotte Delbo sur son voyage en déportation. Charlotte Delbo était une résistante qui écrivit le premier livre que j’ai lu dans mon enfance sur cette horreur : Aucun de nous ne reviendra. Bref, c’est un peu comme si je re-visionnais Shoah tous les soirs…

À propos, mon beau-frère Matthias, qui est allemand et représentait ma sœur Catherine à Toulouse, a mis sur son serveur un clip réalisé par eux où mon père raconte ce fameux voyage en train.

Je dois également rédiger les projets de réponses aux attaques qui se succèdent dans la presse contre le jugement de Toulouse et les centaines de requêtes qui s’accumulent de jour en jour en s’appuyant sur la jurisprudence Lipietz. J’ai rédigé une réponse proposée au Monde, ma sœur une réponse proposée à L’Huma. De même, je fais une longue réponse à un correspondant de mon blog, le seul à attaquer l’aspect « condamnation de l’État » du jugement. Mais il en pleut tous les jours. Cette semaine, il y aura encore l’inévitable tissu de sottises d’Annette Wieviorka dans Charlie Hebdo. Elle semble s’être improvisée historienne du procès Lipietz et de ses suites, mais visiblement n’a même pas daigné jeter un coup d’œil sur les archives du procès… Ce qui jette un voile de doute sur ses travaux antérieurs que j’avais pourtant appréciés. Dans un débat sur Radio BFM avec J.C. Hazéra des Echos, puis vendredi Jean-Marc Dreyfus dans Libération, je vois monter en ligne les historiens des grandes entreprises sous l’occupation qui, eux, savent tout à fait à quoi s’en tenir sur leurs directions collaborationnistes. Il est lamentable que des historiens jusqu’ici classés à gauche l’aient depuis oublié…

A noter que JM Dreyfus, avec Sarah Gensburger vient de retrouver la trace de 3 camps en plein Paris, où les Juifs devaient empaqueter les biens que les nazis avaient pillés. Une des avocates des procès post-Lipietz est justement spécialisée dans la restitution des biens juifs volés : il y a des oeuvres d’art que Le Louvre ne veut toujours pas lâcher ! Il est vrai qu’un musée de Vienne vient seulement de reconnaître (suite à un procès à New-York) la propriété d’une famille juive sur les Klimt les plus célèbres (Le Baiser, Salomé...). Mais pour la professeure Wieviorka, tout ça, c’est du passé !

Mercredi soir, vers 9 h et demie, alors que je tape encore fiévreusement pour notre avocat Rémi mes première réflexions sur ce dossier, des copains passent en criant : « Mais Alain, arrête de travailler ! C’est France-Italie ! ». Je me résous à aller avaler mon dîner dans une brasserie en face d’une télévision. Je suis bluffé par l’incroyable combativité des bleus, par les deux buts de Govou… Certes, ils jouaient pour trois points et non pour la Coupe du monde, mais bien évidemment ils voulaient prendre leur revanche. Ils ont marqué trois fois plus que les Italiens… mais avec 30% de fautes en plus, fautes sans « carton » qui témoignaient plutôt de leur engagement physique que d’une volonté de nuire. Un très beau match. Après, retour à l’hôtel, et boulot.

Dans l’avion du retour, tous les députés français, plus ou moins épuisés, tempêtent contre un classement de l’assiduité des députés publié par la presse. Classement totalement ridicule, qui ne fait que démontrer l’ignorance totale de la presse et même des universitaires pour ce qu’est véritablement le travail des députés européens. En bref, le travail de Bruxelles, c’est-à-dire l’essentiel du travail, est largement méconnu. Le travail des délégations (qui l’an dernier, m’a fait passer une semaine par mois dans la Communauté andine) est, lui, totalement ignoré.

Retour à la maison. Je relève les centaines d’e-mails que je n’ai pas eu le temps de lire. Un correspondant me signale la publication sur le site de Bellaciao d’un nouvel article de Christophe Baudoin, tout aussi nationaliste, et cette fois ouvertement villiériste, précédé d’un petit commentaire élogieux. Cette convergence rouge et brune n’était donc pas un accident…

Ah, j’allais oublier ! J’ai reçu au PE un beau livre de Pierre Cattan et François Olislaeger, Un autre monde est possible. Je feuillette, c’est un reportage plus vrai que le vrai et plein d’humour, en bande dessinée, sur le Forum social mondial de Caracas. Joie : j’y suis… Parmi les autres héros, mon vieux copain Gus Massiah et... Martine, femme de l’ambassadeur de France, qui m’a toujours si gentiment accuelli à Caracas.

Et puis samedi c’est la belle manif en faveur des sans papier et des expulsés de Cachan.

La foule à belle manif en faveur des sans papier et des expulsés de Cachan
Les femmes en première ligne
Un monde fou sous le soleil


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