Journées d’été. L’abbé Pierre.
par Alain Lipietz

dimanche 27 août 2006

C’est la rentrée : comme chaque année, cela commence par les journées d’été des Verts. Cette année, je n’y fais qu’une apparition d’un jour et demi, car je suis rappelé à Avallon par le mariage de ma nièce Louise-Michel, fille de ma sœur Hélène. Encore un très beau mariage !

Les journées d’été ont lieu à Coutances. Vous avez sans doute lu dans la presse ce qui en constitua le clou médiatique : le débat entre Dominique Voynet, Corinne Lepage et Nicolas Hulot. Débat et non opération préparant à une fusion… Corinne Lepage représente, malheureusement, une écologie qui se veut à droite ou ni droite ni gauche. Elle existe, on ne peut le nier. Mais il y a longtemps que les Verts ont compris que si on ne peut pas faire grand chose avec la gauche, on ne peut pratiquement rien faire avec la droite. Les électeurs l’ont compris aussi : aux élections européennes de 2004, en Ile de France, la liste que je conduisais a fait deux fois plus de voix que celle que conduisait Corinne Lepage…

Le cas de Nicolas Hulot est tout à fait différent. Il représente en quelque sorte la « société civile environnementaliste ». Son rôle médiatique est prodigieusement utile pour éveiller, malgré des médias globalement rétifs en France, l’opinion publique française aux crises environnementales. Il nous l’avait dit, il y a trois ans déjà, lors d’un « Trois heures pour l’écologie » sur le changement climatique : « Vous savez très bien à qui vont mes sympathies. Mon rôle est sans doute plus utile en n’étant pas chez les Verts qu’en y étant ». C’est probablement vrai. J’espère qu’il saura donner aux candidats des Verts, auxquels il reconnaît la « primauté historique » sur le champ politique, le coup de pouce décisif en leur faveur.

Pour ma part, il me fallait quand même venir à ces journées d’été, ne serait-ce que pour le forum de compte-rendu de mandat des députés européens, le vendredi matin. Sinople a sorti pour l’occasion un cahier présentant notre travail de l’année et ses dernières fiches techniques. Comme toujours, excellent boulot de Sinople.

Le jeudi, j’occupe mon temps comme à toutes les journées d’été : bavardage avec les copains, butinage parmi les ateliers, forums et plénières. Et, bien sûr, nouvelles aux copines sur la santé de Francine. Je peux à peine assister au débat sur l’immigration où mon ami et père politique, Emmanuel Terray, obtient un triomphe. Je suis en revanche le débat sur le Liban. A la tribune, présidée par Françoise Duthu, il y a mes vieux complices (du PSU des années 70 !), Alain Joxe et Bernard Ravenel, ainsi que le Libanais Georges Corm et un militant du Fatah, désormais à la délégation de la Palestine à Paris, Hassan Balawi.

H. Balawi, F. Duthu, G. Corm

Incident très significatif, pendant le débat, entre Georges Corm (maronite, mais qui défend le Hezbollah au nom de son nationalisme libanais) et quelques auditrices et auditeurs : un Vert iranien et une Verte libanaise, tout deux fort engagés dans le même camp que lui sans qu’il le sache, mais marqués par leur combat en France contre l’intégrisme musulman !

Je vais dîner avec Hassan Balawi. Pendant son intervention, il s’était désolé du cas d’Amir Peretz, ancien leader des travaillistes israéliens, et maintenant Ministre de la défense : « A l’époque, il était venu nous voir à Gaza. Il avait refusé toute escorte pour aller se promener tout seul dans les rues, entrer dans les cafés. Et maintenant, voilà qu’il fait raser Gaza sous les bombes pour retrouver deux soldats faits prisonniers ! Peut-on vraiment croire qu’il existe une gauche pacifiste israélienne ! »

A table, je l’interroge sur leur situation depuis la victoire du Hamas. Il m’explique que pour l’OLP, avoir organisé ces élections, et être partis sans barguigner après la défaite, c’est déjà une formidable victoire dans l’établissement d’une démocratie en Palestine. Il précise :

- Pourtant, il y a eu, le soir des élections, des membres de la direction pour proposer de faire « comme en Algérie », annuler les élections. Nous avons refusé, accepté l’alternance, et c’est un acquis que le gouvernement israélien, en soudant la société palestinienne derrière le Hamas, est en train de détruire.
- Et comment expliques-tu l’évolution de Peretz ?
- Peretz n’a jamais été militaire, il était syndicaliste, juif arabe : il avait tout à prouver !
– En somme, vous n’avez plus de vrai interlocuteur depuis Yitzhak Rabin ?
– Rabin était parfait ! Il était européen, militaire, détestait Arafat : toutes les qualités ! Et quand il a compris qu’il fallait discuter et faire la paix avec nous, il a été impeccable. Dès qu’il a eu évacué Gaza, conformément aux accords d’Oslo, le Hamas a commencé ses attentats. Il a rebouclé les frontières de Gaza et a tout de suite téléphoné à Arafat : « Je suis obligé de faire ça pour mon opinion publique. Mais je sais que cela va coûter terriblement cher aux Palestiniens qui viennent travailler en Israël. Je vous envoie donc un chèque de compensation ». Et il a fait ça deux fois de suite !

Je l’écoute parler avec enthousiasme de Rabin. Personne ne m’avait raconté cette histoire des deux chèques. Et c’est un Palestinien qui l’évoque, avec une émotion et une admiration non feintes pour l’ennemi avec lequel ils ont pu, enfin, traiter. On croirait entendre un officier de Saladin parler de Richard-Cœur-de-Lion (ou l’inverse) !

Ce qui m’amène enfin à tenir ma promesse (mon devoir de vacances) de cet été sur « L’homme qui m’a le plus intimidé ». J’ai levé la semaine dernière le coin du voile : il s’agit de l’abbé Pierre.

On s’en souvient peut-être : l’abbé Pierre, champion hors catégorie de la popularité parmi les Français, a, un jour, été victime d’un lynchage médiatique et a dû se cacher. C’était, je crois, en 1997. Il avait eu, à propos d’une de ces habituelles exactions d’un quelconque gouvernement israélien, un mot un peu de travers qui avait fait hurler à l’antisémitisme une partie de la presse. Il s’en était défendu en aggravant plutôt son cas, à tel point qu’il avait préféré disparaître. Nul ne savait où il était, on le croyait terré dans un couvent en Italie.

C’est justement à cette époque que les dirigeants d’Emmaüs International m’invitèrent à un petit colloque sur l’exclusion, dans les Abruzzes, montagnes au cœur de l’Italie. A la pause, nous abordâmes évidemment la question de l’abbé Pierre. Je ne leur cachai pas mon dépit :

- C’était un des rares, avec Mgr Gaillot, qui pouvait encore parler en faveur des pauvres. Avec sa maladresse médiatique, nous avons perdu un allié irremplaçable !
- Mais c’est que la presse a tout fait pour le piéger !
- Justement ! Un homme comme l’abbé Pierre, depuis cinquante ans l’un des maîtres de l’intervention radiophonique, ne devrait pas tomber dans un piège aussi grossier. Et puis, je soupçonne comme un petit péché d’orgueil dans sa réaction…

Les dirigeants d’Emmaüs se regardèrent en souriant et me dirent :

- C’est un peu notre avis. Mais nous pensons qu’il n’y a que vous pour le lui dire.
- Comment ça, moi ? Mais je ne le connais même pas, je ne sais même pas où il est !
- Eh bien, nous allons vous le faire rencontrer.

Rentré à Villejuif, je reçus quelques jours plus tard un appel téléphonique. L’abbé Pierre m’attendait pour dîner. En fait, il était à deux kilomètres de chez moi…

Je traversai le réfectoire d’un refuge pour SDF et entrai dans sa cellule. Une petite couchette lui servait de lit. Une étagère, une petite table et deux autres convives, ses neveu et nièce. Lui m’apparut minuscule mais, en m’approchant, j’étais bien plus ému qu’en Californie au pied du plus vieux séquoia, le plus vieil être vivant du monde. J’avais littéralement l’impression d’approcher un saint vivant.

Être intimidé n’est pas seulement une question d’admiration. Albert Jacquart (peut-être par sa simplicité, sa bonté éclatante : mais l’abbé Pierre en a aussi à revendre) ne m’a pas « intimidé » quand je l’ai invité à dîner chez moi pour lui présenter la candidate Dominique Voynet, en 1995. Mis à part le cas des femmes que j’ai admirées et qui pouvaient avoir d’autres raisons de m’intimider, je crois qu’il y a une autre dimension, difficile à cerner.

Le dîner était on ne peut plus frugal : un bol de bouillon (sans vermicelle), un œuf, quelques quartiers d’orange. Il aborda lui-même le sujet pour lequel j’étais venu. J’essayai de lui expliquer que les crimes des gouvernements israéliens et les droits du peuple palestinien se suffisaient à eux-mêmes sans qu’on ait à y mêler des appréciations religieuses sur les droits du peuple d’Israël à la Terre promise. Israël existait non à cause de la promesse divine mais par une décision de l’ONU, en compensation de la Shoah et de l’intolérance indécrottable de l’Occident chrétien, et le tort du Monde fut de n’avoir rien prévu pour protéger les Palestiniens qui se trouvaient à leur tour lésés.

- Mais justement, dit-il, ce qui m’agace, c’est leur manie de justifier leur droit par des références bibliques ! Moi, je n’ai jamais été antisémite. Je faisais passer la frontière à des Juifs pendant la guerre. Dès que j’ai appris que le concile de Vatican II ratifiait le schéma XIII (Lumen gentium), j’ai déchiré toutes les pages de mon bréviaire où il était question de « peuple déicide » : depuis le temps que j’attendais ça ! Mais enfin, Dieu leur a donné cette terre et puis, devant leur inconduite, Il la leur a reprise.

Et, ouvrant sa Bible, il me cita quelques passages d’un prophète (sans doute Osée) où Yaveh reniait son peuple : « Je t’appellerai Plus-Mon-Peuple, je te retirerai la Terre que je t’avais donnée… »

J’étais abasourdi par ce mélange des plans.

- Mais, mon Père, tentai-je de lui dire, vous savez bien que toute cette histoire est une parabole, une misrah comme disent les Juifs, pour représenter les rapports difficiles et conflictuels de Dieu et de l’âme humaine ! On ne peut baser aucun droit géopolitique là-dessus !
- Comment, mais vous ne croyez pas que ce sont des faits historiques ?
- Non… D’ailleurs, pour les plus vieux textes de la Bible, Yaveh était seulement le Dieu d’Israël, ce n’est pas le Dieu Unique tel que nous le concevons et qui n’apparaît que dans le Deutéro-Isaïe.
- C’est quoi, le Deutéro-Isaïe ?
- Eh bien, la dernière partie du livre d’Isaïe, quand, pour les Juifs, leur Dieu devient universel, créateur de tous les Hommes et les aimant tous…

Je me sentais totalement ridicule : j’étais devant un saint et je lui faisais le catéchisme. J’eus envie, comme Antoine Doinel devant Fabienne Tabard dans Baisers volés, de m’enfuir à toutes jambes. Mais lui secouait la tête tristement, les yeux baissés : « Vous comprenez, on ne m’avait pas expliqué tout ça ! Moi, je n’étais pas un Dominicain, j’étais un Capucin ! » Il feuilletait sa Bible en murmurant : « Moi, j’aimais bien ces passages où Dieu donne, puis Dieu se fâche, Dieu reprend, puis Dieu pardonne et donne encore… »

Et alors, levant sur moi ses yeux pleins de lumière :

- Car si Dieu ne peut pas changer d’avis, à quoi sert la prière ?

Je repartis dans la nuit de notre triste banlieue en mâchonnant cette phrase extraordinaire. Et si les peuples, qui font l’Histoire, ne peuvent pas changer d’avis, à quoi sert le militantisme ?

Comme je racontais cette anecdote, un soir de Ramadan, aux excellents Verts tourangeaux investis dans l’économie sociale et solidaire, et pour la plupart d’origine musulmane, ils éclatèrent de rire : « Eh bien, tu l’as quand même eu, ton bifteck ! et un fameux… »



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