Clash sur les SIEG. Zizou.
par Alain Lipietz

jeudi 13 juillet 2006

Après un week-end un peu dur (ma compagne Francine est sortie de l’hôpital dans un état encore très précaire et douloureux), je suis bien obligé d’aller mardi au Parlement européen où se réunit la Commission économique et monétaire. Auparavant, une réunion de la dernière chance est prévue entre les shadow-rapporteurs (c’est à dire, pour chaque groupe politique, les responsables d’un rapport, les « rapporteurs fictifs »), et le rapporteur en titre, le socialiste Bernhard Rapkay. Il a passé le week-end à peaufiner de nouveaux amendements de compromis pour éviter l’affrontement gauche-droite, bloc contre bloc.

Nous nous réunissons à 13 heures. Le débat sur les amendements doit avoir lieu l’après-midi, et les votes le lendemain. Cette fois, les choses sont claires. Le rapporteur fictif du PPE Gunnar Hökmark déclare to de go qu’il n’existe pas de base légale, dans les traités européens, pour une directive sur les services publics. Sa consoeur libérale-démocrate, Sophia in’t Veld surenchérit : « De toutes façons, les villes, régions et pays peuvent faire ce qu’ils veulent… mais dans le respect des règles de la concurrence ».

C’est une façon de répudier non seulement l’article III-122 du traité établissant une constitution pour l’Europe (et qui fait obligation aux Etats de financer les services publics) , qu’ils avaient jadis voté, mais encore le 86-2 du traité actuel, qui précise déjà que les services publics sont au dessus des lois de la concurrence !! Le Non a grand-ouvert les portes à la contre-révolution libérale européenne… Quand l’excellent noniste TxeTx Etcheverry, qui m’avait invité en janvier à Bayonne, exprime dans le Politis d’aujourd’hui son « amertume », il fustige avec raison les Nonistes qui n’ont rien fait de leur victoire. Il évoque aussi de certainement existants « ouiuouistes antilibéraux qui pratiquent la politique de la terre brûlée » : ce n’est pas le cas des verts, qui luttent pied à pied pour relancer le processus et au moins sauvegarder l’esprit des pas en avant du TCE. Mais il oublie les seuls vainqueurs efficaces : les libéraux, qui exploitent à toute vapeur les Nons français et hollandais. Significativement, une grande partie de leurs amendements sur le rapport Rapkay visent à remplacer, partout où il est proposé que "le Parlement décide", par : « la Cour de Justice européenne et la Commission européenne décident » ! Les Français et les Hollandais n’ont-ils pas refusé de doubler les pouvoirs du Parlement !? Il faut respecter le choix des peuples (enfin, de ces deux là) !

Je prends alors la parole, et comprenant qu’il n’y a plus de compromis possible, je mets les pieds dans le plat : « Alors comme ça, il y a une base légale pour faire une directive couvrant l’ensemble des services et inventant un « principe du pays d’origine », qui n’est pas dans les traités ? Il y a une base légale pour les directives sectorielles libéralisant un par un les grands services publics en réseau ? Et il n’y a pas de base légale pour, entre les deux, encadrer les problèmes des services publics ? »

Quant à Sophia in’t Veld, je la remercie d’être enfin sincère : tous ses discours sur la subsidiarité ne servaient qu’à soumettre tous les services publics aux directives englobantes ou sectorielles qui, toutes, visent à la libéralisation. « La directive services ? C’est une liste d’interdictions faites aux Etats. Ce que vous voulez en fait, c’est effacer l’article 86-2 du traité établissant la Communauté européenne, selon lequel « les lois de la concurrence ne valent que dans la mesure où elles n’empêchent pas les services publics d’accomplir leurs missions. » Le fond de votre pensée, c’est que les principes de la concurrence sont au dessus de la démocratie. Vous voulez saper les compromis fondateurs de l’Europe et le modèle social européen. Vous voulez une Europe des marchés que tout le monde détestera. Attention à ce que vous faites. Mais ce que je vous reproche avant tout, à vous la droite, c’est que vous voulez abandonner, à l’exécutif et au judiciaire (la cour de Luxembourg), le droit de faire la pluie et le beau temps en matière de services publics. Comme la Commission qui trouve que c’est tout à fait naturel et conforme au droit de la concurrence que la Wallonie et la ville de Charleroi financent Ryanair, tandis que la Saxe-Anhalt n’aurait pas le droit de financer son service de bus ruraux ! Je vous le dis, il est honteux, pour des députés, des élus, de ne pas clamer que ça, c’est l’affaire du législatif. »

Protestations de Sophia in’t Veld, embarras du PPE, discrets sourires approbateurs parmi les autres participants à la réunion, sauf du côté des communistes qui restent de marbre : ils préfèrent se taire plutôt que d’exprimer eux aussi leur refus d’une directive cadre sur les services publics, sans doute pour les mêmes raisons (ils veulent l’Union européenne la plus détestable possible), car ils se retrouvent rangés de fait dans le camp de la droite.

On se sépare précipitamment pour se retrouver à 15 heures en Commission économique et monétaire. Là, les nouvelles sont plutôt bonnes : le PPE est effrayé à l’idée de cette rupture. D’autant que des anciens du PPE, notamment l’Allemand Langen, plus sensible à la pression des autorités locales allemandes, et qui avait jusqu’à présent su négocier, y compris avec le communiste Herzog, des formules de compromis appelant à un instrument juridique voté en codécision sur les services publics, ont fait savoir que eux voulait en rester au compromis antérieur. Du coup, le PSE et le PPE se sont mis d’accord pour renvoyer le vote de la Commission économique et monétaire… en septembre !

J’en profite pour filer à la Commission du commerce international où se prépare une discussion sur les accords de coopération avec les pays ACP et avec l’Amérique du Sud. Là, les experts de l’Overseas Development Institute (ODI) nous expliquent qu’ils ont retrouvé les mêmes résultats que le Carnegie : la libéralisation du commerce international, et notamment la conception qu semble prévaloir dans les Accords de partenariat accroît à peine le revenu mondial, et le diminue pour les pays les plus pauvres.

Mardi soir, c’est la fête de fin d’année des Verts. On y danse, on y danse… Mais vous pouvez vous reporter au blog du journaliste de libération, Jean Quatremer : vous constaterez que les moindres faits et gestes de votre serviteur sont rendus publics !

Les conversations auxquelles Jean fait allusion ont effectivement porté sur le football. Bien entendu, la victoire de l’Italie était complètement oubliée. Le penalty raté de Trezeguet, c’était très dommage pour lui et très dommage pour ses camarades qui s’étaient tellement donnés, mais c’est la glorieuse incertitude du sport. Non, l’affaire politique, c’est l’affaire Zizou.

On a beaucoup dit (et Dany se vante de l’avoir dit le premier !) que c’est une tragédie grecque. Exactement. Comme le dit Jean-Pierre Vernant : « Ethos, le caractère, daimon, la puissance divine, telles sont les deux ordres de réalité où s’enracine chez Eschyle la décision tragique. » Mais comme je l’ai rappelé dans mon livre Phèdre, identification d’un crime, Héraclite avait compris bien avant Freud que « Pour chaque homme, son daimon est aussi son éthos. » Autrement dit, le démon qui pousse un homme à commettre une faute qui sera, de manière disproportionnée, punie par les dieux, est aussi un aspect de l’éthique de cet homme. En un éclair, Zizou s’est vu confronté à deux éthiques : celle du football porté au niveau d’une cérémonie mondiale, où il faut être « sportivement correct », et le lois de sa cité natale, où on ne peut pas se laisser « traiter » (et encore moins laisser traiter sa mère) sans réagir. Il a choisi. Et il a su instantanément que ce choix ternirait à jamais sa carrière, ferait perdre la Coupe du Monde à son équipe, et offrirait un épouvantable exemple aux enfants des quartiers, de tous les bidonvilles du monde, ruinant dix ans d’efforts des entraîneurs de banlieues.

Il s’en est excusé avec une très grande dignité sur Canal+, le mercredi suivant. Pourtant, en expliquant à la fois que sa faute était impardonnable, qu’il s’en excusait auprès des enfants, mais qu’il enseignait à ces enfants de ne jamais se laisser marcher sur les pieds, il n’a fait que reposer le dilemme tragique sans le résoudre.

Et c’est justement cela la fonction de la tragédie dans la politique : elle permet de lancer le débat dans la Cité. Et tous les blogueurs, journalistes, conversations de café du commerce, jouent le rôle du chœur antique :

Oh ! Malheureux Zidane, toi le plus misérable des hommes,

Ce coup de boule, tu le regretteras toute ta vie !

Vous, concitoyens, ne dites plus jamais qu’un footballeur fut grand,

Avant le dernier quart d’heure de sa carrière !

Et bienheureux le carton rouge qui te fut infligé, Zizou aux Pieds Agiles,

Pour rappeler aux mortels que les Lois de la Cité l’emportent sur les passions humaines.

Et bénie soit-elle, la Loi de la Cité, car sans elle la funèbre guerre,

Hélas, hélas, ne cesserait de ravager les stades et les quartiers !

Mais la justice des hommes, qui frappe si lourd du talon de la Némésis pour punir l’insensé,

Télévisé, illégitime, impardonnable, tu l’as dit toi-même, pauvre Zinedine, nouvel Oreste,

Que n’a-t-elle l’ouïe assez fine, justice si peu divine, pour frapper aussi l’injure faite à la Mère ?

Car si tout homme doit fidélité à la Cité, une loi plus ancienne ne dicte-t-elle pas

A l’homme d’honorer son père et sa mère ?

Et bla, et bla, et bla…

N’empêche… Qu’on en soit là, à ce coup de tête, c’est une photo terrible de notre civilisation, où l’on trouve défendable de rejoindre une conception de l’honneur empruntée de la chevalerie déjà finissante chez Corneille (Un soufflet ! l’impudent en eût perdu la vie !), déjà ridicule dans Hernani. Que cette conception à quatre sous de l’honneur soit le seule forme de dignité concevable pour toute une jeunesse marginalisée en dit long sur notre monde et pas seulement sur le football.

Comme le fait remarquer Rachel Khan (la collaboratrice de notre campagne européenne), trouver des excuses à une vengeance physique contre des paroles, si blessantes soient-elles, c’est justifier les coups de poings qui on tué Marie Trintignant, parce qu’elle recevait des textos de son ex. Et c’est pourquoi, nous, écologistes, nous battons pour qu’il y ait des règles. Par exemple, après l’article profondément et volontairement insultant(« Un procès gagné , un honneur perdu » )contre mon père (ou peut-être contre moi) dans L’Humanité, à propos du procès de mon père contre l’Etat et la Sncf pour leur collaboration à la persécution des juifs, j’aurais évidemment eu envie de donner un coup de boule à l’auteur si je l’avais rencontré, mais la loi me donnait une solution plus « civilisée » : le droit de réponse.

Bon, sur le terrain ne s’est pas joué un débat politique, mais seulement la tragédie. Zizou a réagi comme auraient fait beaucoup d’hommes, comme il m’est arrivé plus qu’à mon tour de donner des coups de gueule, comme aurait fait n’importe qui. Lorsque j’ai vu l’incident en direct (mais j’étais alors complètement obnubilé par trois jours de conversations avec les médecins sur les effets des analgésiques !), ma première pensée a été : « Mais c’est pas possible, il n’est pas dans son état normal ! Cette blessure à l’épaule de la première mi-temps, ils n’ont certainement pas pu la soigner, ils ont dû lui asséner une dose massive d’analgésiques. Cela a sûrement diminué considérablement sa perception de la douleur, mais peut-être que cela a diminué aussi sa perception de la bienséance relationnelle… »



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