Doha rien. Rouges et bruns.
par Alain Lipietz

samedi 1er juillet 2006

À l’heure où vous lirez ces lignes on aura sans doute les résultats de la « réunion de la dernière chance » interministérielle (une de plus) pour « sauver le cycle de Doha » de l’OMC, à Genève. Le Doha Round, cycle du Millenium qui se voulait centré sur le développement du Tiers-Monde…

On sait depuis Hong-Kong où ça coince officiellement. Le « Sud » veut plus d’ouverture des marchés agricoles du Nord. Le « Nord » veut en échange plus d’ouverture des marchés industriels du Sud. Et Pascal Lamy présente ça comme un compromis favorable au développement du Sud, qui pourrait enfin vendre ses produits agricoles pour acheter des machines et s’équiper…

Pour contrer ce deal, les eurodéputés Verts avaient invité ce jeudi la fine fleur des ONG altermondialistes et, comme intervenants, Sandra Polaski de la Fondation Carnegie pour la Paix internationale, avec commentaires de Yash Tandon du South Center de Genève, et de M. Fontini, représentant de la Commission de Bruxelles. Des représentants de tous les groupes du PE réagissaient en fin de réunion. J’ai eu l’honneur de conclure.

Sur le « deal » qui se dessine, l’étude du Carnegie, institution qui n’a rien de gauchiste et reprend la méthodologie de « l’équilibre général calculable », qui est celle de la Banque Mondiale, mais en ajoutant le caractère « lewisien » du marché du travail du Sud (c’est-à-dire : où l’offre de bras non qualifiés est pour le moment infinie) et le niveau de productivité agricole des pays, est vraiment décisive. Elle montre que tout le discours sur la libéralisation de l’agriculture comme demande principale du Sud ne correspond pas à la réalité : elle ruinerait toute l’agriculture vivrière du Sud. Cette libéralisation de l’agriculture correspond aux seuls intérêts d’une coalition qui comprend quelques pays développés : les Etats-Unis, l’Australie, la Nouvelle Zélande, et quelques pays « émergents » : la Thaïlande, le Brésil, et l’Argentine (ce qu’on appelle le Groupe de Cairn).

De la même façon, face à la demande de libéralisation de l’industrie, la soi-disant « résistance du Sud au NAMA » (affaires non-agricoles, dans le vocabulaire de l’OMC), en fait, est essentiellement une résistance des pays du Sud pratiquant une politique à la List, pour reprendre la conceptualisation de Yash Tendon (List est le théoricien du protectionnisme pour permettre le décollage industriel), face à la capacité énorme de la Chine à produire et exporter n’importe quoi.

Il est très important lire le rapport du Carnegie pour bien comprendre la réalité des oppositions au Doha Round : tous les syndicats paysans du Sud sont contre la libéralisation des marchés agricoles, tous les syndicats de travailleurs du Nord et du Sud sont contre la libéralisation des produits manufacturiers. Et selon l’étude de Carnegie , ils ont raison. La libéralisation des produits agricoles ne profite qu’au groupe de Cairn, celle des produits manufacturés profite essentiellement à la Chine.

La critique qui est faite au rapport, évidemment, par le représentant de la Commission, Monsieur Fontini, est de dire « Oui, mais vous avez oublié les services ». Moi, je crois que si le Carnegie avait étudié les services, il aurait retrouvé exactement le même genre de résultats. Il aurait vu que la libéralisation des services sert à une sorte de « Groupe de Cairn des services », qui comprend l’Union européenne et l’Inde, et qu’elle ne peut rentrer dans les buts du Doha round, c’est à dire l’aide au développement économique du Tiers monde, qu’au titre de l’Inde. Mais en fait, c’est essentiellement l’Union européenne qui profiterait d’une libéralisation des services, et ça correspond à l’expérience concrète de quiconque va dans le Tiers monde. Les services dont il s’agit, c’est l’eau, c’est-à-dire la France, c’est la banque et l’assurance, c’est-à-dire la Grande Bretagne, etc .

Monsieur Fontini n’a communiqué qu’un seul message au nom de la Commission européenne (qu’a d’ailleurs souligné Yash Tendon) : que le Doha Round ne se dénouera que quand les pays du Sud accepteront d’ouvrir leurs marchés aux services de l’Europe.

Eh bien, le seul message que les Verts doivent communiquer, c’est que nous sommes contre ce compromis, nous n’approuvons pas ce deal. Nous ne sommes pas prêts, en tant que Verts, à accepter l’AGCS, l’accord général sur les services qui permettrait le développement des grandes compagnies d’assurance, de la banque, de l’eau, de l’ingénierie de l’Union européenne au détriment de la capacité de développement des pays du Tiers monde. En échange de quoi ? De l’ouverture de l’Union européenne aux produits agricoles de la Thaïlande, du Brésil et de l’Argentine. Ce qui aboutirait, le rapport Carnegie le montre aussi, à une baisse de 27% des revenus des paysans européens ! Nous ne sommes pas pour ce compromis. Ca ne nous intéresse pas, ça n’intéresse ni les peuples du Tiers monde, ni la paysannerie européenne.

Il faut ensuite entrer dans les « détails ». Quand on rentre dans le détail, Monsieur Fontini dit : « Nous sommes tout à fait d’accord pour l’ouverture, avec 0 % de droit de douane, à tous les pays les plus pauvres ». Oui, mais où met-on la barre des « plus pauvres » ? Je prendrai un seul exemple, celui de la banane. Il existe une « Chine de la banane », un pays qui peut produire toutes les bananes du monde en cas de libéralisation des bananes, c’est l’Equateur. Est-ce qu’on le prend dans le wagon du libre-échange de la banane ou est-ce qu’on ne le prend pas ? Ca change tout ! Si on prend l’Equateur, alors il n’y a plus de banane colombienne. On peut s’en réjouir, vue la façon dont la banane est produite en Colombie, mais il n’y a plus non plus de banane jamaïcaine, ni de banane de toutes les Iles Sous le Vent, il n’y a plus de bananes ni en Guadeloupe, ni en Martinique ni dans les Iles Canarie ni à la Réunion etc.

Alors il faut être sérieux : ignorer ces petits pays des Iles Sous le Vent, toutes les Iles des Caraïbes, si vous en faite la somme, c’et un quartier de Pékin, c’est un quartier de Shenzen, à l’échelle du monde, ce n’est rien. Mais si vous leur supprimez l’exportation des bananes, que deviennent-ils ? Un bordel touristique ? Il faut répondre… Je crois que nous avons des responsabilités, vis-à-vis de spécialisations historiques que nous avons, en tant qu’Européens, imposées au reste du monde, et que nous devons les assumer. Ca pose des problèmes à l’Equateur ? Je crois qu’il va falloir répondre très clairement : « Oui, il faut un traitement différencié, en fonction de critères sociaux, de critères de responsabilités, par rapport à l’ensemble des pays du Tiers monde », et je ne crois pas que cette différenciation puisse passer uniquement par le système des tarifs.

Dans le cadre d’une baisse générale des tarifs douaniers, nous n’arriverons plus à aider tel ou tel pays du Tiers monde par des tarifs de « préférences généralisées ». De toute façon, une préférence douanière, avec des tarifs douaniers mondiaux de plus en plus bas, ce n’est plus une préférence du tout, soyons sérieux... Donc, nous allons être obligés de reparler de préférences, en termes de quotas, de dire qu’il y a 20% du marché européen des bananes pour les pays à l’intérieur de l’Union européenne, 20 % pour les pays Afrique-Caraïbes-Pacifique, et pour les 60% restant , il faudra que l’Equateur et la Colombie et les pays centre-américains s’arrangent pour se les partager.

Autre limite au rapport Carnegie : il mentionne, mais sans les calculer, les « coûts d’ajustement ». C’est-à-dire qu’il calcule les gains et les pertes dans la future situation d’équilibre qui résulterait de diverses hypothèses de libéralisation du commerce mondial. Mais entre la situation présente et l’équilibre futur, que de tragédies ! Si vous avez une tendinite au coude, vous allez chez le médecin et il vous dit « On peut opérer. Ca fait une semaine d’hospitalisation, puis six mois de rééducation, ensuite vous pourrez rejouer un tournoi de tennis ». Si vous êtes champion de tennis, vous accepterez peut-être, sinon, vous y réfléchirez à deux fois et vous rechercherez des « transitions » plus douces….

Dernière critique que je ferais, moi, au rapport Carnegie, c’est la critique fondamentale que font les Verts, pas seulement le groupe Vert au Parlement européen, mais les Verts mondiaux, au Doha Round. C’est que tous les avantages que peut apporter la libéralisation du commerce (soit dix dollars par personne et par an, au mieux !), c’est ridicule, par rapport à tous les problèmes que nous ne traitons pas à l’intérieur du Doha Round, c’est à dire la conciliation entre le commerce et les nécessités du développement soutenable. Toutes les règles du commerce doivent dorénavant, si nous voulons sauver la planète et l’humanité de coûts beaucoup plus élevés que dix dollars par tête, dus au changement climatique, au risque d’un accident portant sur une culture industrielle, OGM ou élevage des animaux aux hormones (nous avons connu ça avec l’accident de la vache folle), alors il faut subordonner l’OMC aux grands accords internationaux que sont la FAO, l’OMS, les accords de Kyoto, le protocole de Carthagena. Nous risquons de gagner dix dollars par personne au prix de dix mille dollars par personne d’accidents écologiques. Nous en avons l’absolue certitude, en matière de changement climatique.

Nous devons recommencer le Millenium Round en fondant tout sur le développement soutenable : quelles sont les conditions, quelles sont les règles du commerce qui permettent un véritable développement soutenable, solidaire entre les nations, au service des plus démunis, et respectant les droits des générations futures à vivre sur cette planète.

Post Scriptum : le débat fait rage sur le forum de mon précédent blog, à propos du texte de Baudoin diffusé par Indépendance et Démocratie (villieriste) et par Bellaciao (gauchiste). C’est très agréable : je n’ai même plus à répondre sur le forum, les lecteurs s’en chargent eux-mêmes. Particulièrement savoureux (aux côtés d’une belle intervention anonyme sur la « zone grise » de Pau sous l’Occupation) sont les messages qui épinglent la ligne de défense fluctuante de Bellaciao à propos de son alliance rouge-brune.

En France, les alliances rouges-brunes sont extrêmement rares depuis 1945 : on ne les a vu se manifester que sporadiquement, par exemple à propos de la confusion (rare) entre antisionisme et antisémitisme. En revanche, elles étaient autrefois monnaie courante. Marx dénonçait dès 1848 le « socialisme réactionnaire », et plus tard le « socialisme des imbéciles », c’est-à-dire l’antisémitisme (aujourd’hui largement remplacé par l’anti-américanisme ou la dénonciation des « élites apatrides de Francfort »).

Les alliances rouges-brunes étaient au contraire fréquentes dans l’entre-deux-guerres, où le Parti communiste allemand (KPD) et le Parti national-socialiste des ouvriers d’Allemagne (NSDAP, hitlérien) manifestaient ensemble contre la social-démocratie et la République de Weimar, où les Croix de Feu mobilisaient le Peuple contre l’Assemblée nationale française, le 6 février 34 (mais déjà les partis de gauche français avaient appris se méfier).

Le grand anthropologue Karl Polanyi, dans son livre décisif et magnifique La Grande transformation (titre dont je me suis inspiré pour un de mes livres, Qu’est ce que l’écologie politique ? La Grande transformation du XXIe siècle), en a, dès 1941, bien démontré les racines : la révolte de la société contre le dogme du pouvoir autorégulateur du marché a engendré, comme trois réactions jumelles, le fascisme, le stalinisme et la social-démocratie. Se dire « antilibéral » peut donc aussi bien mener à l’une des trois variantes (comme l’avait aussi compris Trotsky, de façon sporadique, bien que le trotskisme réellement existant, c’est-à-dire la politique de Trotsky à la direction de l’Union soviétique, ait été tout aussi nationaliste, productiviste et technocratique que celle de Staline).

Aujourd’hui, plus personne ne s’avoue ni nazi ni stalinien, mais des positions semblables persistent à l’intérieur de l’antilibéralisme. Le type de réactions nationalistes, productivistes et étatistes n’a aucune raison de disparaître, tandis qu’au côtés de la social-démocratie se développe également une alternative antilibérale fondée sur l’écologie politique.

C’est pourquoi un « front antilibéral » ne peut exister : une définition par la négative aussi vaste et vague, en l’absence de précision sur les contenus qu’il faudrait opposer à la régulation marchande, ignorant toute spécification (contre l’exploitation, contre l’oppression, pour le développement soutenable) ne peut fonder une politique, ou plutôt, elle peut fonder les pires politiques. Bien sûr, quand j’ai voté Non à Maastricht, je savais que Le Pen aussi votait Non, mais je me suis attaché à montrer que nos raisons étaient diamétralement opposées. La publication du texte de Baudoin sur le site villiériste et sur le site Bellaciao, et les défenses que cette alliance suscitent, montre qu’ils avaient voté Non pour les mêmes raisons nationalistes et anti-parlementaristes.

Je m’aperçois que, dans mon blog de départ, je n’ai même pas dit ce que nous avions voté contre le rapport Leinen et pourquoi ! Ca m’apprendra à me focaliser sur la réponse à des pitreries qui n’en valent pas la peine.

Dès le vote en Commission des Affaires constitutionnelles, nous avions trouvé le rapport Leinen très gnangnan : il ne critiquait pas le sabotage par le Conseil et la Commission du processus Duff-Vogenhubber, il ne reprenait même pas l’acceptation par le Conseil de l’ amendement des Verts de l’époque, qui précisait que nous ne pensions pas que la reprise du TCE tel quel soit possible, à cause des votes français et hollandais, mais nous considérions qu’il faut à tout le moins viser à sauver le « contenu constitutionnel » du TCE de 2004. Déjà, on avait assisté à une alliance rouge-brune contre Duff et Voggenhubber !! Nous avons remis ces amendements sur le rapport Leinen : ils ont été rejetés, nous avons donc voté contre le rapport.

Qu’entend-t-on par « contenu constitutionnel » ? A mon sens, cela comprend la première partie (avec le large élargissement de la codécision et du vote à la majorité, la pondération de ce vote à la majorité par la population, l’initiative législative populaire par un million de signatures), la totalité de la deuxième partie (la Charte des droits fondamentaux), y compris avec les derniers articles qui lui donnent valeur contraignante en droit administratif européen, la quatrième partie avec la possibilité d’amendement constitutionnel sur initiative parlementaire et ratifié par 4 pays sur 5. Et la liste restrictive des articles et sous-articles des « politiques » demeurant à l’unanimité (sans avoir à revoter dans une troisième partie ces articles eux-mêmes lorsqu’ils existent déjà), ainsi que les quelques articles nouveaux de la troisième partie, tel que l’article III-122 rendant obligatoire le financement des services publics, ou l’article III-271 ouvrant la voie à la mise en place d’un droit pénal fédéral, dont une des premières cible serait l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants.

Naturellement, je pense que ce squelette législatif est encore largement insuffisant. Bien sûr, il faudra se battre pour éliminer par exemple la liste des droits de veto inscrite dans la troisième partie (ce qui reviendrait à éliminer la troisième partie elle-même, puisqu’elle perdrait ipso facto tout caractère constitutionnel et ne dépendrait plus que des majorités). Mais ne nous faisons pas d’illusion. Le TCE était un compromis miraculeux qu’avait permis la coexistence de Gerhard Schröder et de Joschka Fischer à la direction de l’Allemagne, l’envie qu’avait Giscard de rester dans les mémoires comme un grand européen, l’envie qu’avait Chirac de fusionner avec l’Allemagne…

Le prochain texte sera sans doute meilleur que Maastricht-Nice, mais nettement moins bon que le TCE. En espérant qu’il ne faudra pas l’attendre beaucoup plus de dix ans !



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