Parrainage à Strasbourg
par Alain Lipietz

vendredi 7 juillet 2006

Sous une chaleur étouffante, la glacière climatisée dans laquelle s’est barricadé le Parlement européen fonctionne au ralenti.

Le coupe du monde de foot-ball, devenue une coupe inter-régionale de l’Union, y est évidemment pour quelque chose. Au sein du groupe Vert, les supporters des différentes équipes s’éclipsent dès huit heure du soir (oui, normalement un eurodép travaille plus que ça…). Les lendemains, une de nos régions est éliminée, et on reporte sa sympathie sur la suivante. J’aime bien notre équipe de France. Elle a su dépasser sa crise d’individualisme, se reconstruire quelque chose comme un goût du collectif. Mais ce monument d’idéalisme collectif, style Front Popu – La belle equipe, qu’avait su construire Aimé Jacquet, à l’époque des tous premiers succès de la majorité plurielle (printemps 1998), coïncidait avec la sortie de la France de « l’idéologie du désespoir » . On avait même cru que le « carnaval social » allait convaincre Jospin et Chevènement de régulariser les sans-papiers. Aujourd’hui, personne ne se fait la moindre illusion. Les prouesses et même l’esprit retrouvé de l’équipe de France ne représentent strictement rien. Dehors, Sarkozy ricane et expulse les jeunes scolarisés, avec la bénédiction du fameux Arno Klarsfeld qui, finalement, contrairement à ce qu’il écrit n’est pas l’avocat de la Sncf contre les enfants juifs jadis déportés.

Bon, côté boulot, ça va très mal pour les services publics. Rappelons l’enjeu : nous avons maintenant une directive « Services » (ex-Bolkestein) quasi-adoptée qui coiffe y compris la plupart des services publics marchands (les SIEG : services d’intérêt économique général). Et nous avons des directives sectorielles qui libéralisent l’un après l’autre les grands services publics marchands publics en réseau (trains, électricité etc). Les Non français et hollandais nous ont privé de l’article III-122 du TCE qui aurait fait obligation aux Etats de « fournir et financer » les services publics, obligation précisée par une « loi européenne ».

Faute de cette loi, les SIEG sont donc pris en étau entre la Bolkestein et les directives sectorielles, plus libérales les unes que les autres. D’où la bataille du mouvement syndical européen pour « récupérer » le 122, et même obtenir des directives sectorielles sur les « services d’intérêt général social et de santé ».

Cette semaine, en réunion extraordinaire de la Commission économique et monétaire ou en conciliabules de couloir, le pauvre Rapkay essaie de faire adopter par le Parlement européen un avis sur le Livre blanc de la Commission sur les services publics, rappelant l’engagement passé de ce même Parlement en faveur d’une législation-cadre sur les services publics. Et avec une parfaite mauvaise foi, la droite (PPE et libéraux-démocrates) affirme qu’on n’a absolument pas besoin d’un tel machin, que ce serait contraire à l’autonomie des Etats (la subsidiarité) et que… la directive Bolkestein et les directives sectorielles suffisent. Alors que justement, ces deux types de directives visent à entraver l’action réglementaire et budgétaire des Etats et des autorités locales pour le développement des services publics ! Et naturellement, les communistes, qui continuent de viser la pire Europe possible, s’opposent eux aussi à une loi-cadre sur les services publics, malgré les demandes syndicales.

Pour nous les Verts, le vote important de la semaine, en plénière, est le rapport de notre ami Frithjof Schmidt (le dernier représentant de la gauche des Grünen !), sur le commerce équitable. Remarquable rapport qui articule puissamment le commerce équitable, comme initiative de citoyens, et la mise en place de règles de commerce plus équitables à l’échelon des accords internationaux. Il fait l’éloge des idéaux primitifs des accords ACP (la stabilisation du prix des matières premières du Sud…), souligne l’intérêt du SPG+, système de préférences généralisées fondé sur l’adhésion à une vingtaine de grands traités internationaux de défense des droits de l’homme, de l’environnement ou des droits sociaux.

Ce rapport a déclenché le lobbyisme furieux des grandes compagnie internationales de négoce des matières premières (café etc) et l’ironie du commissaire Mandelson. Peter Mandelson a succédé à Pascal Lamy, mais suit tout à fait la même ligne que celle développée par celui-ci à l’OMC : l’Europe doit ouvrir ses marchés agricoles aux grands exportateurs du Sud (Brésil, Thaïlande et Argentine) en échange de la colonisation des services du Sud (eau, banque et assurance) par les grandes entreprises du Nord. Les votes en Commission du commerce international se sont bien passés. Et le rapport Schmidt sur le commerce équitable passe haut la main en plénière à la surprise générale ! A nouveau, le Parlement européen montre son bon cœur vis à vis des pauvres du Sud… dès lors que son « opinion » n’a aucune valeur juridiquement contraignante. On verra bien quelle sera la réaction de la Commission et du Conseil à cet excellent rapport.

Et pourtant… au tout dernier moment, une violente attaque s’était déclenchée, venue du secteur du Non français et relayée par Politis, comme quoi il s’agirait d’un horrible texte visant à imposer le monopole de Max Havelaar sur la labellisation du commerce équitable !

D’où vient cette fois le coup ? De Jennar ? De Baudoin et du groupe villiériste Indépendance et Démocratie, qui, fier de son petit succès médiatique rouge-brun de la session dernière et sans doute conforté par la formation d’un gouvernement de coalition entre les ex-communistes et les fascistes en Slovaquie, se sent pousser des ailes ? (NB : une de ses composantes, la LPR polonaise, s’est scindée en deux au PE, une partie siègeant au groupe NI avec Le pen. Son vice-président, Maciej Giertych , sans doute jaloux, commet cette semaine en plénière un vibrant éloge de Franco, Salazar et Pilsudski, provoquant l’indignation des groupes démocratiques espagnols et polonais…)

Les mails bizarres arrivés de France contre le rapport de Frithjof nous placent devant un problème qui risque de devenir systématique : faut-il hausser les épaules ou répondre point par point aux sottises qui se répandent ainsi sur le net à la veille (ou à la suite…) de chaque session ? La plupart des députés Verts, surtout les non-français, préfèrent hausser les épaules. C’est aussi l’avis de la totalité des collaborateurs, qui ont assez de boulot dans les vraies batailles (contre les grands monopoles du commerce international…)

Mais personnellement, comme je ne désespère jamais de la nature humaine et de l’agir communicationnel (au sens d’Habermas), malgré mon travail écrasant et la nécessité de m’occuper de ma compagne sortie épuisée de l’hôpital, je consacre jeudi quelques heures de la nuit à répondre au mail d’un journaliste d’un hebdo de gauche, qui m’explique que « selon ses informations les députés Verts européens étaient absents au moment du vote », que les seules remarques de bon sens sont venues de « l’âme damnée de Blair, Mendelson » selon le quel "Le commerce équitable n’a pas vocation à éradiquer la faim en Afrique", et qui me demande de lui « donner des explications sur ces faits. » (sic)

Un effet pervers de l’internet et de la paranoïa sémantique de la campagne du Non, c’est qu’il s’est créé plusieurs mondes virtuels parallèles, qui ne communiquent plus entre eux. Dans l’un de ces mondes, le TCE rétablissait la peine de mort et interdisait l’avortement, un groupe parlementaire entier peut s’évaporer au moment du vote d’un texte dont un de ses membres est rapporteur, et Peter Mendelson est le héros qui va nourrir l’Afrique…

Jeudi matin, encore barbouillé du vacarme de la nuit saluant la victoire de l’équipe « black blanc beur », nous participons sur le parvis du Parlement au parrainage de jeunes scolaires menacés d’expulsion par Sarkozy, organisé par Education sans Frontière de Strasbourg. Je constate avec satisfaction la forte présence des Verts strasbourgeois. Il y a là de jolies adolescentes ukrainiennes et africaines, des petits garçons algériens ou vietnamiens… Tous sont manifestement des écoliers et lycéens ordinaires, bien de chez nous. On se demande un peu pourquoi Sarkozy, qui prône l’immigration choisie, vise ces jeunes dont les parents ont montré que, eux, avaient choisi la France à tout prix, et qui, par leurs études, démontrent leur volonté de s’intégrer. Mais je sais bien que ma filleule Fatou, que je co-parraine avec Juliette, libraire à Strasbourg, est particulièrement menacée : elle est majeure et vient de réussir son bac !

Je fais connaissance de Fatou et Juliette
Fatou devient ma filleule
... et moi son parrain.
A l’ombre de la Mère Europe, on se prépare à un dur été
Une filleule comme on en mangerait


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